La Suède en quête de modèles edit
Gouvernant depuis près d’un siècle avec de brèves alternances depuis 1976 en faveur du bloc conservateur, les sociaux-démocrates ont imprégné une culture politique suédoise aujourd’hui marquée par l’alternance à droite. Les élections au Parlement (Riksdag) ont lieu tous les quatre ans pour pourvoir aux 349 sièges de députés ainsi qu’à ceux des 21 régions et 290 communes dans un système très décentralisé. Aux élections du 11 septembre dernier, le bloc de droite a finalement obtenu 49,8% des suffrages contre 48,8% au bloc de gauche, rendant le pays ingouvernable. Déjà en 2018, il avait fallu près de quatre mois pour constituer un gouvernement de gauche autour d’une coalition hétéroclite. Au sein de cette coalition de gauche, les sociaux-démocrates ont obtenu 30,3% des voix, le parti de gauche 6,7%, les Verts 5,1 % et le parti du Centre 6,7%. Mais à l’issu d’un scrutin très serré, le bloc de droite l’emporte sur le fil avec 20,5% pour l’extrême droite des Sverige Démocrates, 19,1 % pour le parti conservateur des Modérés, 5,3% pour celui des Chrétiens Démocrates (KD) et enfin 4,6% pour le parti Libéral. Soit une majorité de 176 sièges pour une coalition de droite très fragile contre 173 sièges pour le bloc de gauche lui-même divisé. Malmené, l’idéal social-démocrate semble aujourd’hui discrédité par les crises successives d’un monde post-industriel en mutation. Si de 1930 à 1980, la Suède fut considérée comme un modèle de développement, prototype d’une société alors moderne vers laquelle tous les regards convergeaient en Europe, elle est aujourd’hui en proie à des crises profondes, bien moins enracinée dans ses propres valeurs qu’autrefois. Ces crises dépassent le simple enjeu politique d’une élection caractérisée par son caractère à la fois morne et provincial où nombre de questions essentielles (l’Europe, l’intégration à l’OTAN…) ont été plutôt éludées au profit de celles de l’immigration et de la crise énergétique qui pointent avec la guerre en Ukraine, elle-même peu abordée. Malgré la montée de l’extrême-droite surfant sur les questions d’immigration, celles de politique de santé, de sécurité ou encore d’éducation sont restées aussi centrales pour la majorité des électeurs. Avec un taux de participation électorale d’environ 85% ces élections traduisent aujourd’hui une crise d’identité plus profonde dans tous les partis traditionnels en perte de vitesse mais devant tous composer avec les Sverige Démocrates devenus aujourd’hui la deuxième force politique du pays alors qu’en 2010 ils ne recueillaient que 5,5%. Tous semblent incapables de proposer un projet innovant à une société marquée aujourd’hui par les effets de la globalisation où l’idéal collectif d’un partage régulé des ressources a été peu à peu rattrapé par la montée des individualismes et d’un consumérisme d’inspiration nord-américain.
Clivages idéologiques
Les immigrés installés depuis plus de trois ans dans le pays ont le droit de vote aux élections communales et régionales. Ils ont été cette fois l’enjeu majeur de ces élections. On compte aujourd’hui plus de deux millions d’étrangers résidents, pour une population de 10 millions d’habitants, soit 20% nés hors de Suède. A la première vague d’environ 400 000 travailleurs finlandais venus s’installer dans une société très homogène après la guerre, s’ajouta celle des Yougoslaves, puis des Turcs et Kurdes, Iraniens, enfin plus récemment après 2015 près de 300 000 Irakiens, Syriens ou Afghans fuyant les zones de conflits. L’immigration reste très composite entre des populations éduquées et d’autres illettrées. Taboue dans le passé, cette thématique est maintenant sur le devant de la scène pour interpeller des politiques jugées caduques en terme d’intégration.
