Maroc : la pratique tranchera edit
Le projet constitutionnel présenté par le roi Mohammed VI, le vendredi 17 juin, est indéniablement novateur. Certes il y a dans ce pays une pratique ancienne consistant à inscrire les réorientations sociopolitiques majeures dans une révision de la loi fondamentale. Mais cette fois nous avons affaire à une réorganisation sensible de l’architecture constitutionnelle du régime. Certains se réjouissent déjà de ce texte, d’autres en soulignent les limites. Il n’est guère possible de trancher entre ces deux interprétations, car en définitive c’est la pratique qui fera éclore ou au contraire bloquera les potentialités de ce nouveau texte.
La Constitution présente trois caractéristiques essentielles : la délimitation d’un large périmètre d’action en faveur du chef du gouvernement qui disposera des moyens nécessaires pour mener à bien sa tâche et, surtout, pour contrôler la majorité parlementaire le soutenant ; l’affirmation des pouvoirs d’arbitrage du souverain ; la mise en place d’instances indépendantes responsables de la protection et du développement des droits. Il s’agit d’une forme innovante de séparation souple des pouvoirs : le gouvernement, l’arbitrage et la protection des droits.
S’agissant du « gouvernement », celui-ci regroupe fonctionnellement le Parlement et le gouvernement à proprement parler. Le choix du chef du gouvernement se fait nécessairement parmi les membres du parti arrivé en tête. C’est une logique parlementaire. Il dispose du droit de dissolution. C’est la rationalisation du parlementarisme, d’autant plus nécessaire que les gouvernements marocains ont toujours été de coalition. Le droit de dissolution contribuera à faire du chef du gouvernement le véritable « patron » de sa majorité. Celui-ci disposera en outre de la possibilité d’engager la responsabilité du gouvernement sur un projet de loi, ce qui est un moyen de contrainte fort vis-à-vis du Parlement, renverser le gouvernement signifiant presque à coup sûr se retrouver devant les électeurs. Le reste dépendra de la loi électorale. Mais, en elle-même, ces mesures établissent déjà les fondations d’un système parlementaire fort.
Cette logique est, toutefois, bornée par les attributions du souverain, mais elles ne la remettent pas en cause. Il faut les concevoir comme étaient conçus les pouvoirs présidentiels au début de la Ve République française (entre 1958 et 1962), à l’époque où le président n’était pas aussi le chef effectif de la majorité parlementaire. Ses pouvoirs étaient considérés comme le moyen de mieux protéger les intérêts fondamentaux du pays en ne les plaçant pas au centre des négociations partisanes. Cette conception n’est pas dénuée de pertinence. Elle est proche de l’esprit du constitutionnalisme qui consiste à ne pas laisser toutes les décisions dépendre du fait majoritaire. Dans le même ordre d’esprit, l’instauration d’une Cour constitutionnelle, adossée à la large déclaration des droits figurant dans la Constitution et à laquelle le citoyen pourra s’adresser, garantit l’existence d’une sphère indépendante de protection et de développement des droits, échappant elle aussi aux aléas de la gouvernance et des conservatismes électoraux. Ce qu’il reste à faire, maintenant, c’est habiter et de faire vivre cette belle architecture.
Or, c’est ici que les choses se compliqueront probablement. Les incontestables avancées que contient le texte dépendront largement de leur mise en applications et notamment des lois organiques et des jugements de la Cour constitutionnelle. Beaucoup des innovations libérales de celui-ci sont, en effet, seulement érigées en principe. Par exemple, la Constitution dispose que « la Cour constitutionnelle est compétente pour connaître d’une exception d’inconstitutionnalité soulevée au cours d’un procès » (art. 113). C’est une loi organique qui fixera les modalités d’application de cet article. Or, la loi peut être restrictive en imposant, comme en France, un véritable filtre ou libérale, en s’en abstenant. Ce sont donc les députés, après l’élection législative de l’automne, qui décideront si les disposition libérales de la Constitution seront développés ou, au contraire, restreintes. Dans le même ordre d’idées, il est dit que « Le droit à la vie est le droit premier de tout être humain » (art. 20). Cette disposition peut aussi bien servir à bloquer le droit à l’avortement qu’à permettre l’abolition de la peine de mort (qui n’est plus appliquée mais demeure).
On pourrait multiplier les exemples. Dans ce domaine, la Cour constitutionnelle aura un rôle déterminant, mais cela dépendra de sa composition. On peut avoir deux interprétations de cette indétermination, du reste relative, du texte constitutionnel : celle consistant à en déduire qu’il ne va pas assez loin et celle consistant à considérer qu’il créé de vrais potentialités laissant aux acteurs le soin de s’entendre sur le contenu exact de celles-ci. Peut-être est-ce la seule façon raisonnable de faire pour que la diversité des opinions et des intérêts soit respectée. Mais c’est en définitive à quoi servent les architectures constitutionnelles : à créer des comportements collectifs en les consolidant.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)