Le conflit de génération autour de l’écologie: une polémique artificielle? edit
La critique écologique dénonce le capitalisme, le pillage des ressources naturelles, le consumérisme et ses dérives, armes classiques de la pensée radicale. Au cœur du dispositif de communication, Greta Thunberg et ses émules ont rajouté une note percutante, l’imprévoyance coupable des générations d’avant. Que penser de cet ajout sémantique ?
Pour traiter de ce sujet examinons d’abord la question écologique à l’aune de l’opinion et des engagements politiques des diverses générations.
L’écologie comme étendard générationnel
L’esprit du temps, c’est l’écologie. Les études d’opinion montrent que la conscience verte connaît un coup d’accélération à partir de 2018. Une sensibilité qui n’épargne personne ; mais les jeunes, directement menacés par le réchauffement climatique et perméables aux valeurs de la pensée sauvage, manifestent une acuité plus vive sur ce sujet : s’esquisse chez eux un « value gap » avec les autres générations. Pourtant, les différences d’opinion avec les autres classes d’âge ne sont pas si clivantes[1] quand on entre dans le détail des sous-enjeux écologiques[2] et des solutions à apporter – en 2019 pour 49% des 15-24 ans, l’écologie est la question la plus importante d’aujourd’hui et pour 44% des 25-34 ans, c’est la seconde question (après la hausse des prix), alors que globalement pour l’ensemble des sondés, elle vient en seconde position (36%) après l’emploi (43%) et à égalité avec les taxes et impôts. La sensibilité à l’écologie est plus marquée chez les CSP + et chez les urbains. La confiance accordée aux scientifiques pour évaluer correctement les effets du dérèglement climatique émane plus clairement des diplômés du supérieur (72% contre 66% chez les moins diplômés), ainsi que son imputation aux activités humaines. Le fait qu’il faille modifier nos modes de vie est aussi corrélé positivement avec le niveau d’études (54% pour les diplômés de l’Université contre 50% pour les autres) ainsi que l’appel à une modération de la consommation (42% contre 37% en moyenne). Le « value gap » doit donc être rapporté au niveau éducatif. Les étudiants et les jeunes professionnels occupent ainsi l’épicentre de l’espace idéologique[3] des mille nuances de vert, mais au sein d’une évolution générale des esprits.
C’est surtout dans la sphère politique qu’une petite fraction des jeunes éduqués pose sa griffe : on le repère dans le vote écologiste, en particulier aux présidentielles et aux élections municipales de 2020 (marquées toutefois par un taux exceptionnel d’abstentions), mais également dans les protestations publiques, d’Extinction-Rébellion aux Marches pour le climat. Rien ne prouve qu’ils soient plus zélés que les autres dans les actes du quotidien, mais ils se démarquent par des engagements inscrits dans la sphère professionnelle et associative. Dans les années 70 l’alter-élite révérait Che Guevara et s’insurgeait contre l’impérialisme américain, aujourd’hui elle campe dans l’entrepreneuriat social et les plateformes collaboratives, combinant compétence managériale, esprit solidaire et innovation sociétale, le tout sous l’ombrelle de la qualité de la vie et de la recherche du sens. Aux côtés de l’environnement, enjeu emblématique de cette génération, d’autres mouvements sociaux des années 1970, issus de la nouvelle gauche ou de la mouvance hippie, ont été ranimés et recyclés sous des formes inédites, via les réseaux sociaux: culture du partage et de l’auto organisation, transition alimentaire et agriculture urbaine, féminisme, vie locale et idéaux des « communs ». Ici et maintenant, et assez loin de l’enceinte des partis politiques –les leaders écologistes s’éparpillent d’ailleurs dans tous les âges.