Les sociaux-démocrates en panne de projet novateur, sans véritable réflexion doctrinale, ont eu des marges de manœuvre bien réduites pour se maintenir au pouvoir lors de leurs deux derniers mandats, obligés pour gouverner de s’allier à la fois avec le parti de gauche (Vänster / ancien communiste), les Verts (Miljöparti), le parti du centre (Center). Le scrutin à la proportionnelle a contribué à une bipolarisation de la vie politique, plus éclatée et marquée par une porosité aujourd’hui des anciens clivages idéologiques, lorsque par exemple le parti d’extrême droite comme en France gagne ses voix sur des partis conservateurs en perte de vitesse. Le bloc de gauche a géré de manière plutôt pragmatique le pays autour de réponses techniques comme lors de la crise du Covid mais reste toujours très divisé dans son alliance avec le Centre refusant tout compromis avec l’aile plus à gauche des Vänster. Le parti du Centre prône moins de régulations mais plus de marché jusqu’à la privatisation des secteurs publics. Quant au Parti de gauche Vänster, il peine aujourd’hui à donner sa propre définition du socialisme tandis que les Verts sont débordés à leur gauche comme à leur droite par tous les partis qui font de l’écologie leurs axes de bataille avec le réchauffement climatique. Pratiquement tous proposent d’ailleurs une croissance verte fondée soit sur le développement notamment d’énergies nouvelles (éoliennes, etc.) ou alternatives. Avec la fragmentation de l’éthos solidariste, les sociaux-démocrates ne sont plus les acteurs essentiels d’un futur projet collectif là où les réseaux traditionnels (familles, partis, églises, syndicats) ont perdu de leur vitalité.
A l’intérieur du bloc de droite, on trouve de fortes polarités entre les Sverige Démocrates eurosceptiques opposés au Parti conservateur des Modérés européanistes mais néanmoins contraints de les agréger pour gouverner, ou entre les Chrétiens Démocrates Sociaux voulant nationaliser le système de santé après la pandémie et ses échecs, tandis que les Libéraux souhaitent pouvoir mieux contrôler une politique éducative régressive et malmenée, alors qu’un jeune Suédois sur cinq est aujourd’hui scolarisé dans le privé.
A la différence du passé, ces deux blocs gauche/droite sont aujourd’hui profondément divisés, obligés de former des coalitions précaires mais handicapés à court terme pour arriver à gouverner. Tous sont pratiquement défavorables à une entrée des Sverige Démocrates dans un prochain gouvernement. Les valeurs des Sverige Démocrates, ayant à l’origine leurs racines dans des groupes néo-nazis, semblent incompatibles avec celles d’une culture politique suédoise marquée jusqu’ici par un fort consensus. Hormis les Sverige Démocrates, homogènes et unitaires sur un programme combattant l’immigration jusqu’à souhaiter expulsions et quotas, et bien implantés aujourd’hui au niveau local et des communes, aucun parti ne sort renforcés de ces élections. La grande centrale syndicale LO, traditionnellement proche des Sociaux-Démocrates, est aujourd’hui aussi écartelée par une partie de ses membres votant pour l’extrême-droite, réclamant l’application d’une politique sociale plus conservatrice pour se différencier du libéralisme jugé paradoxal des Sociaux-Démocrates. Tous constatent que la ségrégation et les inégalités sociales se sont accentuées. Un essai récent constatait après les vagues de privatisation de nombreux services publics des secteurs de la santé et de l’éducation que la Suède comptait en 2021 près de 542 milliardaires contre 28 en 1996. Mais les coalitions centristes-conservatrices du passé alliées aux libéraux, divisées sur les réformes à mener, n’ont jamais vraiment pu transformer en profondeur un système façonné pendant plusieurs décennies par la social-démocratie.
Dérives économiques et sociales
Ce système a pourtant plus ou moins réussi jusqu’ici à concilier une combinaison efficace entre intervention étatique et mécanisme de marché dans un univers qui s’est profondément libéralisé depuis les années 1980. Au fond, si différentes politiques économiques ont pu être menées, notamment en matière fiscale vecteur de tous les débats, les réalités économiques restent en faveur des grandes entreprises suédoises multinationales de Volvo à Ikea. Emblématiques, elles sont devenues peu à peu le fer de lance d’un capitalisme plus mondialisé mais surtout managérial, sont aujourd’hui rachetées en partie par les Chinois comme Volvo, Bambora par les Français, Scania par les Allemands ou Wasa encore par les Suisses. Erigé sur la base de savoir-faire ancestraux, ce capitalisme suédois avait su se greffer très tôt sur le dynamisme de ces entreprises autour de nouvelles élites entrepreneuriales. Mais ce dynamisme est toujours resté en porte à faux avec l’isolationnisme culturel du pays très tourné sur lui-même, vantant la nostalgie d’une identité suédoise. D’autant plus qu’il a fallu à droite comme à gauche gérer un consensus fort pour préserver les acquis sociaux de l’Etat-Providence tout en garantissant les conditions d’exercice optimal du marché. Le développement social dans l’après-guerre, dans un contexte matérialiste de bien-être, répondait à un usage fonctionnel se jouant sur une forte pression conformiste autour d’un idéal acquis de « chacun selon ses besoins » (lagom), la formule renvoyant non pas à Marx, ici, mais à l’éthique sociale du capitalisme suédois aux racines puritaines et nationales. Pendant la Seconde Guerre mondiale, à la différence des autres pays scandinaves, l’Etat-Social jouant de sa neutralité avait dû passer nombre de compromis avec le régime nazi pour à la fois éviter l’occupation et préserver tous ces acquis. De fait la social-démocratie suédoise n’a jamais vraiment réalisé une primauté du social sur le marché, en assurant l’esprit des accords de « Saltsjöbaden » de 1938, pour éviter le recours aux mouvements sociaux. Grâce au levier de la puissante centrale syndicale LO, il s’agissait de devoir gérer un large consensus social entre le politique et l’économique.
