La relation franco-allemande vue par un Italien qui n’est pas résigné edit
C’est reparti. La relation franco-allemande (couple, moteur, axe, etc.), qui est censée être au cœur de l’Europe, semble être à nouveau en panne. Par conséquent, beaucoup craignent le pire. Les analystes, cependant, ont souvent la mémoire courte. L’histoire de cette relation est en fait jalonnée de désaccords, même graves, qui ont abouti à la paralysie des institutions européennes. Sur le caractère plus ou moins supranational des institutions européennes, par exemple, ou les élargissements successifs d’abord à la Grande-Bretagne, puis à l’Est, ou encore les relations avec l’OTAN. Nous nous souvenons également des longs débats, parfois fort animés, sur l’indépendance des banques centrales, la politique monétaire, agricole ou commerciale. La caractéristique de toutes ces « crises », dont certaines ne sont pas encore totalement résolues, n’est pas seulement leur gravité, mais le fait qu’elles ont toutes abouti à un compromis ou à un modus vivendi ; des solutions qui, même précaires, ont permis ou même facilité les progrès de l’intégration européenne.
Il y a de nombreuses années, lorsque j’étais à Bruxelles, le regretté Manolo Marin, un homme politique espagnol qui était à l’époque commissaire européen, m’a arrêté dans un couloir. « Riccardo, me dit-il, sais-tu ce que tu es ? Tu es une question. » Me voyant interloqué, il continue : « Ici, seuls les Français et les Allemands peuvent avoir des problèmes. Les Anglais ont le droit d’avoir des difficultés. Le reste d’entre nous ne peut avoir que des questions. » Je n’ai jamais su ‘ai ignoré quelle était la « question » qui avait irrité Manolo à ce moment-là. Cependant, sa métaphore résume bien un sentiment très répandu, hier comme aujourd’hui. L’observateur extérieur, italien dans mon cas, regarde les désaccords franco-allemands récurrents avec un mélange d’espoir, d’irritation, mais aussi de frustration de ne pas pouvoir participer. L’observateur italien d’aujourd’hui regardera également les difficultés actuelles avec appréhension pour une autre raison : un désaccord franco-allemand persistant, en plus de toutes les conséquences négatives que l’on peut facilement deviner, aurait également pour grave effet secondaire de rendre plus difficile la consolidation de l’européisme encore fragile du nouveau gouvernement italien dirigé par Giorgia Meloni.
Qu’on le veuille ou non, la relation franco-allemande reste centrale dans la vie de l’UE, et ce pour trois raisons au moins. La première est simplement leur poids relatif. La seconde est l’histoire : la réconciliation entre les deux nations a mis fin à deux siècles de guerres sanglantes au cœur de l’Europe. Interprétée brillamment, avec des perspectives différentes, par Monnet, Adenauer puis De Gaulle, elle est à la base de tout le processus d’intégration européenne. Mais c’est la troisième raison qui est la plus importante. La raison pour laquelle les accords et les compromis franco-allemands pèsent si lourd, c’est que les deux pays sont incroyablement différents au départ. Tout d’abord, les systèmes politiques. D’une part, un système centralisé avec un scrutin majoritaire, dont la vie politique tourne autour d’un président élu au suffrage universel, doté de larges pouvoirs et qui peut même à l’occasion contourner le parlement en s’adressant directement au peuple par référendum. D’autre part, un système fédéral dans lequel un parlement élu à la proportionnelle joue un rôle central, un système qui est habitué à la pratique des coalitions gouvernementales et où la Constitution ne prévoit pas le recours au référendum. Il en résulte une conception différente de l’État. La France, s’étant donné un prince qui exprime la volonté du peuple, attend de lui des décisions rapides et souvent radicales. Le résultat, cependant, est une société polarisée qui, lorsqu’elle est mise à l’épreuve, montre une résistance obstinée au changement. Appliquée à l’Europe, c’est une conception qui, très souvent, ne parvient pas à se traduire en leadership car elle néglige la nécessité de la recherche patiente d’un consensus et qu’elle est facilement confondue avec l’arrogance. À l’inverse, des mots comme « rapide » et « radical » semblent avoir quitté le vocabulaire allemand. L’Allemagne, qui sort d’expériences tragiques, croit profondément au caractère sacré des règles qui doivent être soutenues par un large consensus pour être acceptées comme telles ; le processus de changement est donc lent, mais lorsqu’il se produit, il est réel et irréversible. L’évolution de la politique allemande est un processus complexe, qui n’est pas toujours linéaire et qu’il est parfois difficile de décrypter. Elle s’accompagne souvent d’une insistance sur l’intangibilité des règles existantes, qui exaspère autant les partenaires que l’activisme frénétique des Français. Ceci d’autant plus que, comme dans toutes les religions, le caractère sacré des règles n’exclut pas un certain nombre d’exceptions pas toujours faciles à expliquer. En outre, nous avons d’une part un pays qui a hérité des tragédies passées un fort pacifisme et qui a longtemps évité d’avoir trop de visibilité dans les relations internationales, et d’autre part la seule puissance nucléaire de l’UE, toujours