L’ambiguïté stratégique de Macron à l’épreuve de la Chine edit
Que penser de la mission (conjointe ? parallèle ?) d’Emmanuel Macron et d’Ursula von der Leyen en Chine auprès de Xi Jinping ? Pour commencer, il n’est pas facile de répondre aux deux questions entre parenthèses, car la visite n’a été conjointe que pendant une très courte période. En parallèle, le contraste entre les honneurs réservés au président français et le traitement beaucoup plus modeste de la présidente de la Commission européenne était visible même pour l’observateur le plus distrait. À cet égard, rien de nouveau. Les autocraties sont par principe hostiles aux institutions européennes, en partie parce qu’elles n’en comprennent pas la logique, en partie parce qu’elles préfèrent traiter avec les États membres. Une Europe divisée est plus commode.
En associant partiellement la présidente de la Commission, Macron a voulu donner à son voyage une dimension « européenne », comme l’avait fait Sarkozy en 2008 en se faisant accompagner par Barroso, alors président de la Commission, lors du voyage à Moscou avec lequel il avait tenté d’apaiser la crise créée par l’invasion russe de la Géorgie. Le succès « européen » de Sarkozy a également été favorisé par le fait que de nombreux autres membres de l’UE, en particulier l’Allemagne et l’Italie, partageaient à l’époque une attitude conciliante à l’égard de Poutine, alors que les nouveaux membres de l’Est n’étaient guère pris en compte à l’époque. Il est légitime de se demander pourquoi l’actuelle présidente de la Commission, très différente du plus complaisant Barroso, s’est prêtée au jeu. De son point de vue, cependant, le résultat n’est pas mauvais. Le fait d’être même partiellement jumelée à Macron a donné à sa mission une résonance médiatique qu’un voyage isolé ne lui aurait pas accordée et elle a amplifié le sens du message délivré aux Chinois ; une position reprise dans le discours prononcé à la veille de son départ et qui représente un net durcissement de la position européenne sur la question chinoise.
Mais la mission en Chine restera surtout dans les mémoires pour son décalage partiel mais évident avec le message délivré par Macron. Les deux dirigeants européens ont tenu des propos similaires sur les relations industrielles et commerciales, ainsi que sur le souhait que la Chine fasse pression sur Poutine pour qu’il cesse son agression contre l’Ukraine, souhait qui est resté totalement sans réponse. En revanche, la divergence a été macroscopique sur les aspects géopolitiques, les équilibres dans l’indo-Pacifique et, en particulier, la question fondamentale de Taïwan.
Avec une référence flagrante à l’île contestée, Ursula von der Leyen a fermement exigé le respect des équilibres existants en mer de Chine. Macron, quant à lui, a choisi une interview avec quelques journalistes pour réaffirmer sa revendication traditionnelle d’une « autonomie stratégique » pour l’Europe, dans le sens d’éviter d’être vassalisé par les États-Unis dans des conflits qui ne nous concernent pas directement ; ici aussi, la référence à Taïwan était évidente, mais avec une signification clairement opposée à celle de la présidente de la Commission. Macron a également laissé entendre qu’il considérait la Chine et les États-Unis comme également responsables d’une dangereuse escalade des tensions.
L’autonomie stratégique de l’Europe a toujours été la marque de fabrique de la politique européenne de Macron, une proposition qu’il s’est toujours gardé de définir avec précision. D’un certain point de vue, l’idée est simple et incontestable : dans un monde en mutation rapide, l’Europe doit affirmer collectivement ses intérêts et agir en conséquence. C’est assez facile à définir dans ses implications économiques et industrielles. De plus, c’est l’aspect sur lequel le plus grand consensus et la plus grande convergence se sont dégagés en Europe. Malgré de nombreuses difficultés, l’UE est en effet sur la voie d’une redéfinition de sa politique commerciale et industrielle face aux multiples défis de la transition climatique, du retard technologique, de la menace chinoise et du protectionnisme américain. Il est probable que le compromis final reprenne un certain nombre d’idées françaises, mais dans un sens moins dirigiste et protectionniste que celui préconisé à Paris. Macron peut donc à juste titre se prévaloir d’un succès sur ce plan.
En revanche, tout est beaucoup plus compliqué en ce qui concerne les implications géopolitiques, notamment vis-à-vis des États-Unis et de l’OTAN. Il s’agit en fait d’un problème français qui remonte aux origines de la construction européenne. Personne n’a oublié le fort contraste entre la France de De Gaulle et les autres membres de la CEE de l’époque (Allemagne, Italie, Benelux), qui a fait échouer dans les années 1960 le « plan Fouchet », première tentative de coordination européenne en matière de politique étrangère, précisément sur la question des relations avec les États-Unis et l’OTAN. Cela n’a pas empêché la poursuite de l’intégration économique, mais a retardé de plusieurs décennies toute volonté européenne de politique étrangère commune. L’échec de la tentative gaulliste d’entraîner les autres Européens sur la voie du détachement vis-à-vis des États-Unis a ensuite ouvert la voie à un lent rapprochement français avec l’OTAN, jusqu’à la décision de Sarkozy de réintégrer le commandement intégré de l’alliance (en 2009). L’effet durable, cependant, a été de diviser les Européens et d’alimenter la méfiance américaine à l’égard de toute tentative européenne de renforcer leur coopération en matière militaire.
