Le spectre de la convergence des luttes edit
La pause du coronavirus n’aura été que de courte durée : avec plusieurs appels à la grève, et sous des revendications diverses, un mouvement social diffus redémarre aujourd’hui. Verra-t-on revenir avec lui le spectre d’une «convergence des luttes» ? Depuis les mobilisations contre la loi El Khomri en 2016, de nombreux militants se réfèrent à cet horizon, dont la signification dépasse de loin la simple unité du front syndical. Portée par des dirigeants politiques ou syndicaux comme Jean-Luc Mélenchon et Philippe Martinez, la formule est réapparue lors des mouvements de protestation contre les réformes du Code du travail, du statut de la SNCF ou des régimes de retraites. Reconnaissant la pluralité des causes et des organisations, elle vise en même temps à la conjurer en projetant un imaginaire d’unité. Mais la puissance évocatrice de la formule se heurte aux réalités de l’histoire politique et sociale. Elle masque aussi un profond malentendu entre les deux visions qui mettent en scène l’unité à venir, l’une qui renvoie à une certaine tradition léniniste, l’autre issue des campus. Deux visions qui, de façon paradoxale, ont du mal à converger.
La nostalgie du parti de masse
En octobre 2018, à la veille d’une journée d’action, le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez expliquait : « Notre objectif, c’est de cristalliser les mécontentements »[1]. De quels mécontentements s’agissait-il alors ? De ceux qui concernent le seul monde du travail ? Ou de colères et d’intérêts plus généraux ? Dans les faits, la CGT allait très vite être débordée par l’irruption des Gilets jaunes, un mouvement de type inédit et ambigu, liant la colère des ronds-points, née de l’angoisse des fins de mois, à des objectifs très politiques comme la création d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), la mise en cause du Parlement, ou la démission de Macron, sur fond de références au peuple et à 1789. Après un temps d’hésitation au début du mouvement, la CGT allait sans cesse rechercher des convergences avec les Gilets jaunes. Or, sauf quelques actions sporadiques, la rencontre n’eut pas lieu. Un élément d’explication réside dans la divergence entre deux cultures d’organisation, l’une, celle des ronds-points, horizontale, informelle, et méfiante à l’égard de toute représentation, l’autre, celle du syndicalisme CGT, plus formelle, organisée, régie par le principe de la délégation.
La difficulté de la « culture CGT » à entrer dans le mouvement renvoie à une longue évolution historique : la crise du politique et des partis politiques qui dans le passé pouvaient organiser de très larges mouvements revendicatifs, syndicaux ou sociétaux. On est là en présence d’un phénomène, aujourd’hui caduc, dont la mémoire imprègne encore le syndicalisme et d’autres types de militantismes politiques. Quand, chez LFI, à la CGT, chez Solidaires ou à l’UNEF, certains dirigeants rêvent de cristalliser les mécontentements, ils expriment en réalité un regret, très prégnant au sein de leurs organisations, où certains militants plaident aujourd’hui pour une réactivation de la capacité politique à organiser le mouvement social. Cette sensibilité renvoie à la fois à des rapports « parti-syndicats » propres au XXe siècle et, dans l’idéologie communiste qui marque encore la culture de la « gauche de la gauche » et d’une partie de la CGT, à une certaine vision de l’organisation des masses.
Au siècle dernier, sur le terrain des luttes sociales ou protestataires, c’est le PCF qui en France sut le mieux incarner la capacité politique à encadrer et à mobiliser hors du parti ce qu’il désignait alors par l’expression de « masses populaires ». Le Parti, « avant-garde » de la classe ouvrière, indiquait alors la voie à une CGT qui jouait le rôle de « courroie de transmission ». Par ailleurs, si la recherche de rapports privilégiés avec le monde du travail s’explique pour des raisons doctrinales – la « lutte de classes entre le capital et le travail » selon Marx – le PCF œuvra avec succès à la mise en place d’organisations de masses renforçant son emprise sur des populations très diverses : femmes, jeunes, étudiants, paysans, intellectuels voire anciens combattants[2]. Il s’employa aussi à élargir ses zones d’influences par l’entrisme ou l’accès à la direction d’organisations et d’associations, notamment dans le monde de l’éducation (enseignants, parents d’élèves, éducation populaire), mais pas seulement. Il s’agissait là d’un maillage sociétal qui, joint à l’implantation territoriale du Parti (le communisme municipal) et à la diffusion de nombreux médias, impliquait un fait majeur : l’institution d’assises multiples qui généraient des « mobilisations de masses » coalisant des intérêts distincts et spécifiques voire les dépassant pour les faire fusionner dans des objectifs politiques précis et homogènes. Il en était ainsi de mouvements parfois gigantesques s’opposant aux pouvoirs en place, au colonialisme, au fascisme ou agissant en faveur de la paix, de la solidarité internationale, de nouveaux droits politiques ou sociaux, etc.