fière de ses forces armées et de son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Enfin, la France et l’Allemagne sont, bien que dans une moindre mesure après des décennies de coexistence au sein de l’UE, encore partiellement inspirées par des philosophies économiques différentes ; d’importants vestiges du colbertisme dans le cas de la première, l’économie sociale de marché pour la seconde. Pour les deux pays, le projet européen semble avoir un sens différent. En France, on perçoit encore des éléments résiduels de l’aspiration gaulliste à faire de l’UE le levier avec lequel le pays peut réaffirmer son propre rôle dans le monde. Pour l’Allemagne, en revanche, le projet européen représente le pilier de l’abandon du rêve de Sonderweg et de la revendication d’une « mission spéciale » du peuple allemand, et donc sa transformation en un pays « normal ». Si l’on se penche ensuite sur la rhétorique des deux pays, la relation bilatérale apparaît asymétrique : elle est incontestablement plus centrale à Paris qu’à Berlin, une asymétrie renforcée récemment par la consolidation de la domination économique de l’Allemagne. L’attitude de la France souffre peut-être du souvenir d’une époque où l’asymétrie était inverse, ce qui conduit parfois les Français à donner à l’observateur extérieur l’impression de vouloir l’exclusivité de la revendication de « l’intérêt national », automatiquement interprétée comme une expression de l’européanisme. L’Allemagne bien sûr, comme tous les autres Etats membres du reste, n’a jamais renoncé à revendiquer ses intérêts. Ce qui a changé depuis la réunification, c’est seulement l’affirmation et la prise de conscience de l’inversion des rapports de force économiques.
Ceux qui ont observé de près ce processus souvent tourmenté ont toujours été impressionnés par l’immense effort volontaire de convergence mis en place au fil des ans. Les réunions au sommet n’en sont que l’aspect le plus visible ; ce qui permet d’obtenir ces résultats est un système complexe de procédures, de dialogue et de confrontation permanente ; un effort qui n’a pas d’équivalent dans les autres États membres. Il faut aussi dire que, souvent, la relation ne fonctionne pas toute seule : elle a besoin d’une aide extérieure. Dans le passé, ce rôle était principalement rempli par la Commission, la Belgique et l’Italie, sans oublier le Luxembourg, un tout petit pays mais qui a le privilège d’avoir une perception exacte de ses deux grands voisins. Aujourd’hui, la Commission continue à faire son travail, mais la Belgique est paralysée par ses problèmes d’identité, le Luxembourg est peut-être trop petit pour la taille de ses problèmes actuels et l’Italie est absorbée par son éternelle transition politique, à l’exception de brèves périodes heureuses comme celles du gouvernement Draghi. Toujours du point de vue des observateurs extérieurs, les classes dirigeantes des deux pays devraient prêter davantage attention à l’irritation que leurs désaccords provoquent lorsqu’ils sont paralysants, mais surtout à la méfiance qu’elles continuent d’inspirer, méfiance qu’elles auraient tort de négliger quand bien même elle serait injustifiée. Quel que soit le message qui sortira de Paris, il sera interprété par certains comme une nouvelle manifestation du néo-gaullisme ou de colbertisme. Quel que soit le message qui sortira de Berlin, il sera interprété par certains comme le signal, bien que faible, d’un réveil de la volonté de puissance, une perception qui s’est accrue depuis la réunification.
Tout cela ne nous dit rien sur la manière de surmonter les divergences actuelles dans les intérêts de l’Europe. Contrairement au passé, les défis auxquels l’Europe, et donc la France et l’Allemagne, est aujourd’hui confrontée sont multiples, bien que partiellement liés. L’un d’entre eux est la redéfinition des règles de gestion de l’euro, qui peut en fait être rattachée à un scénario familier. Cela peut sembler tiré par les cheveux pour le moment, mais on peut prédire qu’une solution sera trouvée pour tout le monde d’ici peu. Comme lors de la crise précédente, tout le monde est désormais conscient que la résistance de l’euro est une valeur indispensable. Le cas est différent, cependant, pour trois questions interconnectées auxquelles l’Europe n’était pas préparée. Tout d’abord, l’« autonomie stratégique », une question posée par la France sans jamais en avoir défini la portée. Or sa définition est au contraire cruciale aujourd’hui pour comprendre le rôle de l’Europe dans un monde de plus en plus conflictuel. Deuxièmement, la question de la crise énergétique, pour ses effets inflationnistes et récessifs potentiels, mais aussi sa relation avec l’objectif européen d’être aux avant-postes de la transition climatique. La troisième question, qui conditionne en quelque sorte les deux premières, peut être définie comme la « question orientale » de l’Europe. Elle comporte divers aspects qui concernent les difficultés d’intégrer pleinement les pays qui ont adhéré depuis l’effondrement du communisme, les perspectives de ceux qui attendent d’adhérer (les Balkans, l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie) et enfin la relation avec la Russie, compromise et en tout cas durablement modifiée par l’agression contre l’Ukraine.
