L’affaire Apple ou les vertus de l’Europe par l’exemple edit
Il est rare d’avoir à célébrer, par les temps qui courent, l’utilité de l’Union européenne, les vertus de la concurrence libre et non faussée, l’audace réformatrice de la Commission et le courage d’une commissaire… et pourtant c’est ce que la sanction de 13 milliards d’euros infligée à Apple pour aide d’État illégale nous invite à faire.
Seule l’Union pouvait affronter les GAFA et le gouvernement américain, la petite Irlande n’aurait jamais pu prendre le risque de les irriter. Du reste le gouvernement irlandais craignant les représailles d’Apple s’est empressé de se désolidariser de la décision prise.
Entre les mains de la Commission, le principe de concurrence libre et non faussée a permis une percée historique dans la mise en cause de la souveraineté fiscale des États puisqu’un accommodement fiscal (tax ruling) a pu être requalifié en aide d’État. La souveraineté fiscale des États, jusqu’ici inentamée et qui a pu favoriser des comportements de passager clandestin, a trouvé ses limites grâce à l’usage novateur de la notion d’aides d’État.
Enfin le courage d’une commissaire et la rigueur de son travail (trois ans d’enquête) ont permis de mettre en échec des armées de juristes et de lobbyistes des multinationales. S’attaquer à la première capitalisation mondiale avec près de 500 milliards d’euros, mettre en cause le travail d’armées de financiers, de juristes et oser braver les services fiscaux américains n’était pas chose facile, la commissaire Vestager et le président Junker ont osé.
Ainsi la preuve est faite que c’est l’Union qui protège, que c’est la Commission qui s’attaque aux excès de l’optimisation fiscale aidant ainsi l’Irlande à alléger la charge qui pèse sur ses citoyens et ses PME et que c’est un commissaire européen qui peut établir un rapport de forces plus équilibré avec la première multinationale mondiale.
Revenons donc sur ce qui a permis cette percée européenne en traitant du cas Apple.
L’expansion mondiale d’Apple a été organisée de telle sorte que les bénéfices hors États-Unis ne soient pas rapatriés aux États-Unis où l’impôt sur les sociétés est encore plus élevé qu’en France, et échappent aux fiscs nationaux allemands, français…. réputés plus coûteux que le fisc irlandais. La solution adoptée comporte trois volets : 1/les achats faits en Europe par les consommateurs européens sont réputés être faits en Irlande, 2/les redevances de propriété intellectuelle sont centralisées en Irlande, 3/par accord dérogatoire avec le fisc irlandais les bénéfices réalisés en Irlande (en fait dans des entités sans activités, sans salariés, et sans domiciliation, les entités opérationnelles ne faisant quasiment pas de bénéfices) sont taxés entre 0,5% et 1% alors que le taux légal irlandais est de 12,5%.
Les accords passés entre Apple et l’Irlande que dénonce la Commission et qui ont lésé les fiscs irlandais, européen et américain ont permis de développer en Irlande une base industrielle et de services de près de 5000 emplois dans la région de Cork.
Il ne faut donc pas s’étonner que les autorités américaines aient dans un premier temps dénoncé ces initiatives invoquant pêle-mêle l’acharnement des autorités européennes contre les multinationales américaines puis l’illégitimité de la taxation au regard de la source des revenus (mondiale) puis le caractère rétroactif des mesures prises et pour finir l’instabilité des règles du jeu qui porterait un coup fatal au sérieux de l’Europe comme terre d’investissement. Le fait que Mme Vestager se soit attaquée d’abord à des firmes européennes (Fiat) pour mettre à nu les effets distorsifs en matière de concurrence des tax rulings néerlandais ou luxembourgeois permet de disqualifier l’argument anti-américain. L’argument de l’instabilité des règles n’est pas sérieux en matière fiscale puisque c’est ex post qu’on peut juger de leurs effets sur la concurrence. Reste l’argument essentiel, les États-Unis ayant un taux d’IS à 35% et taxant leurs firmes sur leur bénéfice mondial, l’administration fiscale américaine peut prétendre qu’une part du gâteau lui revient là où les autorités européennes sont fondées à défendre le principe de la taxation sur le lieu de la transaction.
