L’entreprise de subversion de la démocratie américaine edit
Qui aurait dit il y a moins d’une décennie que la grande démocratie américaine serait bientôt dans un péril extrême ? C’est pourtant bien la situation actuelle. Un grand jury vient de voter l’inculpation de l’ancien président, Donald Trump, pour « complot en vue de frauder les États-Unis, complot visant à priver les électeurs de leur droit de vote et complot en vue d’entraver une procédure légale », comme l’a déclaré le procureur spécial Jack Smith, affirmant que « l’attaque contre le Capitole de notre pays le 6 janvier 2021 était une attaque sans précédent contre le siège de la démocratie américaine. Elle a été alimentée par des mensonges de l’accusé, a ciblé et entravé une fonction fondamentale du gouvernement des États-Unis : le processus national de collecte, comptage et certification des résultats de l’élection présidentielle ». Il accuse l’ancien président d’avoir créé « une atmosphère nationale intense de méfiance et érodé la confiance du public dans l’administration des élections ». Le crime commis par Donald Trump est donc d’une gravité extrême puisque, en clamant que l’élection lui a été volée, c’est la démocratie américaine elle-même qu’il a attaquée, la légitimité du régime démocratique étant fondée sur la confiance des citoyens dans le bon déroulement du processus électoral et dans la véracité des résultat proclamés.
On aurait pu penser que la gravité de ces accusations aurait entraîné une mobilisation massive du peuple américain pour la défense de ses institutions, la tentative de Trump de faire inverser les résultats de l’élection, notamment dans l’Etat de Géorgie, étant évidente. Rappelons succinctement cet épisode géorgien. Il s’agit d’un entretien téléphonique de Donald Trump, le 2 janvier 2021, avec Brad Raffensperger, le Secrétaire d’Etat de Géorgie, un républicain. Joe Biden avait remporté le scrutin avec 2 473 633 voix, contre 2 461 854 pour son adversaire, soit une marge de 11 779 bulletins. La Géorgie avait déjà procédé à un recomptage manuel des bulletins. Aucune fraude massive n’avait été détectée. Selon la commission d’enquête parlementaire, « le président a essayé de parler par téléphone avec Raffensperger à dix-huit reprises au moins » avant de parvenir à ses fins : « Alors dites-moi, Brad, qu’allez-vous faire ? On a gagné l’élection, et ce n’est pas juste de nous l’enlever comme ça. Et ça va coûter très cher de nombreuses manières. » « Alors, écoutez. Tout ce que je veux faire, c’est ça. Je veux juste trouver 11 780 voix. » Trump prévient enfin Raffensperger qu’il prend « un grand risque », en laissant un « crime » se commettre. Cette incroyable conversation avait été enregistrée et a été largement diffusée. Chaque Américain a donc pu l’écouter.
Le 14 août, Donald Trump a été mis en accusation par un grand jury de Géorgie. La procureure Fani Willis a commenté ainsi l’acte d’accusation : « L’accusé Donald Trump a perdu l’élection présidentielle américaine qui s’est tenue le 3 novembre 2020. L’un des Etats qu’il a perdus était la Géorgie. Trump et les autres accusés ont refusé d’accepter que Trump ait perdu, et ils ont sciemment et volontairement rejoint un complot visant à modifier illégalement le résultat des élections. » Cette inculpation complétait ainsi celle effectuée le 1er août à Washington par le procureur fédéral spécial Jack Smith, pour tentative de coup d’Etat lors de l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021. Trump est alors monté aux extrêmes, caractérisant le pouvoir actuel de « dictature marxiste du tiers-monde dirigée par un tyran incompétent mais véreux qui tente de placer votre sort entre les mains de procureurs vengeurs et corrompus. Le communisme a enfin atteint les côtes américaines », a-t-il ajouté. « Nous ne reconnaîtrons jamais notre défaite », avait-il déclaré auparavant.