Aujourd’hui, la situation a complètement changé. L’intégration économique ne suffit plus et doit être complétée par une politique étrangère et de sécurité commune. L’autonomie stratégique lancée par Macron aurait pu être l’occasion de régler définitivement la division entre Européens si elle avait été formulée dans le sens de la construction d’un pilier européen au sein de l’OTAN ; un pilier capable de dialoguer avec l’allié américain sinon sur un pied d’égalité, du moins sur des bases suffisantes pour faire valoir nos intérêts. Une perspective qui nous permettrait également d’agir seuls sur des questions d’intérêt propre.
La formulation de Macron, tout en évitant les tons de contraste ouvert caractéristiques du général De Gaulle, était au contraire suffisamment chargée d’ambiguïté pour créer plus de suspicion que de consensus. Aux yeux des partenaires européens de la France, l’autonomie stratégique de Macron peut sembler formulée en des termes compatibles avec l’idée du pilier européen de l’OTAN, mais aussi, selon le contexte et les circonstances, d’une volonté de rupture avec les États-Unis. Le manque de réalisme de cette seconde version, au moins dans un avenir prévisible, n’échappe à personne. Elle a fait du reste l’objet de nombreux démentis de la part de Paris, mais toujours avec suffisamment d’ambiguïté pour entretenir la méfiance.
Les vagues désirs d’un plus grand détachement des États-Unis sont des phénomènes récurrents dans la politique européenne et sont généralement fonction de faiblesses, de confusions ou d’erreurs américaines réelles ou perçues. La présidence Trump a certainement donné une forte impulsion à ces tentations. Tout a changé non seulement avec l’avènement de Biden, mais surtout avec l’agression russe contre l’Ukraine. En vérité, Macron avait aussi tenté à cette occasion de jouer la carte de l’ambiguïté en rencontrant Poutine quelques jours avant l’invasion. Les armes ont rapidement mis hors jeu toute ambition diplomatique louable. Comme on le sait, contrairement à ce qu’attendait ouvertement Poutine, une forte unité européenne et occidentale s’est réalisée autour du soutien à l’Ukraine. Un effort uni auquel la France s’est volontiers jointe malgré quelques intempérances verbales sur la nécessité de « ne pas humilier la Russie ». Nombreux sont ceux qui ont estimé que cela avait consolidé l’unité des Européens tout en confirmant l’engagement américain en faveur de l’Europe.
L’autre fait nouveau était l’engagement des nombreux alliés américains de la région Indo-Pacifique, tels que le Japon, l’Australie et la Corée, en faveur du soutien occidental à l’Ukraine. Dans le même temps et coïncidant avec le renforcement des relations entre la Russie et la Chine, l’OTAN a commencé, par consensus unanime, à intégrer dans sa stratégie le maintien des équilibres dans l’Indo-Pacifique ; parallèlement, l’UE a progressivement durci son attitude à l’égard de la Chine sur le plan économique, mais aussi sur le plan géopolitique. Il subsiste quelques différences d’appréciation et d’intérêts objectifs au sein de l’Europe et entre l’Europe et les États-Unis, mais on aurait pu espérer qu’une voie unifiée puisse au moins être entrevue ; les propos de Macron en Chine, même s’ils étaient en partie corrects, créent au contraire une incertitude considérable non pas tant et pas seulement dans les relations transatlantiques, mais au sein de l’UE.
On peut imaginer que certains appels à la tradition gaulliste pourraient être populaires en France, bien que cette fois-ci les critiques autorisées n’aient pas manqué non plus à l’intérieur. À l’extérieur, cependant, les déclarations de Macron ont suscité une grande consternation. L’ambiguïté est réapparue dans l’idée que, dans les affaires asiatiques, la France et l’Europe devraient être en même temps des « puissances d’équilibre », équilibrantes mais non équidistantes. Tout cela à un moment où des voix s’élèvent aux États-Unis pour dire que l’engagement américain dans la défense de l’Ukraine risque d’affaiblir l’endiguement de la Chine dans l’Indo-Pacifique et pour demander un plus grand engagement financier et militaire de l’Europe en soutien à la stratégie de l’OTAN.
