Sur la critique de l’inflexibilité d’Emmanuel Macron edit
Le Monde daté du 25 mars évoque, en titre d’un article, l’inflexibilité d’Emmanuel Macron. Dans la mesure où le journal distille un anti-macronisme bienséant, le terme n’est pas un compliment. Il suggère qu’il faudrait être flexible. Ce conseil indirectement formulé ne fait que reprendre le propos de la plupart des commentateurs et des acteurs de la protestation : nous serions dans une impasse, il serait ainsi raisonnable de faire marche arrière ou, a minima, de marquer une pause. Ce conseil apparaît comme une variation sur le thème du déni de démocratie que constituerait l’emploi de l’article 49.3 de la Constitution pour faire adopter la loi sur les retraites. Depuis quelques jours, du reste, on ne parle plus que du respect de la démocratie, de la démocratie sociale, des droits du peuple, de sa souffrance, etc. Sans discuter de la pertinence intrinsèque de ces thématiques, il importe de constater que le débat sur l’âge de retraite, c’est-à-dire sur la pertinence de la réforme, est en train de se dissoudre dans un débat aux contours flous sur la démocratie. Il en découle l’injonction faite à l’exécutif de renoncer à une réforme, conçue sur la base de paramètres techniques et d’anticipations documentées, pour le principal motif, désormais, qu’elle ne serait pas démocratique ou serait « refusée par la peuple ».
L’effervescence protestataire à l’encontre de la modification de l’âge de la retraite, la guérilla parlementaire, la consternante inconstance des Républicains et bien d’autres épisodes, plus ou moins glorieux, ont abouti à parachever le contournement du fond. On ne parle plus, désormais, de la nécessité de la réforme. On parle de la défense de la démocratie et de l’évitement de la fracture sociale, comme si la France avait basculé dans l’autoritarisme ou était en passe de le faire.
Cette capacité à contourner le fond de la question – autrement dit la pertinence de la politique choisie – a quelque chose de fascinant. Elle s’opère en deux temps et deux contournements : premièrement les opposants font remarquer (a) que la réforme n’est pas nécessaire et que, si elle l’était, (b) ce ne serait pas à eux de faire les efforts, qu’il suffirait de prendre l’argent (si la réforme a une incidence budgétaire) « ailleurs », en taxant les « riches » ou les entreprises ou les deux à la fois. La question de la pertinence se trouve ainsi contournée une première fois. On ne discute plus de la nécessité de la réforme, on discute de son « injustice » du point de vue de ses ressortissants. On ne discute pas davantage du bien-fondé de l’assomption selon laquelle on peut toujours prendre l’argent quelque part, et sans contrepartie, plutôt que de renoncer à un avantage, voire de l’échanger contre un autre.
Dans un deuxième temps, si les gouvernants insistent, on leur oppose la démocratie et on les accuse de la bafouer, simplement parce qu’ils persistent dans leur projet en suivant les procédures mises en place par la Constitution. À ce stade, la question de fond se trouve, sinon totalement écartée, du moins inaudible à la satisfaction de ceux qui combattent la réforme. On accuse souvent la technicisation des politiques publiques de provoquer la dépolitisation des enjeux. L’inverse est tout aussi vrai (et peut-être davantage) : la politisation des enjeux permet d’ignorer les contraintes économiques et techniques.
Est-il pourtant déraisonnable, s’agissant des retraites, de considérer qu’il est nécessaire de travailler plus longtemps alors que l’espérance de vie et l’espérance de vie en bonne santé augmentent ? Est-il, inversement, raisonnable de penser que les contraintes financières sont, par définition, des leurres et que l’Etat peut toujours puiser dans un bas de laine qui ne désemplit pas ? Revenons un instant sur la parabole du médecin, du patient et du médicament. L’erreur, la seule erreur qu’on puisse reprocher au patient n’est pas de refuser le médicament que lui donne le médecin. Son erreur est de ne pas considérer techniquement le médicament avant de le refuser au nom de la liberté individuelle, autrement dit d’opposer au médicament un refus fondé sur un registre de pertinence qui ne permet pas de l’évaluer. Il n’est pas possible, en effet, de passer du registre de la liberté à celui de la validité, car ce n’est pas parce que je suis libre de refuser une chose qu’elle est mauvaise. En revanche, il est possible de passer de la reconnaissance de la validité du médicament au fait de l’accepter librement comme de passer de la non-reconnaissance de sa validité au fait de le refuser tout aussi librement.
Avec la crise des retraites, nous en sommes, pourtant, arrivés au point où les opposants à la réforme la refusent au nom de la démocratie, ce qui paraît aller de soi mais qui ne laisse pas d’être problématique, par ce qu’ils échappent définitivement, ce faisant, à la contrainte de la considérer d’un point de vue économique. Nous en sommes quasiment arrivés au point où il serait possible de dire : « Même si la réforme est bonne, notre droit de ne pas la vouloir l’emporte sur la nécessité de la faire ».
Comment en est-on arrivé à cette conception erronée de la démocratie ? À force de ressasser et d’entendre ressasser que la démocratie est la voix du peuple et qu’il faut « écouter le peuple », on a oublié que la démocratie est, en premier lieu, un arrangement institutionnel permettant de faire des choix collectifs forcément dissensuels, et donc de les imposer à une partie des citoyens, en ce sens qu’ils doivent les accepter mêmes s’ils ne sont pas d’accord. C’est notamment ainsi que la peine de mort a été abolie.