Malgré les preuves accablantes de la tentative de Donald Trump de subversion de la démocratie américaine, le peuple américain ne l’a pas condamnée massivement. C’est ce que montre le sondage New York Times / Siena College administré du 23 au 27 juillet. Notons d’abord que cette enquête place Biden et Trump au coude à coude pour la prochaine élection présidentielle avec 43% chacun (tableau). L’élection de Trump l’an prochain paraît donc aujourd’hui possible. La tentative de Trump et sa mise en accusation n’ont aucunement ébranlé l’électorat républicain. 91% de ses électeurs de 2020 ont en effet l’intention de revoter pour lui l’an prochain, proportion plus importante encore que chez les électeurs de Biden. On pourrait alors penser que ces électeurs sont demeurés fidèles à Trump malgré les crimes qu’il a commis. Qu’ils sont prêts à passer l’éponge. Tel n’est pas le cas. L’écrasante majorité d’entre eux estiment au contraire qu’il n’a commis aucun crime (au sens américain du terme) et qu’il n’a fait qu’exercer son droit de contester les résultats de l’élection (tableau). Que donc son comportement est tout à fait normal et en rien répréhensible.
Cette observation nous amène à penser que cet électorat n’est pas attaché aux institutions pour elles-mêmes. Que la démocratie libérale n’a pas pour lui de valeur en soi. Que le rapport de ces électeurs aux institutions se fonde sur d’autres types de critères que juridiques, qu’elles ne sont acceptées que dans la mesure où elles offrent le cadre adéquat à leur conception de la société américaine et à la manière dont ils estiment qu’elle doit fonctionner. Or les électeurs de Trump sont très nombreux à refuser les évolutions rapides que la société américaine a connu au cours des dernières décennies. Le sondage cité montre en effet que, dans leur majorité (63%), ces électeurs estiment que l’Amérique est sur la mauvaise voie et elle est en danger d’échouer (fail) comme nation (tableau). Cette vision pessimiste se fonde sur leurs attitudes négatives à l’égard de certaines des évolutions en cours. Ainsi, par exemple, la majorité de ces électeurs est hostile à la légalisation de l’avortement et une forte minorité s’oppose à la naturalisation des immigrants sans papiers. Plus largement, les questions religieuses et raciales forment la toile de fond sur laquelle se dessinent les clivages qui divisent aujourd’hui la société américaine.
Les compromis, grâce auxquels les deux grands partis américains ont pu gouverner alternativement le pays dans le cade des institutions démocratiques depuis de nombreuses décennies, n’ont été possibles et acceptés par leurs électorats respectifs que tant que ceux-ci ressentaient que, malgré les désaccords existants, le peuple américain existait comme nation. Ce ne fut pas toujours le cas. Lorsque, dans les années 1860, la question de l’abolition de l’esclavage est devenue centrale pour la société américaine et insoluble dans le cadre des institutions établies en 1787, les Etats esclavagistes ont fait sécession et, rejetant ce cadre institutionnel, ont voulu régler le problème par la guerre. Une guerre qui a fait plus de 600 000 morts.
Le danger que court aujourd’hui la démocratie américaine n’est probablement pas aussi grave qu’alors mais les désaccords sur ce que doit être la société américaine sont de nouveau profonds et provoquent une rupture du consensus sur les institutions. Le fonctionnement bipartisan du système politique, dans la paix civile et dans le respect commun des institutions, convient de moins en moins à une large partie de l’électorat américain qui estime que la société américaine, tels qu’ils la conçoivent et la défendent, est menacée de disparition. C’est ce qu’a compris Donald Trump lorsqu’il s’est lancé en 2016 à l’assaut du pouvoir. Il a pu conquérir le parti républicain grâce au soutien de cette partie de l’électorat qui rejetait le consensus existant, transformant alors ce parti en une machine de guerre contre le système politique, un instrument de subversion de la démocratie américaine. Comme à la veille de la guerre civile de 1861 deux Amériques s’observent et se rejettent aujourd’hui dans un climat de guerre civile froide. Interrogé le 23 août par Tucker Carlson sur Fox News sur le fait de savoir si la nation américaine se dirigeait aujourd’hui vers un conflit ouvert, Trump a répondu : « Je ne sais pas. Je peux dire cela : il y a un niveau de passion que je n’ai jamais vu. Il y a un niveau de haine que je n’ai jamais vu. Et c’est probablement une mauvaise combinaison. » Une combinaison dont il est l’ingénieur en chef !
Tableau - Attitudes des électeurs américains selon leur vote présidentiel de 2020. (%)
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