L’Irlande a annoncé immédiatement qu’elle ne réclamerait pas les 13 milliards d’euros à Apple, qu’elle poursuivrait la Commission devant la Cour de justice Européenne pour annuler cette décision et qu’elle maintiendrait une politique relevant de sa seule souveraineté. Le problème est que la Commission ne met pas en cause la souveraineté fiscale de l’Irlande mais les effets distorsifs en matière de concurrence de cette mesure fiscale. Certes l’effet pratique de la décision prise est bien de montrer le caractère illégitime d’une politique qui prive l’Irlande et ses partenaires européens de ressources fiscales quand Apple accumule près de 200 milliards de cash inemployé alors que l’Irlande doit remettre en cause ses dépenses publiques pour absorber le choc de la crise.
L’attitude de la Commission est d’une logique implacable : un régime fiscal dérogatoire altère bel et bien les conditions de la concurrence et crée un avantage illégitime à certains acteurs et pas à d’autres sur un même marché. Un exemple permet de comprendre : si sur le marché de la publicité locale un acteur local paye 34% d’IS et une multinationale bénéficiant d’un tax ruling favorable 0,5%, la concurrence est faussée et l’avantage fiscal octroyé à la multinationale peut être assimilé à une aide d’État.
Reste à comprendre l’attitude d’Apple, des GAFA et plus généralement des multinationales US qui pour fuir leur IS national ont inventé des montages défiscalisants en les faisant valider par des petits pays européens. L’argument avancé du strict respect des législations fiscales nationales prête à sourire : les tax rulings négociés sur mesure et les emplois promis ne relèvent pas des règles fiscales ordinaires. De fait, depuis la crise de 2007-2008, la tolérance dont ils ont pu bénéficier jusqu’ici est en train de voler en éclats. Les assauts du fisc américain contre les pratiques de leurs champions, la volonté du président Obama de forcer ces entreprises à rapatrier tout ou partie des milliers de milliards de dollars détenus hors des États-Unis pour échapper à la taxation et les premiers échecs des fusions de commodité fiscale (affaire Pfizer-Allergan) témoignent de ce nouveau cours.
Au total l’affaire Apple livre trois enseignements.
Lorsque les États-Unis dénoncent le caractère extraterritorial des normes européennes et accusent la Commission de cibler les entreprises américaines, ils rendent le plus bel hommage imaginable à la construction européenne. De même que BNP Paribas, Alstom ou la Deutsche Bank ont pu se plaindre des effets extraterritoriaux des règles américaines l’Europe, puissance en formation, est peut-être en train de prendre la même voie.
Lorsqu’un pays membre de l’Union européenne négocie un niveau de taxation infinitésimal avec une firme américaine, lésant au passage ses partenaires européens au nom de la souveraineté fiscale, il est rassurant de découvrir que l’arme de la concurrence peut être mobilisée pour étendre le spectre d’intervention de la Commission au nom de l’intérêt général européen.
Enfin la nécessité de trouver de nouveaux revenus fiscaux pour continuer à produire des biens publics tant aux États-Unis qu’en Europe tout en maîtrisant les déficits publics rendent indispensable un nouveau compromis fiscal. Ce que révèle paradoxalement l’affaire Apple c’est en fait la convergence euro-américaine pour mettre en œuvre de manière négociée les principes formulés par l’OCDE.
Si l’Europe permet d’établir un meilleur rapport de forces avec les États-Unis, il reste à se servir du levier fiscal pour redonner de l’oxygène aux firmes européennes face aux GAFA et à inventer un autre compromis entre autonomie et convergence fiscale au sein de l’Europe.
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