Les Insoumis et la République edit
Après qu’Elisabeth Borne a, une semaine après la mort de Nahel M., accusé LFI d’être sorti du « champ républicain » en refusant de lancer un appel au calme, Thomas Legrand, dans un billet de Libération, reproche à la Première ministre de confondre « l’arc républicain avec le cercle de la raison ou avec la culture gouvernementale ». Ce reproche mérite qu’on s’y arrête pour évaluer sa pertinence. « On peut être radical, très radical, turbulent, très turbulent, écrit-il, et faire partie intégrante de l’arc républicain. Les sans-culottes, dont le bonnet phrygien reste le symbole de notre République, n’en furent-ils pas, d’une certaine manière, les cocréateurs ? Il faut s’entendre sur ce qu’est l’arc républicain. »
Thomas Legrand pose une question tout à fait légitime. Comment nier que les sans-culottes et le bonnet phrygien fassent partie de l’histoire de la Grande Révolution et demeurent vivants dans la mémoire nationale ? Comment nier que la Première République a été fondée après qu’un mouvement populaire a chassé le roi et détruit l’Ancien Régime ? Comment oublier que notre histoire a retenu d’abord de l’année 1789 la date du 14 juillet, date de la prise de la Bastille, comme symbole de la Révolution et non pas celle du 17 juin, quand les députés du Tiers État, considérant qu’ils représentaient « les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la nation » se sont proclamés Assemblée nationale, faisant acte de souveraineté en matière d’impôt et décidant d’élaborer une constitution.
Il faut également rappeler que si la première constitution, celle du 3 septembre 1791, était représentative dans son principe mais non pas républicaine puisque la France demeurait un royaume, en revanche, en 1792, la République a été fondée sur un vide constitutionnel, la Constitution de 1791 étant caduque tandis que celle qui sera adoptée en 1793 ne sera jamais mise en œuvre. Le pouvoir révolutionnaire fut ainsi un pouvoir de fait et les sans-culottes, bras armé de la dictature jacobine et prétendant parler au nom du peuple, s’attribuèrent le droit de l’exercer directement. Une délégation de sans-culottes pouvait alors s’adresser ainsi à l’Assemblée législative : « le peuple qui nous envoie vers vous nous a chargés en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juger des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires ». La République jacobine s’établissait ainsi sur la critique radicale du principe représentatif. Il faut se rappeler que Robespierre déclarait en juin 1793 : « Le mot de représentant ne peut pas être appliqué à aucun mandataire du peuple car la volonté du peuple ne peut se représenter. »
Thomas Legrand a raison : la mémoire, certes controversée, de la Grande Révolution, est surtout celle de la dictature jacobine et des sans-culottes. Jaurès lui-même estimait que la constitution de 1793 était plus démocratique que celle de 1791 : elle « était un magnifique exemple de démocratie, c’était vraiment la souveraineté du peuple, c’était l’organisation forte du pouvoir populaire et du contrôle populaire », écrivait-il. « Ici, écrivait-il dans son histoire socialiste de la Révolution, sous le soleil de juin 1793 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est avec lui que je vais m’asseoir aux jacobins ». Lorsque Jean-Luc Mélenchon se veut l’héritier des sans-culottes et réclame une Sixième République au nom de l’exercice direct du pouvoir par le peuple, il se situe dans le droit fil de cette vision de la Révolution, longtemps dominante à gauche, et dans la continuation de Robespierre qu’il a toujours admiré. Ayant appelé à plusieurs reprises dans les années récentes à l’insurrection, lui, l’admirateur des sans-culottes, son refus d’appeler au calme alors que les émeutes éclataient un peu partout dans le pays est en concordance avec la tradition révolutionnaire à laquelle il est attaché.
Elisabeth Borne a-t-elle donc eu tort, dans ces conditions, d’exclure LFI du champ républicain ? Pour répondre à cette question il est nécessaire à la fois de rappeler qu’il existe historiquement deux grandes conceptions de la République chez les républicains, l’une privilégiant la démocratie directe issue de la période jacobine tandis que l’autre privilégie le principe représentatif, et que le soutien de l’une entraîne logiquement le rejet de l’autre. Selon moi, elle a eu néanmoins raison. Toutes les constitutions qui ont été mises en œuvre depuis la fin de la dictature jacobine ont adopté le principe représentatif. Celle de la Ve République, adoptée massivement par référendum en septembre 1958, déclare que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». En aucune manière un groupe de citoyens ne peut imposer légitimement sa volonté au pouvoir républicain, ou pire encore s’insurger contre lui. Les insurgés ne peuvent en aucune façon se présenter comme parlant au nom du peuple. Une formation politique qui participe à la vie politique dans le cadre de ces institutions républicaines et a des élus au Parlement se doit de défendre nos institutions lorsqu’elles sont attaquées de l’extérieur. Dans ces conditions, ceux qui mettent en danger ou laissent mettre en danger l’ordre républicain tel qu’il est régi par la constitution républicaine en vigueur ne peuvent pas se réclamer de leur appartenance à l’arc républicain.
Elle a raison ensuite parce que notre histoire a montré que l’abandon ou la simple mise en cause du principe représentatif a toujours débouché sur l’anarchie ou l’autoritarisme et dans les deux cas sur la violence. La période de la dictature jacobine s’est achevée dans un bain de sang. Rue de Picpus, à Paris, une plaque indique l’emplacement du cimetière où furent déposés les restes des mille trois cent personnes décapitées à Paris dans la seule période du 14 juin au 27 juillet 1794, période de la grande terreur. En 1940, la destruction du régime parlementaire a débouché sur le régime autoritaire de Vichy et ses abominables dérives. La République française n’a donc pas gravé dans ses constitutions son attachement au principe représentatif par hasard mais après avoir tiré les leçons de notre histoire. Certes, comme l’écrit Thomas Legrand, les sans-culottes font partie de l’histoire de la République, mais il s’agit d’une période sombre de cette histoire, dont aucun républicain ne devrait souhaiter en voir resurgir le fantôme. La permanence de ces deux conceptions antinomiques de la République a fragilisé nos régimes politiques républicains et divisé les gauches depuis l’instauration de la IIIe République. Apparemment, cette division n’est pas prête à être surmontée. Raison de plus pour tenir bon sur la défense du régime représentatif.
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