Cette capacité inégalée à coaliser des organisations relevant de la société civile est depuis longtemps perdue, pour de multiples raisons. La principale est sans doute la crise de la représentation et donc des partis qui pouvaient produire l’agrégation politique voire la fusion d’intérêts distincts portés par des mouvements épars et spécifiques. Mais on peut pointer aussi l’évolution des modes de militantisme et la quasi-disparition du militant multicarte qui était la cheville ouvrière de ce pouvoir de mobilisation. Aujourd’hui le PCF regroupe moins d’adhérents que la moindre des organisations de masse qu’il coalisait hier. Pour autant, le rêve d’une coalition des luttes continue à nourrir les imaginaires militants, voire à inspirer certaines stratégies. On observe ainsi dans certains appareils fédéraux de la CGT une tendance à une repolitisation impliquant le PCF ou LFI ; ou, chez Solidaires, la recherche de liens étroits avec le NPA.
Le problème est que la société civile, au-delà des solidarités spontanées et des détestations en commun, est beaucoup plus éclatée et autonome qu’il y a quelques décennies. En outre, les franges les plus militantes, loin d’être les plus mobilisables, sont aujourd’hui engagées dans un mouvement profond de divergences, pour ne pas dire d’exclusion mutuelle.
Mille plateaux
La crise du politique, qui s’est manifestée dans le reflux de certains partis, n’a pas seulement conduit à l’enclavement des conflits sociaux ou de la grève dans des secteurs bien connus (comme l’a montré, une fois de plus, le récent conflit sur les retraites). Cette crise s’est aussi manifestée dans l’éclatement des mobilisations collectives et une multiplicité de mouvements toujours plus spécifiques, se situant hors des revendications traditionnelles liées au travail mais aussi hors du champ du politique ou des partis.
Quand émergèrent, au début des années 1970, ce qu’on appelait alors les « nouveaux mouvements sociaux » typés par le refus de certaines traditions politiques ou syndicales, ils furent ignorés ou dénoncés par un PCF, une CGT et de petits groupes gauchistes alors influencés par une conception léniniste étroite. Féminisme, écologie politique, régionalisme trouvèrent parfois des « ports d’accueil » au PSU ou à la CFDT dans les années 1970, plus tard au PS. Intellectuellement et politiquement, ces nouveaux mouvements et les sociologies militantes qui les portaient étaient difficiles à insérer dans les organisations « à l’ancienne » comme celles de la nébuleuse communiste. Non seulement leurs assises sociales respectives coïncidaient de moins en moins, mais les causes qui les régissaient procédaient de sources ou de visions radicalement différentes. Entre le refus de la croissance et la hausse du pouvoir d’achat, ou entre le « centralisme démocratique » et les nouvelles aspirations participatives, il y avait un gouffre.
Les théoriciens (Deleuze, Foucault) qui tentaient de formuler ces nouveaux imaginaires militants insistaient sur le local, le multiple, le spécifique, le différent. Ailleurs, certains politistes ou sociologues pointaient l’apparition d’un registre juridique qui débordait les attentes sociales les plus classiques, en visant la conquête de nouveaux droits pour des groupes plus restreints. L’horizon social et politique de ces combats n’était plus « les masses » mais les minorités, étendues parfois à la « multitude ». La diversité l’emportait sur l’unité imaginaire de « la classe ouvrière » ou celle du « peuple ».
Ce gouffre entre deux registres de discours et d’action s’élargit durant près de vingt ans, avant qu’apparaisse dans les années 1990 une forme de recomposition, dans l’ordre du discours tout au moins. Autour du Bourdieu de La Misère du monde (1993), sur fond de déclin marqué du PCF, et avec comme moment fédérateur la « grève par procuration » de décembre 1995, un imaginaire politique se recompose alors autour de quelques éléments : le refus du « libéralisme », l’angoisse de la « destruction du modèle social », l’affirmation du secteur public comme rempart face à la mondialisation capitaliste, la dénonciation d’une « domination » dont les médias seraient les « chiens de garde », parfois le rêve d’un « autre monde ». Du côté syndical, l’autonomie accrue de la CGT par rapport au PCF mais aussi l’émergence de SUD et l’affirmation d’une certaine opposition au sein de la CFDT permettent des convergences avec une gauche radicale notamment dominée par l’altermondialisme ou par des urgences sociales découlant du chômage et de la précarité (mouvements de chômeurs, intermittents voire « nouveaux prolétaires »). « Tous ensemble », le slogan du mouvement de 1995 qui est devenu la devise de la CGT, peut apparaître alors comme un horizon dans lequel s’inscriraient tous ceux qui s’insurgent contre les nouveaux « maîtres du monde ».