Depuis le milieu des années 1980, les changements politiques en Suède ont concrétisé nombre de compromis nécessaires entre les valeurs individualistes montantes et cette tradition sociale d’un Etat-Providence adulé, bien qu’en crise financière pour couvrir toutes ses dépenses publiques. Cette crise financière s’explique en partie par le rôle important que jouent les 290 communes drainant, dans le cadre d’un système décentralisé, une grande partie des ressources centrales de l’Etat, désengagé au profit de ses régions. D’ailleurs cette politique communale repose beaucoup sur des coalitions trans-partisanes de petits groupes, non représentés au Parlement pour n’avoir pas atteint la barre des 4% mais interagissant au niveau local. Le marché du travail a aussi beaucoup évolué avec d’abord sa féminisation puis une désindustrialisation graduelle au profit de la sphère des services, contribuant à accroître le poids de la protection sociale et de la bureaucratie. L’accroissement des cotisations sociales expliquent l’alourdissement des prélèvements obligatoires avec un déficit budgétaire aujourd’hui de 4% du PIB, obligeant avec la crise du Covid à générer un plan de relance de 10 milliards de couronnes, malgré un retour excédentaire de sa balance commerciale. La dette publique, pourtant divisée par deux depuis les années 2000, atteint plus de 40% du PIB restreignant les marges de manœuvre comme le système n’arrive plus comme dans le passé à atteindre le plein emploi avec un taux de chômage inégalé de plus de 7,5% de la population active, touchant majoritairement les populations immigrées récentes et les jeunes.
A l’image des précédentes campagnes électorales, les débats se sont donc encore enlisés sur des aspects toujours techniques notamment autour de la redistribution fiscale pour financer des politiques publiques aujourd’hui aussi malmenées comme le révéla la crise des hôpitaux face à la pandémie. On considère que la politique de santé est devenue trop décentralisée à la lumière de la pandémie qui fit près de 20 000 morts et où l’Etat s’effaça au profit de l’échelon local et d’un certain laissez-faire unique en Europe au profit des communes et des régions en charge de ces questions. Une instance extérieure formée d’experts dicta alors de manière pragmatique (et non verticale comme en France) les mesures à suivre. La plupart des décès, de personnes âgées et isolées, ont eu lieu dans des institutions privatisées. Et comme en France, on critiqua dès le début de la crise, le manque de ressources et d’équipements dans les hôpitaux publics sous-financés et mal administrés. En terme d’efficacité, le bilan des politiques publiques comme le pointait ce récent débat électoral interpelle au fond la bonne répartition des ressources fiscales. La Suède est classée 5e en terme de taux d’imposition des revenus avec 42,6%, bien après la France seconde avec 45,4% et juste derrière le Danemark numéro un avec 46,5%. Au cœur de tous ces débats, on retrouve le clivage à concilier entre un projet égalitaire et la liberté individuelle d’entreprendre. Mais en combinant choix collectif et fort individualisme, la Suède s’efforce de privilégier l’idée fondamentale d’une sécurité (trygghet) et d’une volonté d’exigence égalitaire (jämlikhet). Comme s’il fallait toujours en profondeur devoir ajuster l’héritage de l’individualisme religieux du protestantisme à l’idée sociale-démocrate d’égalité collective. Ce code moral intériorisé doit pourtant garantir la condition égalitaire du citoyen. Si dans le passé, la sécurité pouvait se traduire de multiples façons dans la vie quotidienne, de la codification des jouets d’enfants aux installations pour handicapés ou de mesures hygiéniste en matière de santé, elle a dérivé aujourd’hui autour de l’insécurité mise en avant par une criminalité nouvelle apparue plutôt dans les banlieues de l’immigration, entachées ces deux dernières années par plusieurs centaines de meurtres entre gangs rivaux. Prisonnier d’un mythe de solidarité sociale d’inspiration luthérienne développé dans les années 1930 autour du concept sécularisé d’accueil avec la Maison du Peuple (Folkhem) prôné alors par Per Albin Hansson, ce « modèle suédois » s’est privé peu à peu de l’énergie morale qui le forgea. Laïcisée, la rhétorique politique empruntée à l’éthique protestante s’en trouve aujourd’hui dévalorisée.
