La nouvelle gauche et la nation edit
« Comment maîtriser la mondialisation et reprendre notre destin en main ? » Tel est le sous-titre et l’objet du dernier livre de David Djaïz, Slow Démocratie (Allary, 2019). « En réhabilitant et en renforçant la nation », répond-il, niveau d’exercice du pouvoir dénigré par les conservateurs-libéraux au nom des vertus du libre-échange ; décrié par l’extrême-gauche ; déprécié par les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates au nom de l’utopie fédéraliste des États-Unis d’Europe.
Cette sous-estimation de l’importance de la nation a permis à l’extrême-droite de s’emparer de ce talisman et de le monopoliser, déplore David Djaïz. Elle l’a fait en imposant sa conception fermée, xénophobe, raciste de la nation. La gauche, soutient l’auteur, ne doit pas abandonner la valeur nation à l’extrême-droite ; elle doit au contraire leur opposer sa propre conception, ouverte, humaniste, universaliste, républicaine de la nation. Pour la gauche la nation démocratique est d’abord une communauté de citoyens unis par leur culture, leur histoire, par des valeurs communes s’incarnant dans des grands objectifs et des projets partagés.
Cette réflexion sur la nation comme creuset démocratique est indissociable d’une réhabilitation des institutions nationales et en premier lieu de l’État.
Inspecteur des finances qui enseigne à Sciences Po, David Djaïz ne méconnaît pas l’importance des autres niveaux d’exercice du pouvoir dans un monde globalisé : le niveau local où se déploient les solidarités territoriales, les niveaux européen et mondial, pertinents pour relever les grands défis du XXIe siècle : climat, sécurité collective, migrations, régulation de la finance. Mais une meilleure prise en compte du niveau national lui semble déterminante, car c’est à ce niveau que les arbitrages les plus délicats, dans la détermination d’un avenir commun, peuvent trouver leur légitimité. « Seule la nation démocratique, écrit-il, offre la possibilité de conjuguer ces trois biens sociaux aussi désirables les uns que les autres : la démocratie, la liberté civile et la solidarité. »
Soucieux de ne pas laisser rabattre son propos sur un banal souverainisme, David Djaïz articule sa réhabilitation de la nation au souci d’enrayer la résistible ascension de l’europhobie et de regagner l’adhésion des peuples au projet européen. Mais il s’oppose fermement à un fédéralisme abstrait, dont le livre de Daniel Cohn-Bendit et de Guy Verhofstadt, Debout l’Europe !, constitue une récente illustration. « Le temps historique de l’État-nation est arrivé à son terme, écrivent-ils, l’avenir de l’Europe est une fédération post-nationale. » Une telle vision, pointe Djaïz, minore l’importance persistante de l’État-nation comme niveau d’exercice de la souveraineté populaire, cadre de fonctionnement de la démocratie, lieu d’affirmation et d’épanouissement de l’identité culturelle, espace de déploiement de la solidarité sociale et territoriale. Les « ultra-fédéralistes » comme Verhofstadt et Cohn-Bendit ont aussi tendance à sous-estimer les modalités de construction des fédérations politiques, processus prolongé, souvent pluriséculaire.
Mais les limites évidentes de l’ultra-fédéralisme ne peuvent faire oublier l’affaiblissement des formes étatiques nationales. Celui-ci ne procède pas seulement de leur dévitalisation programmée dans le cadre de la mondialisation et de la révolution néolibérale. Tout irremplaçables qu’elles soient, les nations démocratiques sont entrées en crise profonde et ne constituent plus, à elles seules, les acteurs pertinents pour relever les grands défis de notre temps. Aucun de ces défis n’a désormais de solution nationale, tous exigent des réponses internationales, ou au moins continentales. Voilà la contradiction fondamentale de nos démocraties : les défis sont mondiaux, ceux qui sont appelés à les relever – les peuples, leurs représentants élus, leurs gouvernements, leurs acteurs publics –, sont restés pour l’essentiel nationaux. Circonstance aggravante, les détenteurs du pouvoir économique privé, chefs d’entreprises géantes et opérateurs financiers, se sont quant à eux résolument internationalisés. Enfin, nos démocraties nationales sont désormais numériques et médiatiques, mais aussi individualistes, sceptiques et passablement impotentes. La conjonction de ces évolutions, de nature très différente, nourrit la crise générale des démocraties libérales et l’expansion du « dégagisme ».
La crise de l’État-nation articule ainsi une crise de la représentation et une crise d’efficacité, celle de l’État dans la mondialisation.
Cela ne signifie pas que les acteurs publics sont condamnés soit à se soumettre aux exigences des forces du marché, soit à se résigner à la simple résistance. Ils peuvent aussi reconquérir les moyens de leur souveraineté : en portant le pouvoir politique, syndical, associatif, au même niveau de puissance et d’organisation que celui dont se sont dotés les détenteurs du pouvoir économique privé ; hausser les acteurs publics à la dimension des défis mondiaux auxquels ils sont confrontés.
D’où l’importance, dans la chaîne des niveaux d’exercice du pouvoir, du palier continental soit, en ce qui nous concerne, de l’Union européenne.
Celle-ci est aujourd’hui, et pour longtemps, une unité politique hybride, en transition. Elle est loin d’être déjà une Fédération. Mais elle est beaucoup plus qu’une simple confédération d’États indépendants. Elle combine des institutions à dominante communautaire (Parlement, Commission, BCE, Cour de justice…) et des institutions à dominante inter-gouvernementale. Elle est une « fédération d’États-nations » (Delors) en gestation, en transition laborieuse et incertaine vers une fédération. Tant que cette transition sera en cours les démocraties nationales européennes se répartiront l’exercice du pouvoir, selon le principe de subsidiarité, entre ses niveaux local, national, européen et international. Mais la nation est une forme historique d’organisation politique, comme la tribu, la cité, l’empire. Elle n’a pas toujours existé et n’existera pas toujours. Elle est apparue au XVIe siècle et a connu sa grande expansion au XXe. On ne voit pas pourquoi la créativité des peuples en resterait là, et n’inventerait pas une forme nouvelle, mieux adaptée à la mondialisation de l’économie, de la communication, et de la culture.
Cette forme peut être la fédération démocratique. David Djaïz, tout champion de la réhabilitation de l’État national qu’il soit, en liste les bases. Les nations ouest-européennes, reconnaît-il, respectent des principes de justice exprimés dans du droit qui les singularisent et nous rendent fiers d’être européens quand nous sommes en Chine ou aux États-Unis : elles sont toutes des démocraties libérales avancées, des États de droit ; elles pratiquent un haut niveau de redistribution sociale et territoriale au moyen de l’Etat-providence ; elles se tiennent à la pointe du combat écologique. Emporté par son enthousiasme, l’auteur en vient même à parler par quatre fois de « nation européenne ».
Cette énumération va à l’encontre de sa réfutation des thèses d’Ulrich Beck et Edgar Grande (Pour un empire européen, Gallimard, 2007), de Jürgen Habermas (La Constitution de l’Europe, Gallimard, 2012 ; Après l’Etat-nation, Pluriel, 2013), et de bien d’autres, sur la possibilité d’un « empire démocratique », qu’incarnerait à terme l’Europe.
Il faut assurément se réapproprier la nation démocratique, David Djaïz a raison sur ce point. Mais son livre montre aussi qu’il faut poursuivre simultanément la construction européenne, conçue comme un pôle autonome dans le monde multipolaire du XXIe siècle.
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