Pourquoi tant de jeunes se détournent-ils de la politique? edit
Tous les jeunes, certes, ne se détournent pas de la politique, mais ils sont nombreux à le faire. Dans l’enquête Louis-Harris pour l’Institut Montaigne (un échantillon représentatif de 8000 jeunes de 18 à 24 ans)[1], les jeunes désaffiliés politiquement, ceux qui ne se reconnaissent aucune proximité idéologique ou politique (en ne se situant pas sur l’échelle gauche-droite et en n’indiquant pas de préférence partisane), représentent 34% de l’échantillon des 18-24 ans. Ils sont 21% dans la génération des parents et 15,5% dans celle des baby-boomers. A l’autre extrémité du spectre, les jeunes qui déclarent à la fois un positionnement politique et une proximité avec un parti ne sont que 36% (60% chez les parents, 64% chez les baby-boomers). L’éloignement à l’égard des partis politiques est particulièrement fort : 19% des 18-24 ans disent ne se sentir proches d’aucune formation politique et 36% déclarent ne pas les connaître assez pour avoir une opinion, soit au total une majorité de jeunes, 55%, qui n’indiquent aucune proximité avec un parti politique.
Il y a plusieurs dimensions dans cet éloignement : une dimension de désintérêt (plutôt captée par l’item « ne pas connaître assez les formations politiques pour avoir une opinion ») et une dimension de rejet (plutôt captée par l’item « ne se sentir proche d’aucune formation »). Chez les jeunes, la dimension de désintérêt semble prédominante. La figure 1 montre l’évolution d’une génération à l’autre et par niveaux de diplômes, du pourcentage de répondants qui indiquent « ne pas connaître assez les formations politiques (les principaux partis qui leur sont présentés dans la question) pour avoir une opinion ». On peut en tirer plusieurs enseignements. D’une part, ce pourcentage de personnes éloignées de la politique par méconnaissance ou désintérêt s’accroît d’une génération à l’autre : il est plus élevé dans la génération des parents que dans celle des baby-boomers, et encore plus élevé dans la génération des jeunes. Cela montre qu’il y a bien un effet de génération ou un effet de période dans cette évolution[2]. L’effet d’âge est plausible chez les jeunes (et il joue sans doute en partie), mais il n’y a aucune raison qu’il se manifeste dans la génération des parents (des personnes ayant entre 46 et 56 ans au moment de l’enquête). Le manque d’intérêt pour les questions partisanes semble s’accroître progressivement.
Second enseignement : l’effet du diplôme se renforce considérablement d’une génération à l’autre. Chez les baby-boomers cet effet est nul. Il prend de l’ampleur dans la génération de parents et s’accroît encore dans la jeune génération. Dans quel sens ? Dans le sens où les non diplômés ou faiblement diplômés s’écartent de plus en plus nettement des diplômés en matière d’affiliation partisane. Ainsi les jeunes titulaires d’un diplôme inférieur au bac sont aujourd’hui 46% à se déclarer incompétents pour exprimer une préférence partisane.
La figure 2 sur le rejet des partis montre un résultat très différent : ce sont les anciennes générations qui expriment le plus fortement, non plus une incapacité à désigner un parti dont on se sentirait proche (comme précédemment), mais un refus de le faire. Mais ce résultat est un résultat-miroir du précédent : les jeunes sont principalement non intéressés, ils sont donc moins nombreux à exprimer un rejet qui, d’une certaine façon est encore une manifestation d’intérêt pour la politique, même si c’est un intérêt déçu et frustré. La figure 2 montre également que le niveau d’étude a un effet inverse chez les jeunes par rapport aux deux autres générations. Dans les générations des parents et des boomers, le rejet des partis décroît quand le niveau de diplôme s’élève, alors que c’est l’inverse chez les jeunes. Plus les jeunes sont diplômés, plus (contrairement à leurs aînés), ils rejettent les partis. C’est un renversement important qui montre sans doute un phénomène générationnel propre à la jeunesse diplômée. En effet, traditionnellement la politisation s’accroît avec le niveau d’étude. Cette relation est peut-être mise à mal aujourd’hui chez une partie des jeunes diplômés.
Figure 1. L’éloignement par désintérêt
(Source : enquête Louis-Harris Institut Montaigne, septembre 2021)
Figure 2. L’éloignement par rejet
(Source : enquête Louis-Harris Institut Montaigne, septembre 2021)
Ces résultats suggèrent un mécanisme d’éloignement de la politique dans les jeunes générations à double détente : surtout par désintérêt chez les moins diplômés, également par désintérêt mais aussi par rejet des partis chez les plus diplômés. Le problème ne semble pas tant résider dans le fait que les jeunes auraient renoncé à se préoccuper des questions sociétales et, au sens large, des questions politiques, mais que l’offre politique ne constitue plus à leurs yeux une réponse satisfaisante. Une illustration frappante en est fournie, dans l’enquête Louis-Harris, par un double résultat : 62% des 18-24 ans considèrent que « les questions liées à l’environnement, au climat, l’écologie » sont des questions qui devraient constituer un sujet « très important » (et 90% un sujet très ou plutôt important) et pourtant seuls 11% des jeunes se disent proches d’Europe-Ecologie-Les-Verts, le parti censé porter le plus ardemment ces questions environnementales. Cela illustre bien le divorce des jeunes d’avec la politique, ou du moins d’avec le système politique tel qu’il existe aujourd’hui.