L’utopie et son ombre
Quelles distances séparent les années 1930, qui forgèrent ce système réputé inébranlable, des crises de la modernité et du monde actuel ? Comment appréhender dans un contexte aujourd’hui d’incertitudes fortes, un système de régulation sociale jusqu’ici plutôt fondé sur la sécurité et le compromis social ? La Suède qui devrait prendre la prochaine présidence de l’Union, n’apparait plus comme un champ de véritables innovations, au contraire agitée par toute une série de chocs, internationaux liés à l’abandon récente de sa légendaire neutralité depuis près de 200 ans, pour rentrer dans l’OTAN et faire face à l’invasion russe en Ukraine. Aucune personnalité sur la scène internationale n’a vraiment émergé pour remplacer les anciens premiers ministres, le social-démocrate Olof Palme, puis le conservateur Carl Bildt. En matière internationale, les choix restent ambigus puisqu’avant la guerre en Ukraine, seuls 25% des Suédois étaient en faveur de rejoindre l’OTAN alors qu’aujourd’hui plus de 47% veulent y adhérer. Idem vis-à-vis de l’Europe, où prévaut une certaine hypocrisie à la différence du voisin finlandais, en souhaitant conserver sa souveraineté monétaire sur la couronne pour ne pas adopter l’euro tout en sachant profiter des subventions européennes en faveur des forêts et des agriculteurs. Dans le nouveau contexte d’inflation en Europe, le pays reste pourtant très peu dépendant du gaz russe, ayant su développer ses propres ressources énergétiques sur l’hydroélectricité (40% de l’énergie) malgré le surcoût de l’électricité et la nécessité de faire face aujourd’hui à certaines pénuries puisque seules trois centrales nucléaires fonctionnent sur les neuf autres fermées. Malgré une croissance équilibrée sans déficit important de sa balance commerciale, une sécurité sociale assurée pour tous, des plans de retraite plutôt bien gérés, une politique éducative égalitaire et nivelée par le bas, une égalisation des revenus fixant un cadre de bien-être général, le contexte international et la globalisation pointent les limites d’un système aujourd’hui essoufflé. Il implique déjà un recours massif de 23 milliards de couronnes à l’emprunt pour faire face aux crises énergétiques, prévoyant de prochaines fermetures d’entreprises. L’égalité souhaitée se décline aujourd’hui avec la ségrégation tandis que l’individualisme est devenu une forme nouvelle d’une identité collective suédoise en quête d’elle-même. L’économie numérique a considérablement accentué ces phénomènes de croyances dans une rationalité sociale nouvelle de l’individualisme, imposant depuis 2012 la plupart des transactions monétaires au travers d’une application « Swish » strictement suédoise et gérée par tout le système bancaire ID via le contrôle des smartphones. A droite comme à gauche l’ancien modèle suédois, passé à un stade post-industriel, a institué des normes nouvelles de conformité autour d’une société de surveillance, généralisant un système de caméras dans tous les lieux publics. En porte à faux avec l’absence d’imaginaire politique, ce système social-démocrate dominant gère un ensemble de réseaux et corporations bureaucratiques efficientes légitimant ses solutions techniques sur fond de déréglementations et baisses d’impôts . Comme si cette absence aujourd’hui d’un modèle utopique suédois traduisait lors des dernières élections une sorte de vide politique du moins dans son aspiration à vouloir gérer des destinées de manière collective dans un univers hyper-individualisé et plus multiculturel. L’Etat social s’est peu à peu transformé en un Etat-gérant, imposant des figures parfois contraires pour concilier l’esprit d’entreprise individuel avec celui de solidarité collective. Mais l’esprit protestant et discipliné de la société suédoise, souhaitant concilier éthique de conviction avec éthique de responsabilité, aura survécu à toutes les crises d’une société aujourd’hui en quête de nouveaux modèles.
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