Sur la question de l’autonomie stratégique, Macron, en partie grâce à Poutine, a obtenu un résultat important ; il a éveillé l’Europe et en particulier l’Allemagne à la nécessité d’avoir une vision géopolitique de nos relations internationales, y compris des aspects de défense. Cependant, la France n’a jamais complètement clarifié la portée du terme « autonomie » en ce qui concerne l’aspect essentiel de la relation avec les États-Unis et l’OTAN. Ambiguïté moins réelle aujourd’hui que par le passé avec l’unité retrouvée de l’UE et de l’OTAN dans le soutien à l’Ukraine, mais toujours perçue et facilement alimentée par tout message maladroit venant de Paris. En ce qui concerne l’Allemagne, la Zeitenwende, le tournant historique annoncé par Scholz, s’inscrit sans ambiguïté dans le sillon de la solidarité atlantique. Tout en reconnaissant les difficultés indéniables et nombreuses de la relation transatlantique, il est donc absolument nécessaire que l’ambiguïté française soit levée une fois pour toutes. Le tournant allemand concerne notamment l’attitude du pays en matière de défense avec sa décision de lancer un grand programme de réarmement, ses relations avec la Russie et en perspective, certes incertaine mais tôt ou tard inéluctable, celles avec la Chine. Le tournant se heurte toutefois à des difficultés internes évidentes, sources de contradictions et de lenteur, mais il semble irréversible. Sa dimension la plus importante est peut-être celle qui concerne l’effort militaire. Il est trop tôt pour en comprendre toutes les implications. Cependant, on a l’impression que, du côté français, les perspectives de la défense européenne sont vues principalement, voire exclusivement, à la lumière de leurs implications industrielles. Un accent certes important mais qui, même au vu des nombreux précédents, ne devrait pas susciter un grand consensus en Europe. Au contraire, la convergence franco-allemande semble plus facile si l’autonomie stratégique se réfère à la technologie et à l’industrie. Cette convergence est favorisée par plusieurs facteurs : la crainte croissante d’être trop dépendant de la Chine pour certaines technologies et matières premières critiques, le protectionnisme américain qui va croissant, et les problèmes rencontrés dans le fonctionnement de certaines chaînes d’approvisionnement pendant la pandémie. Cependant, il existe clairement un danger que le dirigisme européen proclamé devienne en pratique un dirigisme national.
La question de l’énergie est particulièrement complexe, comme nous avons pu le constater lors des récentes réunions européennes. La difficulté est que, si tout le monde s’accorde à dire qu’il faut un haut degré de solidarité européenne, la situation objective des 27 pays est très différente. C’est particulièrement vrai pour la France et l’Allemagne. Cette dernière souffre de la crise de deux stratégies irréfléchies décidées sous le long règne d’Angela Merkel. La première concernait la sortie de l’énergie nucléaire, avec notamment la fermeture précipitée des centrales existantes. La seconde a conduit à rendre la politique énergétique du pays, et donc sa politique industrielle, dépendante des importations de gaz bon marché en provenance de Russie. L’importance de la reconversion nécessaire a justifié l’important programme de 200 milliards lancé par le gouvernement. Cependant, ce programme, mal présenté en termes de timing et de manière, a été mal accueilli à Paris comme dans d’autres capitales, et il soulève la demande compréhensible d’un plus grand effort de solidarité européenne. La situation française est ici plus solide, malgré les récents conflits sociaux et quelques erreurs manifestes dans la gestion du parc de centrales nucléaires. Le refus obstiné d’initier une meilleure interconnexion avec la péninsule ibérique est également incompréhensible. Une réponse insuffisante, voire une absence d’accord, risque toutefois de compromettre pour l’ensemble de l’UE à la fois les objectifs de la transition climatique et les perspectives de croissance économique sans lesquelles la transition climatique ne peut être financée et la cohésion sociale maintenue.