Au sein des couches cultivées des 25-40 ans, l’écologie engagée fédère deux fractions : d’une part, une fraction surdiplômée bien intégrée dans les métiers du management et de l’expertise, mais qui entend garder ses distances face aux diktats de la compétition tous azimuths et du modèle de la consommation ostensible – l’aspirational class dépeinte par Elizabeth Currid-Halkett (voir mon article Telos du 6 avril 2018) ; de l’autre, une fraction diplômée du supérieur long également, mais qui subit la dégradation de statut, de salaire, et plus généralement de conditions de vie des professionnels des secteurs de l’éducation, de la culture ou de la santé, ou du social, et qui se vit, à sa manière, comme déclassée. L’écologie, au delà de la perception plus ou moins aigüe d’une urgence vitale, peut se lire comme le signe d’une exigence morale, et/ou comme la manifestation d’un sentiment de déclassement. Les coalitions «rouge/vert» qui ont remporté plusieurs grandes villes comme Lyon, Bordeaux, Marseille[4] lors des élections municipales de 2020 résultent de cette évolution des 20% de la génération Y (25-40 ans) ayant suivi un cursus universitaire long (bac + cinq et souvent plus).
L’écologie, échiquier des influenceurs du Net
Autre aspect générationnel : l’écologie inspire des influenceurs du Net. Ainsi avec 10 millions de vues de sa dernière vidéo Pensée sauvage, Camille Etienne, dont la notoriété s’est déployée au cours de la phase confinement-déconfinement du printemps 2020, marche à petites foulées dans le sillage de Greta Thunberg. Un peu plus âgée et presque professionnalisée, elle livre une version pastel de la teenager suédoise.
Comment aujourd’hui, à 22 ans, sort-on de l’ombre pour filtrer doucement dans un halo de lumière ? Depuis deux ou trois ans Camille Etienne alimente un compte Instagram où sont réunis des témoignages sur sa vie privée et ses faits d’armes d’activiste. De son histoire familiale on retient qu’elle a été élevée dans un village des Alpes, qu’elle est l’enfant d’une championne d’escalade devenue naturopathe et d’un guide de haute montagne : le bagage parfait pour engendrer une vocation. Quand elle entre à Sciences Po, qui la conduit à effectuer un stage en Finlande sur l’agriculture, elle entame un itinéraire dans l’écologie militante. Elle ouvre son site, crée une chaine Youtube et fabrique des podcasts au service de la cause : voyager sans prendre l’avion, encenser l’agriculture de proximité, exiger l’emploi des semences paysannes, se mobiliser contre la déforestation de l’Amazonie, se soigner par les plantes, promouvoir l’autostop, etc. Elle croise Cyril Dion, Yann Arthus-Bertrand et Cécile Duflot, participe à des actions militantes au Festival de Cannes et à celui des créations télévisuelles de Luchon, et finalement est invitée en conférencière deci delà : en vedette américaine de la pause café lors d’un séminaire organisé par la banque JP Morgan autour des marchés financiers, en témoin lors de l’Université du MEDEF de 2020, ou, plus attendu, à Makesense, un espace de coworking et une plateforme collaborative où se rencontre une communauté vouée à une société inclusive et durable. Elle fait aussi des « shooting » pour des marques éco-responsables (exemple : Poétique Paris, maison de l’alter-cuir, qui fabrique des vestes vegan à base d’épluchures de pomme de terre). Elle signe la tribune publiée par le Monde en faveur de la décroissance et l’entrée en résistance climatique dans l’après Covid. Sur Instagram elle comptabilise 26 000 abonnés en août 2020.
Activation du conflit générationnel
Rendre responsables des malheurs d’aujourd’hui les générations d’avant est de bonne guerre et d’une résonnance médiatique garantie. En envoyant aux orties la société patriarcale, les boomers en savent quelque chose – et peuvent rappeler en souriant que le procès de la culture marchande s’est ouvert dès 1967 avec La Société du spectacle de Guy Debord.
Dans la valse des éternels recommencements, les nouveaux entrants sur la scène politique tentent d’imprimer leur identité, ont tôt fait de placer leurs parents le dos au mur, et de dénoncer leurs mauvais choix, leur inconséquence, et leur impéritie. La dramatisation du conflit de génération est assez artificielle, puisque, comme nous l’avons vu, la conscience écologique se distille largement dans toutes les couches de la population. Elle marque donc plutôt l’annonce d’une reprise du flambeau contestataire qu’une véritable déclaration de guerre aux générations d’avant. Il serait d’ailleurs cocasse d’entonner un hymne anti-famille, comme les boomers l’ont fait pendant quelques courtes années à l’égard de leurs «vieux», alors que cette institution est assise sur un socle de confiance en béton et que l’image des autres institutions (gouvernement, partis, syndicats) ne cesse de s’effriter.