Nouvelles radicalités et rêves de convergence
Mais 1995 s’est révélé un chant du cygne. La greffe entre certaines radicalités syndicales ou politiques et les nouvelles radicalités ne s’est pas faite. Il est aujourd’hui possible de comprendre cet échec, alors même que la constance depuis quelques années d’une agitation sociale et la contestation permanente du pouvoir politique ou du « système » fait craindre à certains, souhaiter à d’autres, l’avènement de cette « convergence des luttes » qui concurrence « l’insurrection qui vient » dans le répertoire des figures de l’alternative politique et sociale.
Si rien de tel ne s’est produit, c’est que, alors même que certains milieux syndicaux et partisans renouent avec le thème de la convergence des luttes, les mouvements sociaux qui font les radicalités d’aujourd’hui s’inscrivent dans un imaginaire social, un répertoire d’action et un registre de discours très différents de ceux qui marquent encore la CGT ou les néocommunistes de LFI.
Passons rapidement sur la jonction manquée avec les Gilets jaunes, un mouvement épisodique qui ne semble pas avoir de lendemain et que Marx eût probablement lu comme une jacquerie. La vraie question, ce sont les causes qui sont désormais sur le devant de la scène sociale et qui captent les énergies militantes les plus vives. Or, entre ces causes toujours plus diverses et des mouvements traditionnels issus du mouvement ouvrier, il existe des clivages et des incompatibilités majeurs, qui concernent aussi bien le régime de discours que le mode d’organisation.
D’une manière générale, les syndicats, comme les forces politiques instituées, s’appuient sur le principe de délégation, une hiérarchisation des pratiques militantes, la légitimation de la parole portée par le sommet face à celle de la base et une vision économique qui parce qu’elle se situe dans l’urgence des réponses face au chômage se veut favorable au concept de croissance économique même si celle-ci se pare à l’occasion de couleurs diverses dont le vert. Or les causes émergentes et la version contemporaine des « nouveaux mouvements sociaux » ne s’inscrivent pas du tout dans cette optique. Du côté de l’écologie politique, l’activisme incarné par « Extinction Rebellion » repose sur la contestation de l’idée même de production et sur le rêve de renverser la société industrielle. Du côté des causes sociétales (féminismes, indigénisme, zadisme, antispécisme, nébuleuse LGBT), les « mille plateaux » de Deleuze ont beau être connectés par des éléments de langage vaguement bourdivins (où la domination occupe une place de choix), ils sont engagés dans un régime de discours où l’expérience seule fonde la légitimité à « parler », à prendre la parole et où toute délégation et « porte-parolat » sont disqualifiés d’avance. Une femme lesbienne noire ne subit pas la même oppression qu’un homme arabe hétérosexuel et, dans ces imaginaires militants, « porter la voix » d’un opprimé, au nom d’une institution établie quelle qu’elle soit, c’est participer à son aliénation. Le fil conducteur de l’intersectionnalité apparaît bien ténu pour faire tenir ensemble des causes qui se vivent comme des différences foncières et cultivent au plus haut point le refus de la délégation, un refus qui fait d’ailleurs écho à celui des Gilets jaunes.
Aujourd’hui, un certain activisme de campus peut donner l’impression que ces divergences peuvent être dépassées. Des éléments comme la désignation d’un ennemi commun (hier Sarkozy, aujourd’hui Macron) peuvent entraîner ici ou là des effets de convergence. Mais les profonds processus de divergence n’en sont pas moins réels. L’isolement subi des organisations partidaires ou syndicales incapables d’organiser la coalition dont elles rêvent, d’un côté, de l’autre l’isolement choisi des défenseurs irréductibles de leurs propres différences irréductibles, tout cela amène à considérer d’un œil dubitatif l’imaginaire de la convergence qui se déploie dans les discours et sur les banderoles. Tous ensemble ? Oui, mais séparément.
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[1]. Le Figaro, 7 octobre 2018.
[2]. Comme un « inventaire à la Prévert » ou de brefs rappels de sigles d’organisations concernées ici : Union des femmes françaises (UFF), Mouvement Jeunes Communistes (de France (ou Jeunesses communistes, JC), Union des étudiants communistes (UEC), Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), Association républicaine des anciens combattants (ARAC) ; ou pour les zones d’influence : la Fédération syndicale unitaire (FSU), l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), etc.