L'Ukraine entre l'Europe et Poutine edit
Il n’est guère surprenant que la présidence lituanienne porte un très grand intérêt aux voisins orientaux : sa géographie, sa vision du monde et son projet européen l’y conduisent naturellement. Le Sommet de Vilnius de la fin novembre, concernant les « Partenaires orientaux » (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie, Ukraine), définira la présence européenne dans la région pour les prochaines années, à travers l’adoption d’accords de libre-échange approfondi et complet. Ce sera notamment le cas pour l’Ukraine, qui représente les trois cinquièmes de la population, de la richesse et de la superficie des pays concernés, ainsi qu’une puissance régionale. C’est certainement également l’Etat le plus courtisé par la Russie de la région, qui ne renoncera pas à avoir une influence prépondérante dans un pays slave orthodoxe.
Dans ce contexte, pourquoi Viktor Ianoukovitch, ex-candidat malheureux et honni de la « Révolution orange », oriente-t-il son pays vers les marchés européens plutôt que vers l’Union eurasienne mise en place par la Russie ? Les incertitudes économiques quant à l’offre russe, le poids dominant d’un acteur en son sein ou le caractère dépassé des standards techniques utilisés fournissent des premiers éléments de réponse. Toutefois, on peut penser que l’énigme actuelle des relations euro-ukrainiennes réside dans trois paradoxes imbriqués.
Le plus grand paradoxe actuel est le suivant : le Kremlin ne cesse de considérer l’UE comme une expérience historique destinée à disparaître prochainement du fait de ces troubles internes, et des difficultés qu’elle a à les surmonter. Pour nombre d’experts russes, l’Union européenne connaîtrait d’ailleurs le même sort que la défunte Union soviétique, dont l'effondrement paraissait peu probable quelques années seulement avant sa disparition. Dans ces conditions, comment Moscou pouvait s’attendre à voir l'Ukraine préférer établir un accord de libre-échange approfondi et complet avec Bruxelles plutôt qu’avec elle-même ? La croyance en la disparition prochaine de l'union européenne a poussé les autorités russes a grandement sous-estimé l'influence européenne. Ceci explique très certainement pourquoi la Russie a utilisé l’ensemble des moyens de pression à sa disposition, de la « guerre du chocolat » aux questions énergétiques. Sa réponse agressive masque bien l’embarras profond et le désarroi de Moscou.
Ce premier paradoxe en appelle un second : les élites politiques ukrainiennes actuellement attirées par l’UE n'étaient pas les plus susceptibles de l'être. Il y a moins d'une décennie, les acteurs européens ne faisaient aucune confiance dans les hommes politiques dits « pro-russes » et les oligarques qui les soutiennent pour orienter l'Ukraine vers l'intégration européenne. Le Président Ianoukovitch, qui a lui-même signé des accords importants avec la Russie pour le maintien de la flotte de la mer noire en 2010, prend aujourd’hui le risque de se frotter à la colère de Moscou. Il est soutenu en cela par des hommes d’affaires dont les perspectives de croissance, la volonté de sécuriser les acquis et la légitimité personnelle dépendent plus des liens avec l’UE qu’avec la Russie. On voit donc l’émergence d’oligarques « euro-compatibles », qui ont accumulé leurs richesses selon le modèle post-soviétique, mais qui aujourd’hui se tournent vers Bruxelles. Cette conversation avait d’ailleurs pu être observée sous une autre forme dans les Balkans, celle des « nationalistes euro-compatibles » qui œuvrent au rapprochement avec le modèle européen.
Le dernier paradoxe, d’ordre intra-européen, tient aux positions respectives des Etats-membres quant à la signature de l’accord d’association avec l’Ukraine. Traditionnellement, l’Europe Centrale se targue de mieux respecter les droits de l'homme dans sa politique étrangère que les anciens membres. De ce point de vue, elle se trouve aujourd'hui en porte-à-faux vis-à-vis du sort de l'ancienne première ministre Ioulia Timochenko. En effet, ces Etats ont tendance à vouloir séparer la question de la signature de l'accord et celle de la libération de Mme Timochenko. Les critiques les plus véhéments de cette décision de justice risquent ainsi de voir les anciens Etats se saisir de la question de Timochenko pour freiner la signature de l’accord. Le sort de l’ancienne Première Ministre est en tout cas vivement débattu, tant au sein des élites dirigeantes à Kiev que parmi les observateurs européens ; la dame à la tresse a quant à elle publiquement refusé que l’on se serve de son sort pour priver l’Ukraine de la signature de l’accord d’association avec l’Europe.
Au moment du lancement de la politique européenne de voisinage voici dix ans, on avait parfois tendance à dire, par boutade, que Moscou faisait une offre qu'on ne pouvait pas refuser tandis que Bruxelles faisait une offre qu’on ne pouvait comprendre. L'offre bruxelloise semble aujourd'hui comprise et attendue à Kiev, alors que la réaction moscovite, tardive, maladroite et insuffisante, montre que la nature de l’UE échappe encore à la matrice intellectuelle des dirigeants russes.
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