La question orientale est pressante depuis un certain temps, mais elle a explosé de manière spectaculaire en raison de l’agression russe contre l’Ukraine. Pour des raisons différentes, l’Allemagne et la France, mais aussi l’Italie, ont longtemps vécu dans un déni complaisant, adhérant essentiellement, contre l’avis des Polonais, des Baltes et d’autres, à la théorie allemande du Wandel durch Handel : la croyance que la multiplication des relations économiques avec la Russie favoriserait son évolution pacifique. C’est un exemple de convergence franco-allemande qui a contribué à faire prendre à l’Europe une mauvaise direction. Le tournant pris par Scholz, inscrit dans son récent discours à Prague, est très important de ce point de vue. L’Allemagne semble avoir compris que pour survivre et progresser, l’UE a besoin d’une politique orientale globale qui ne peut se limiter à un soutien à l’Ukraine, mais doit également aborder et résoudre les problèmes de valeur qui se sont posés avec certains États membres de l’Est, comme la Pologne et la Hongrie, et préparer le long chemin qui doit mener à l’intégration inéluctable des autres candidats. C’est une grave erreur de considérer cette analyse comme l’expression du désir de l’Allemagne de profiter du déplacement du centre de gravité de l’UE vers l’Est pour renforcer sa propre centralité et donc sa propre domination. Car il s’agit en fait de la principale question existentielle pour l’avenir du projet européen. La stratégie allemande, également en raison de son atlantisme sans équivoque, exprime les aspirations d’une partie importante de l’UE. Si elle s’aligne sur le reste de l’Europe et sur l’OTAN dans son soutien à l’Ukraine, la France, en revanche, est encore loin d’avoir défini une politique à l’égard de l’Est. Elle semble parfois regarder le problème avec ennui, ou tente d’inventer des solutions institutionnelles telles que la « Communauté politique européenne », qui sont utiles mais risquent de n’être qu’un palliatif. Les deux pays sont conscients que cela implique un renforcement des structures et de la capacité de décision de l’UE, mais pour l’instant, aucune indication concrète ne se dégage.
Face à cette situation, l’observateur extérieur est pris de sentiments contradictoires. D’une part, l’analyse des problèmes suggère qu’un accord ou un compromis utile à l’Europe dans son ensemble est possible. D’autre part, le contexte européen a changé. L’Europe des 27 est objectivement moins conditionnée par la relation franco-allemande, comme on l’a vu à propos de la question russe. Il ne s’agit pas seulement de l’Est. Même des pays comme les Pays-Bas et les pays nordiques, traditionnellement proches de la sensibilité allemande sur certaines questions, mais aussi « orphelins » de la Grande-Bretagne sur d’autres, montrent un plus grand désir d’autonomie. Dans les relations bilatérales entre Paris et Berlin, l’observateur se demande également si la machinerie complexe qui servait à arrondir les angles et à rapprocher les positions n’est pas en quelque sorte grippée ; elle nécessite peut-être un redémarrage vigoureux. Ensuite, il y a la situation interne des deux pays. Macron, président dans son deuxième et dernier mandat, est objectivement affaibli par l’absence de toute majorité stable au sein du Parlement français ; une situation tout à fait anormale pour l’esprit de la Ve République. Il y a aussi la forte présence de forces populistes ou en tout cas anti-européennes et souvent pro-russes, de droite et de gauche, qui dans les grands pays ne trouve d’analogies qu’en Italie. L’Allemagne, quant à elle, ne doit pas seulement intégrer pleinement les considérations géopolitiques dans sa vision du monde. Elle doit également changer un modèle de développement qui s’est trop longtemps fondé sur la disponibilité d’une énergie bon marché et sur une vocation exportatrice, notamment vers la Chine. On ne sait pas encore ce que vaut Scholz. Certains le trouvent faible ; pourtant, c’est ce que beaucoup pensaient de Kohl et aussi de Merkel lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir. En revanche, il est certain que les positions et les revendications de la coalition inédite au pouvoir à Berlin sont difficiles à concilier. Si donc aujourd’hui, des deux pays, l’Allemagne semble être celle qui fait face aux défis les plus difficiles, les observateurs français, comme les observateurs italiens, feraient bien de réprimer la tentation récurrente de regarder outre-Rhin avec une Schadenfreude complaisante, une satisfaction mal dissimulée des problèmes allemands. C’est un sentiment qui, en plus d’être stérile, se retourne généralement contre ceux qui le nourrissent. L’observateur extérieur, lui, a intérêt à modérer son impatience et à freiner son irritation. Il n’y a aucune raison pour que la convergence ne s’opère pas à nouveau, ne serait-ce que parce que toutes les alternatives seraient bien pires. C’est donc sur cette note d’optimisme prudent qu’il convient de conclure.
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