Qu’est-ce qui peut alimenter ce divorce ?
Le discrédit moral dont souffre le système politique est évidemment une première réponse, même si elle est un peu tautologique (les jeunes ne croient plus à la politique parce que la politique n’est plus digne d’être crue). Ce discrédit est massif et général, il touche toutes les générations : 69% des jeunes pensent ainsi que les hommes politiques sont corrompus (plutôt ou tout à fait), 67% des membres de la génération des parents et 56% des boomers. La figure 3 montre l’effet massif qu’exerce ce sentiment de discrédit sur la croyance en l’utilité du vote, un des fondements principaux de nos régimes démocratiques.
Figure 3. L’utilité du vote en fonction de la génération et de l’opinion sur les hommes politiques
(Source : enquête Louis-Harris Institut Montaigne, septembre 2021)
Mais la figure 3 montre également que cet effet de discrédit moral n’explique pas tout. D’une part, il est transgénérationnel et ne peut donc rendre compte à lui seul du surcroît de désaffiliation politique des jeunes. D’autre part et surtout, la figure 3 montre que la délégitimation du vote progresse d’une génération à l’autre même parmi ceux qui pensent que les hommes politiques sont honnêtes. Il y a donc à l’œuvre un mécanisme plus profond d’éloignement de la politique. Cette courte note n’a évidemment pas la prétention d’en faire ressortir tous les ressorts. La perte de crédibilité de l’offre politique des partis de gouvernement l’alimente très probablement. Pour autant les partis plus radicaux ou ceux qui proposent une rupture franche comme EELV ne parviennent à attirer qu’une petite minorité de jeunes.
Un autre élément d’interprétation possible est la perte de foi dans l’importance de la démocratie. A la question de savoir dans quelle mesure il est important « pour vous de vivre dans un pays qui est gouverné démocratiquement, c’est-à-dire un pays où les individus choisissent leurs dirigeants lors d’élections libres », 51% seulement des jeunes considèrent cela comme très important (en se situant sur les positions 9 ou 10 d’une échelle en dix positions), 20 points de pourcentage de moins que les baby-boomers ! Un écart considérable qui peut difficilement s’expliquer par un effet d’âge puisqu’il s’agit ici d’un choix de valeurs et non d’un choix politique qui peut se conforter avec l’âge. Une fragilisation de l’adhésion aux principes démocratiques semble bien en cours, comme le soutient Yasha Mounk dans un livre récent[3].
Une partie des jeunes a peut-être oublié ou n’a pas conscience que la démocratie ne se résume pas à un mécanisme électif, mais qu’elle est aussi le garant des libertés civiles, celles qui protègent le citoyen contre tous les abus du pouvoir, celles qui assurent la liberté d’opinion, la liberté de la presse, la liberté de se déplacer. Rejeter le mécanisme électif peut conduire aussi à fragiliser les droits civiques. Dans certains pays européens illibéraux ces derniers sont d’ailleurs menacés. En France, cela parait a priori si invraisemblable que cela conduit peut-être certains à penser qu’il n’y a aucun risque à montrer de l’indifférence, voire du scepticisme à l’égard du système démocratique. Dans d’autres pays que le nôtre où les libertés sont réellement menacées, la jeunesse défend la démocratie avec une ferveur qu’on ne connaît plus en Occident. Un bon exemple se trouve à Taiwan. La chaîne de télévision LCP a diffusé un documentaire fascinant sur la démocratie taiwanaise et le rôle de la jeunesse pour la faire vivre[4]. Cette jeunesse avait été l’acteur principal de la « révolution des Tournesols » pour s’opposer en 2014 au rapprochement avec la Chine que programmait le gouvernement à l’époque. Sur la lancée de ce mouvement, avec en arrière-plan les menaces que fait toujours peser la Chine sur les libertés du pays, la jeunesse taiwanaise promeut un modèle démocratique innovant fondé sur l’implication active des citoyens grâce à un usage intensif des technologies numériques pour assurer la plus grande transparence possible des décisions politiques et faire systématiquement du fact checking. Ce combat est aussi porté par l’étonnante Audrey Tang, icone de la jeunesse taiwanaise, et ministre transgenre du Numérique. On est ici à des années lumières de l’apathie démocratique de nos vieilles nations. Les événements dramatiques qui secouent le continent européen à sa lisière orientale et dont un des enjeux principaux est bien la permanence et la diffusion de la démocratie (voir l’excellent papier de Philippe de Lara dans Telos) vont-ils resusciter la fibre démocratique et l’élan politique de la jeunesse ? Il le faudrait, c’est une question urgente sur laquelle la société toute entière devrait se pencher.
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[1] Voir Une jeunesse plurielle. Enquête auprès des 18-24 ans, Institut Montaigne, février 2022.
[2] Cet effet générationnel est confirmé par d’autres données. Les enquêtes de l’INSEE sur la participation électorale montrent que, depuis 2002, l’abstention systématique a progressé chez les jeunes, alors qu’elle est restée stable chez les électeurs de 40 ans et plus. En 2017 un jeune de 18-24 ans sur cinq et un jeune de 25-29 ans sur cinq n’ont ainsi participé à aucun tour de l’élection présidentielle et des élections. Il est donc bien possible que la désertion électorale des jeunes s’accroisse encore aux prochaines élections.
[3] Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, Éditions de l’Observatoire, 2018.
[4] Taïwan, une démocratie à l'ombre de la Chine, un film d’Alain Lewkowicz.