Karlsruhe: quand les juges font de la politique edit
Le Tribunal constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne a rendu le 5 mai un arrêt jugeant que les décisions de la BCE sur la mise en œuvre de son programme d’achat de titres publics ont « excédé les compétences de l’Union Européenne ». Cet arrêt n’a pas troublé les marchés, mais il fera date, pas tant pour la qualité économique de l’argumentation des juges allemands –elle est médiocre et nuira au prestige de l’institution— mais pour sa dimension politique, qui, paradoxalement, pourrait accélérer la fédéralisation de la zone euro.
Commençons par l’objet de l’arrêt du 5 mai : la politique quantitative de la BCE. Le Tribunal constitutionnel allemand (Bundesverfassungsgericht, résumé par BVerfG en Allemagne) avait été saisi par un groupe d’universitaires hostiles au programme d’achats d’obligations publiques (PSPP) des pays de la zone euro décidé par la BCE en 2012. Il avait dans un premier temps exprimé ses réserves, mais choisi de déférer le cas à la Cour de justice européenne (CJE), dont il reconnaissait que c’était le ressort. Le BVerfG est finalement revenue sur le sujet pour :
1. Reprocher au gouvernement fédéral allemand et au Bundestag de ne pas avoir contesté la façon dont la BCE a exécuté son programme ;
2. Exprimer son insatisfaction à propos de la « proportionnalité » des actions de la BCE, dont il estime la justification incomplète ;
3. Rejeter la thèse des plaignants selon laquelle la BCE procèderait au financement des budgets des Etats, opération interdite par les Traités.
Le premier point est une affaire interne à l’Allemagne et ressemble à un Holzweg, ces sentiers que les forestiers traçaient au gré des coupes mais ne menaient nulle part. On ne voit pas bien comment le Bundestag pourrait interpeller la BCE sur le bien-fondé de ses décisions sans enfreindre le principe fondamental d’indépendance de la Banque centrale. On voit mal comment une institution supranationale pourrait se soumettre à un parlement national. Tout au plus pourrait-on y voir une incitation à la Présidente de la BCE d’être entendue et questionnée par les parlements nationaux, plutôt que seulement par le Parlement européen. Avec 19 parlements nationaux, la tâche était apparue comme une ‘mission impossible’ à ses prédécesseurs. Si Christine Lagarde trouvait une façon intelligente de le faire, ce serait un progrès.
Le second point, lié au premier, est assorti d’une sorte d’ultimatum : les autorités monétaires de la zone euro doivent fournir au Bundestag un argumentaire convaincant prouvant que l’ampleur (pas le principe) des achats d’actifs publics est justifié par la nécessité économique, dans un délai de trois mois, faute de quoi la Bundesbank serait en infraction avec la loi fondamentale allemande si elle continuait à participer au programme, ce qui pourrait aller jusqu’à la forcer à vendre les obligations qu’elle détient. Comme il s’agit principalement d’obligations fédérales, une telle action pourrait relever le coût des emprunts de l’état allemand au moment où ses besoins de financement explosent. Ceci ne se produira évidemment pas.
Le troisième point est très important, car, en suivant l’analyse de la CJE, elle-même en ligne avec celle de la BCE, la cour allemande reconnaît que les politiques quantitatives sont parfaitement légales, relèvent de la politique monétaire et non pas du financement monétaire des États membres. C’est certainement une lourde déception pour les plaignants, qui n’ont cessé d’agiter le spectre de la planche à billet, dont on sait qu’il résonne toujours de façon amère auprès du public allemand.
L’argumentation économique de la Cour de Karsruhe est faible
La critique du BVerfG sur le manque de documentation de la ‘proportionnalité’ n’est pas bien sérieuse. Déjà, le Conseil de la BCE a eu des débats nourris sur la taille du PSPP et ses conséquences, comme le compte rendu du meeting du 21 janvier 2015 le montre amplement, signalé par un fin connaisseur du système, l’ancien membre du Directoire Lorenzo Bini-Smaghi. En second lieu, les économistes et chercheurs de la BCE ont beaucoup publié sur le sujet, comme le montre, par exemple, cet article sur l’impact des bas taux d’intérêt sur les épargnants, par Ulrich Bindseil et ses co-auteurs. Enfin, une analyse complète de la proportionnalité devrait évaluer l’écart entre les performances économiques attribuables à la politique quantitative et ce qui se serait passé sans une telle politique -le contre -actuel comme disent les économistes. Or, par définition, aucune donnée observable ne permet de savoir ce qui se serait passé sans les interventions de la BCE. Les réponses que pourraient fournir les modèles macro-économétriques sont fortement sujettes à caution, puisque ces modèles ont été estimés dans des circonstances différentes. Seule l’histoire peut donner des indications, comme les travaux de Milton Friedman, approfondis par Ben Bernanke, l’ont fait à propos de la crise de 1929. A lire l’arrêt du BVerfG, on tire l’impression que le concept même de contrefactuel lui est étranger, ce qu’on peut comprendre de la part de juristes, mais qui montre aussi qu’ils s’aventurent sur un terrain qui n’est pas le leur à leurs risques et périls.