Cela a deux implications, caractéristiques du système représentatif : premièrement, la soumission du choix au principe majoritaire et, deuxièmement, l’autonomisation des gouvernants (parlementaires compris) par rapport à la votation, afin que les politiques pour lesquelles la majorité s’est globalement prononcée puissent être mises en œuvre et conduites avec le minimum de constance nécessaire à leur efficacité. Il en découle que le système représentatif a notamment comme fonction de protéger les gouvernants (toujours parlementaires compris) de « la voix du peuple » et non de la faire prévaloir en dehors des votations. Le correctif de ce dispositif est la réitération des élections et, donc, l’anticipation par les gouvernants de ce qu’un politiste américain, Morris Fiorina, a nommé la sanction négative rétrospective, c’est-à-dire la perte possible de la prochaine élection. La logique des institutions est ainsi double : permettre aux gouvernants de gouverner et installer un mécanisme de dépendance générique entre eux et les citoyens, autrement dit une dépendance qui ne porte pas sur chacune des politiques qu’ils conduisent mais sur le bilan de celles-ci. Bernard Manin a remarquablement décrit ce fonctionnement dans Principes du régime représentatif, publié en 1995.
Considéré globalement, ce dispositif institutionnel a pour vocation de permettre le gouvernement des choses au bénéfice de l’intérêt général en situation de dissensus, c’est-à-dire dans la situation ordinaire dans laquelle se déploient les politiques publiques. Dans son épure, le régime représentatif distingue donc la « voix du peuple » de la validité des choix. Les choix sont le fait d’une communauté spécialisée dans la gestion des affaires publiques. En d’autres termes, nos régimes démocratiques ne donnent pas le pouvoir au peuple ni ne le remettent entièrement aux gouvernants. À la fin, les citoyens peuvent toujours changer la donne mais ils ne peuvent pas choisir à la carte les politiques publiques.
Certes, le régime représentatif ne fonctionne pas suivant cette épure. On y trouve tous les défauts qui ont amplement été documentés depuis Tocqueville. Pour autant, la logique de son fonctionnement demeure. Ce qui fait la « démocratie » des Modernes, c’est que les citoyens ne conduisent pas les affaires au jour le jour ni ne décident des politiques à la découpe. En d’autres termes, leur pertinence ne découle pas du registre démocratique entendu dans son aspect « voix du peuple ». Elle découle de leur efficience et de leur cohérence.
Elles peuvent, bien sûr, n’être ni pertinentes, ni efficientes, ni cohérentes ou ne l’être qu’insuffisamment, mais ceci ne modifie pas le critère permettant de les évaluer. On peut donc reprocher à la loi sur les retraites d’être moins pertinente, efficiente ou cohérente qu’il n’est prétendu par ses promoteurs, comme l’ont montré plusieurs analyses publiées par Telos, et notamment celle d’Elie Cohen. On peut reprocher à ses partisans d’avoir été insincères dans l’explication de ses motifs ou, tout au moins, d’une sincérité biaisée, ce qui rend assez ridicule leur prétention à en avoir fait « la pédagogie ». On peut aussi leur reprocher d’avoir mal conçu et mal conduit la réforme. On ne peut, en revanche, reprocher à la réforme d’être issue d’un exercice autoritaire du pouvoir, si l’on entend par là une sortie et de l’esprit même des institutions à travers lesquelles fonctionne la démocratie représentative.
De fait, c’est tout le contraire que démontre le résultat de l’engagement de la responsabilité du gouvernement sur un projet de loi conformément à l’article 49.3 de la Constitution. La motion de censure est, par excellence, la possibilité pour les députés de se défaire d’un exécutif qui outrepasserait les bornes de la démocratie représentative. On ne doute pas que, si c’était le cas, il se serait trouvé une majorité à l’Assemblée nationale pour voter la censure, d’autant que la coalition au pouvoir n’y dispose que d’une majorité relative. Si l’on considère posément ce fait, l’accusation de « déni de démocratie » est absurde, quand bien même rencontre-t-elle un large écho.
La critique, désormais dominante, de l’inflexibilité d’Emmanuelle Macron consiste ni plus ni moins qu’à lui demander de renoncer à une réforme parce qu’elle ne serait pas acceptée. On peut trouver de nombreuses bonnes raisons à cette demande. Je n’entends pas les discuter. Ce serait sûrement trop long et pas nécessairement convaincant. Je voudrais simplement attirer l’attention sur deux conséquences du retrait de la réforme pour le motif évoqué.
Premièrement, on renforcerait la tendance délétère à contourner à qui mieux mieux les arguments fondés sur la contrainte économique, voire sur tout constat d’un état de fait, dès lors que les conséquences qui en sont tirées en termes de politiques publiques ne nous conviennent pas. Certes, on doit pouvoir interférer de manière innovante avec les contraintes, mais ceci n’implique pas de les nier.
Deuxièmement, on contribuerait une fois de plus à flouter la nature du régime représentatif en le confondant avec la voix toujours actualisable du « peuple ». Dans un régime représentatif, le référentiel décisionnel n’est pas l’accord de ce coryphée mais un ensemble de considérations normatives et techniques. Toutes ne sont pas bonnes ni même honorables, mais, au total, elles encastrent les politiques publiques dans un dense réseau de standards qui contribuent à les charpenter et, ceci est essentiel, à les évaluer. On peut sans doute améliorer le régime représentatif mais certainement pas en lui donnant comme seule boussole la « voix du peuple ». D’autant que le peuple, dans ce cas, ne parle pas davantage par lui-même : il parle par ceux qui parlent pour lui, par ceux qui manifestent en son nom, par les sondages, bref par des truchements bien moins stables, somme toute, que le suffrage universel périodique et ses élus, quelque peu satisfaisant que celui-ci puisse, parfois, être.
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