Du vote utile et de la gauche edit
Toujours avisée et consciente des grands enjeux du pays, Ségolène Royal a donné le ton en appelant à voter pour Jean-Luc Mélenchon, au nom du « vote utile » ; il est, selon les sondages, le mieux placé des candidats qui se réclament de la gauche. Or ce qui pouvait apparaître comme une fantaisie, nourrie du ressentiment et de la frénésie liée aux campagnes électorales, recueille un écho favorable, même parmi les spécialistes de sciences humaines et les plus distingués de nos philosophes politiques qui envisagent de voter pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour – parce qu’il est le mieux placé des candidats de la gauche – et de s’abstenir dans le cas du second tour qu’ils prévoient entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Comme s’ils jugeaient indifférent que la France, dans les circonstances actuelles, fût gouvernée par l’un ou par l’autre.
Cela amène à s’interroger sur ce que signifie le « vote utile ». Les électeurs qui avaient voté pour Mme Taubira ou M. Chevènement au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 – en suivant leurs préférences et leurs sentiments – ont au second tour voté majoritairement, certains la mort dans l’âme, pour Jacques Chirac et permis d’éliminer Jean-Marie Le Pen. Ils n’aimaient pas plus la droite, mais craignaient justement les conséquences politiques d’une abstention qui aurait permis l’élection du chef du parti d’extrême-droite. Ce n’était pas un vote d’adhésion, c’était un « vote utile ».
La dépolitisation d’aujourd’hui apparaît aussi criante qu’inquiétante, en affaiblissant le ressort de cette mobilisation. Il est d’autant plus troublant de constater que l’argumentaire du vote utile est mobilisé au premier tour, et ce d’une façon singulièrement discutable.
Défendre la gauche indépendamment de toute l’histoire politique et du contenu du programme du candidat Mélenchon est une illustration éloquente d’une pensée essentialiste. La position des spécialistes de sciences humaines est à cet égard particulièrement surprenante dans la mesure où leur combat intellectuel revient à dénoncer l’essentialisme. Leur point de vue intellectuel consiste à s’opposer au mode spontané et naturel de la vie sociale qui incline à la pensée essentialiste. Chaque groupe social en effet se fait une représentation globale qui lui permet de s’orienter dans la vie sociale et de réduire sa complexité, ce besoin nourrit des stéréotypes sur les autres groupes. À partir de là, « les Corses sont… », ou les « les juifs sont… » peuvent conduire, dans certains conditions politiques, aux pires dérives. Ces stéréotypes ignorent la diversité des populations, l’évolution des positions et des situations sociales, elles négligent la dimension historique des sociétés humaines. Contre ces conceptions qui radicalisent les différences et conçoivent les identités comme définitives et radicales, les philosophes et les spécialistes des sciences humaines entendent contribuer à l’intelligibilité des comportements humains en remettant en question la permanence des groupes et de leurs caractéristiques. Il importe de ne pas céder à l’essentialisme, c’est devenu une doxa exigeante. Il suffit d’ailleurs de suggérer une proposition selon laquelle un phénomène social comporte aussi une part d’inné ou de naturel, que tout n’est pas acquis, pour être accusé de céder à l’essentialisme.
Selon l’acquis même des sciences humaines, il faut historiciser et relativiser la notion même de « gauche ».
Dans l’histoire politique française où les notions de droite et de gauche ont acquis droit de cité et légitimité depuis la Révolution et la concurrence des deux légitimités, il a existé, selon des configurations historiques, une « gauche » émancipatrice mais aussi antisémite, une gauche laïque mais aussi religieuse, une gauche patriote mais aussi internationaliste, une gauche nationaliste mais aussi libérale, une gauche socialiste mais aussi anticommuniste. Qu’il s’agisse de l’histoire des idées ou des pratiques politiques, les penseurs et les acteurs qui se réclament de la gauche ont pu charrier le meilleur – le projet d’émancipation intellectuelle et politique de tous, l’appel à la justice et à la vérité lors de l’Affaire Dreyfus, l’attention aux plus fragiles et la protection des plus modestes – et parfois le moins bon ou le pire, comme le soutien au stalinisme et l’opposition aux anti-communistes du temps de Staline, à l’époque volontiers qualifiés de « fascistes »…
Même une analyse très rapide conduit ainsi à « déconstruire » la gauche et à montrer ses vertus et son renouvellement, et aussi ses impasses et ses erreurs, en fonction de situations et d’enjeux historiques qui, par définition, se renouvellent. La gauche n’existe pas en tant que telle, elle se redéfinit avec le temps, les expériences historiques, la connaissance et la réflexion sur l’évolution de la modernité et des configurations politiques. Comme tout projet politique, qu’il se définisse par la droite ou par la gauche.
Le vote pour Mélenchon ne devrait donc pas être justifié parce que le candidat est de « gauche ». Il ne peut être justifié que si l’on adhère au programme du candidat – un programme de « rénovation » intérieure empruntant aux modèles de Chavez ou de Maduro qui ont fait leurs preuves, un programme de politique extérieure qui prolonge les analyses du candidat sur l’évolution du monde et l’avait conduit à célébrer les vertus de Poutine avant la guerre et aujourd’hui à prôner la sortie de la France de l’OTAN.
C’est au nom de ce programme qu’on peut appeler à voter pour Mélenchon et non en faisant appel à une conception essentialiste de la gauche qui n’a jamais existé que dans les campagnes électorales pour, un moment, susciter l’émotion et hystériciser les passions.
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