Les marchés financiers ont tout juste haussé les épaules
Le jugement du BVerfG était fortement attendu dans les salles de marché. Pourtant, lorsqu’il fut publié, rien ne s’est passé : le rendement à 10 ans des BTP (les obligations du Trésor italien) est passé d’une moyenne de 1,8% la semaine précédente à 1,95% le 6 mai, une augmentation de 15 points de base, tandis que le rendement des obligations allemandes augmentait lui aussi de 10 points de base. Les intervenants de marché ont bien noté que le BVerfG avait rejeté l’accusation de financement monétaire et en ont déduit, peut être hâtivement, que le reste n’était que détails rhétoriques. A court terme du moins, la réaction des marchés est raisonnable.
En effet, la BCE n’est en aucun cas impliquée par l’arrêt du tribunal allemand. Institution supranationale régie par des traités internationaux, elle n’est ‘justiciable’ que devant la CJE. Dans l’immédiat, ce sera à la Bundesbank de satisfaire le BVerfG en transmettant au Bundestag les éléments d’analyse sur la proportionnalité qui lui fournira la BCE. Et l’ultimatum de trois mois apparaîtra comme ce qu’il est en réalité : une aigreur judiciaire sans conséquence pratique.
C’est à moyen et long terme que les conséquences de l’arrêt du 5 mai pourraient se faire ressentir. Par exemple, le programme d’urgence mis en place pour aider les économies frappées par le coronavirus, le PEPP, est plus ‘libre’ que le PSPP, puisqu’il ne comporte pas de limite précise sur la part d’obligations d’une souche donnée (donc d’un émetteur donné) comme c’était le cas du PSPP, un point sur lequel le tribunal de Karlsruhe s’est appuyé pour rejeter l’accusation de financement monétaire. On peut s’attendre à ce que les plaignants mécontents du PSPP soient encore plus mécontents du PEPP, et saisissent à nouveau la Cour. La saga ne fait donc que commencer.
La dimension politique de l’arrêt des juges allemands va compter
Le BVerfG, dont le président a pris sa retraite le lendemain de l’arrêt, s’est longuement justifiée pour être revenu sur un arrêt de la CJE. Pour un non-juriste, l’argumentation du cas d’espèce est bancale, puisque le BVerfG se justifie en déclarant que la CJE a jugé au-delà de ses compétences, ultra vires en langage juridique, pour ne pas avoir donné de justifications suffisantes à la proportionnalité de l’action de la BCE. Comme on l’a déjà vu, l’argument est spécieux, relève du débat d’économistes plutôt que de juristes, et il est difficile d’établir sur quel terrain on pourrait critiquer la CJE pour avoir considéré les justifications de la BCE satisfaisantes.
Tout médiocre qu’il apparaisse, le jugement du tribunal allemand a une dimension plus fondamentale, plus politique à proprement parler : le BVerfG a rappelé haut et fort que le cadre institutionnel de l’Union européenne est un équilibre subtil entre le supranational, dont la BCE fournit l’exemple le plus achevé même s’il ne concerne que 19 pays sur 27, et le national.
En l’occurrence, donner de la voix nationale sur un sujet aussi technique que la politique monétaire pourrait augmenter la pression sur les États membres pour avancer vers une politique budgétaire mieux coordonnée, de façon à soulager la BCE et lui redonner ainsi des marges de manœuvre. Ce ne serait pas le moindre des paradoxes d’un arrêt que beaucoup d’analystes associent à une tendance eurosceptique, qui animait d’ailleurs certains des plaignants, que d’accélérer l’évolution de la zone euro vers une forme de fédéralisme plus prononcée qu’aujourd’hui.
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