Ce qui est le plus surprenant dans les déclarations de Macron, c’est d’une part l’affirmation que les États-Unis et la Chine seraient également responsables de l’augmentation des tensions autour de Taïwan, et d’autre part l’hypothèse implicite que les deux théâtres, l’Europe et l’Indo-Pacifique, devraient être séparés du point de vue des intérêts européens. Une déclaration qui surprend d’ailleurs de la part de la France, seul pays européen qui a encore des intérêts territoriaux dans l’Indo-Pacifique et qui devrait donc avoir des inquiétudes justifiées face à l’expansionnisme chinois.
Par ailleurs, les parallèles entre l’affaire ukrainienne et le problème taïwanais sont trop nombreux pour être ignorés. Tout comme dans le cas de l’Ukraine, les erreurs réelles ou supposées commises par l’Occident après la chute du communisme ne peuvent en aucun cas expliquer l’impérialisme russe, la tentative éventuelle d’annexion violente de Taïwan sera entièrement dictée par la dynamique interne du nationalisme chinois et non par des « accélérations occidentales » réelles ou supposées. En outre, il n’y a pas lieu de craindre que les États-Unis soient sur le point de franchir la « ligne rouge » largement acceptée de la reconnaissance de l’indépendance de Taïwan.
La portée de l’amitié russo-chinoise actuelle peut faire l’objet de diverses interprétations, mais certaines choses sont certaines. Tout d’abord elle est beaucoup plus asymétrique que l’alliance entre l’Europe et les Etats-Unis. Ensuite l’un de ses objectifs est de mettre fin à ce qu’elle appelle « l’hégémonie » de l’Occident dans son ensemble et de ses valeurs, et l’un des moyens d’y parvenir est de semer autant de divisions que possible. Comme en Europe, la seule façon d’empêcher la situation de dégénérer en Asie est de combiner astucieusement le dialogue et la dissuasion ; un élément de cette dernière qui a fait défaut face à la Russie de Poutine, avec les conséquences que l’on sait. De plus, l’ironie est que la Chine a entamé des manœuvres militaires très agressives au large de l’île le lendemain des déclarations de Macron.
Dans certaines circonstances, l’ambiguïté de Macron peut s’avérer plus utile que la clarté gaulliste. Malgré les critiques virulentes des médias et du monde politique américains, la Maison Blanche s’est empressée de minimiser et de réaffirmer sa proximité avec son allié. En effet, il est clair que Macron reste ce que le paysage politique français complexe peut offrir de mieux en termes d’européanisme et d’atlantisme. Cependant, une méfiance généralisée est visible en Europe. C’est grave, car la confiance mutuelle a toujours été le principal carburant de l’intégration européenne. Dans l’interview de Macron, l’affirmation selon laquelle il a « gagné la bataille idéologique » est surprenante. En politique, les idées ne valent que par les effets qu’elles produisent. En l’occurrence, aucune « autonomie stratégique » de l’UE n’est concevable si elle ne repose pas sur le consensus d’une large majorité d’États membres. Des épisodes comme celui-ci placent plutôt la France en marge du concert européen, créent de l’incertitude au lieu d’un consensus, et augmentent les divisions au lieu de les réduire. Ceci est d’autant plus vrai que la réévaluation radicale de la politique allemande provoquée par l’invasion de l’Ukraine implique maintenant aussi une révision, prudente et graduelle mais confirmée par le récent voyage d’Annalena Baerbock à Pékin, de la politique allemande traditionnelle consistant à donner la priorité à l’interdépendance économique et commerciale sur les questions géopolitiques.
En réalité, le (modeste) consensus européen sur la question chinoise a été mieux exprimé par les propos du président de la Commission que par ceux du président français. Les autorités chinoises feraient bien d’en tenir compte. Il serait évidemment plus facile de traiter l’anomalie française si, comme à l’époque du contraste avec De Gaulle, les autres membres de l’UE étaient parfaitement d’accord. Malheureusement, ce n’est pas le cas.
Dans les années à venir, l’économie de l’UE devra faire face à plusieurs défis concomitants : la transition climatique, le retard technologique et une reconstruction de l’Ukraine qui s’annonce très coûteuse. Cela conduira inévitablement à des relations nord-sud compliquées au sein de l’UE et à la nécessité de faire des choix difficiles.
Plus grave encore est le problème jamais résolu de la relation Est-Ouest. L’intégration des nouveaux membres n’a jamais été pleinement réalisée ; leur relation avec le nationalisme et la démocratie est encore fragile, contradictoire et éloignée de celle qui a mûri dans la partie occidentale du continent. Ce qui complique encore la situation, c’est que l’évolution de la situation géopolitique rend leur rôle absolument essentiel. Le tout dans la perspective, certes à long terme mais inéluctable, d’un nouvel élargissement, encore plus complexe, à l’Ukraine, à la Moldavie et aux Balkans. Les divisions potentielles de l’Europe sont importantes. Pour contribuer à les résoudre, il serait nécessaire que la France soit au centre et non en marge du débat européen.
Une version italienne de cet article a été publiée par Aspenia.
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