Le paradoxe, c’est que les millenials ont bénéficié eux aussi du technocapitalisme et de la bulle d’abondance, en termes de confort matériel, d’accès à l’éducation, à la consommation, à un large éventail de biens culturels, et de transmission intergénérationnelle monétaire, plus que tout autre génération avant eux. Bien sûr, ils n’ont pas directement participé à l’ivresse des Trente Glorieuses, mais ils en ont indirectement tiré parti, avant que les classes d’âge arrivant sur le marché du travail à partir des années 1990 connaissent les difficultés de l’entrée dans l’emploi – surtout pour les peu diplômés. Avec le Covid, les plus jeunes de la génération Y ont chaviré en quelques mois d’une situation qui semblait s’améliorer (développement des emplois et des formations en apprentissage) à une impasse et un mur d’incertitudes : pour terminer leurs études, s’insérer dans l’emploi, en sus des menaces induites par les crises sanitaires et écologiques. Ce challenge laissera des traces, et authentifiera la génération Covid. Aujourd’hui, la fraction la plus éduquée de la jeunesse semble vouloir inverser la vapeur, apporter sa pierre aux choix politiques qui engagent son avenir et corriger les effets délétères du modèle productiviste : on ne peut qu’applaudir et penser que les boomers ont à leur tour beaucoup à attendre de leurs enfants.
Toutefois, ces derniers seront confrontés à un problème de taille. La redistribution des fruits de la croissance s’est effectuée sur un mode inégalitaire au cours des dernières décennies en particulier en termes patrimoniaux[5], selon les milieux et selon les régions. Si tout le monde est à peu près d’accord pour affirmer qu’il faudra changer les modes de vie[6] et que les États prennent des mesures, on sent bien poindre l’exigence d’une répartition juste des efforts entre les catégories d’individus, et les divergence de vues sur les priorités (par exemple la réticence des CSP- à l’égard de mesures comme la taxe carbone, ou sur les véhicules polluants ; à l’inverse, leur moindre emballement pour les menus végétariens à la cantine). Les choix politiques des nouvelles générations face au réchauffement climatique présagent d’être cornéliens… ou explosifs.
[1] Etude dirigée par Daniel Boy, octobre 2019 https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/enquete-representations-sociales-changement-climatique-20-vague.pdf. Par exemple, une forte majorité des individus croit que les conditions de vie (65 %) sont destinées à se dégrader fortement.
[2] Par exemple le réchauffement climatique, est perçu comme plus important chez les plus de 50 ans que chez les jeunes et n’est pas un sujet clivant entre CSP+ et CSP -. Les jeunes sont plus sensibles à la dégradation de la faune et de la flore que les personnes âgées. Le risque nucléaire est perçu comme important par seulement 10 % des individus, et n’est pas un sujet clivant.
[3] Anne Muxel, « Retour sur les municipales, les jeunes à la pointe du vote vert », The Conversation, 8 juillet 2020.
[4] Jean-Laurent Cassely, Sylvain Manternach, Comment la gauche néo-marseillaise a éjecté la bourgeoisie locale, Note de la Fondation Jean-Jaurès, 1er août 2020.
[5] Nicolas Frémeaux, Les nouveaux héritiers, La République des idées 2018. L’auteur argumente qu’ à partir des années 70 on voit le retour des rentiers, les héritages étant évidemment fortement inégaux. Si l’on ne prend que la classe d’âge des 20-29 ans en 2015, la valeur moyenne du montant hérité est de 29 600 euros. Puis si l’on découpe cette population en déciles, on observe que pour P0-P50, la valeur moyenne est de 3 100 ; pour P50-P90, elle est de 22 700 euros ; et pour P90-P100 elle est de 83 600 euros.
[6] En final, ce qui ressort des études longitudinales d’opinion sur l’écologie est étonnant : au fur et à mesure que l’enjeu climatique se précise, l’enthousiasme pour «le changement nécessaire de mode de vie» se raidit – au début des années 2000, 70-75% des individus adhéraient à cette perspective, dans les années 2018-2019, ils ne sont plus que 50%.
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