Ukraine: le réalisme mal placé edit
Depuis plusieurs semaines réémerge l'idée que le retour à la paix impliquera des concessions à la Russie – notamment de lui éviter l'affront d'une défaite – et, à terme, la réinsertion de celle-ci dans le jeu stratégique continental. Cette posture se présente comme réaliste. Elle s'appuie sur l'erreur qu'aurait été le refus de réinsérer l'Allemagne vaincue en 1918 dans le nouvel ordre international, et sur la dangerosité du désir d'humilier les perdants, dont aurait été victime après la Première Guerre mondiale la République de Weimar. L'autre volet de la posture réaliste consiste à dénier que nous soyons face à une lutte des démocraties contre les autoritarismes. Ce second point de vue s'affiche, du reste, en arrière-plan du premier : c'est précisément parce qu'il n'y aurait rien de vicié dans le régime russe qu'une fois défait en Ukraine, il pourrait être, sans difficultés et sans inutile vergogne, réinséré dans le concert des Etats. Ces deux points de vue ne sont en rien réalistes.
Nous allons partir d'une définition minimaliste du réalisme : le fait qu'une prise de position soit fondée sur un état attestable du monde auquel il s'applique. De ce simple point de vue, la question de l'affront de la défaite ne se pose pas. Le fait que la Russie soit une puissance nucléaire exclut de pénétrer et d'avancer sur son territoire. Pour la même raison, ceci exclut d'envisager - pour autant que ce soit même possible - la récupération de la Crimée. Mais ceci n'exclut rien d'autre, ni la récupération du Donbass, ni l'indépendance stratégique de l'Ukraine, c'est-à-dire son droit d'intégrer l'OTAN. Si (le "si" est substantiel) l'Ukraine parvenait à repousser les Russes hors de ses frontières, il serait irréaliste de lui accorder les buts de guerre qu'elle ne serait précisément pas parvenu à obtenir par la guerre. Ceci reviendrait à souscrire à ses prétentions, à son discours et, indubitablement, à ses raisons d'avoir fait la guerre ; or celles-ci sont irrationnelles et irréalistes. Pour se sentir encerclé par l'OTAN, il faut imaginer la possibilité d'une pression ou d'un conflit militaire déclenchés par cette organisation. Pourquoi le ferait-elle ? La Suisse se sent-elle encerclée par l'OTAN ou par l'Union européenne ? Se sentir encerclé n'est pas un fait géopolitique, comme le prétend le gouvernement russe et ses soutiens, c'est une manière égocentrique de se projeter dans le monde.
L'inconséquence européenne, en 1918 et dans les deux décennies suivantes, n'a pas été d'humilier l'Allemagne mais, l'ayant humiliée, de lui permettre malgré tout, à partir de 1933, de se reconstruire et, surtout, de se réarmer. Quant à l'erreur originelle, elle fut de ne pas prendre acte de ce que l'Allemagne s'était donnée un régime démocratique, parlementaire et libéral. Il aurait effectivement été juste et judicieux de ne pas l'humilier, non parce qu'il fallait respecter l'Allemagne, mais parce le régime avec qui une partie de l’Europe avaient fait la guerre n'existait plus. Ce ne serait pas le cas s’agissant de la Russie. Le régime de Poutine demeurerait le régime de Poutine, c'est-à-dire un régime non démocratique et, précisément, dangereux à cause de cela. La position consistant à souhaiter l’affaiblir durablement est donc parfaitement réaliste. En fait, elle tire la leçon de ce qui n’a pas été fait à partir de 1933. Si la Russie était une démocratie, on pourrait, peut-être, voir les choses autrement ; mais, si la Russie était une démocratie, elle n’aurait pas envahi l’Ukraine, bombardé volontairement des populations civiles, des hôpitaux et des écoles, et ses soldats n’auraient pas violé tant de femmes et exécuté sommairement tant de civils.
Il paraît de bon ton, le ton que devrait avoir toute personne informée des choses du monde, de sourire, lorsqu'on évoque le fait que la confrontation actuelle oppose les démocraties et les autoritarismes. Il y aurait d'autres raisons, moins reluisantes, plus obscures. Les Etats-Unis voudrait profiter de la situation pour régler un vieux compte avec la Russie et, alternativement ou simultanément, rétablir leur hégémonie. Quant aux démocraties occidentales, elles ne seraient pas démocratiques et voudraient continuer à imposer leur ordre au restant du monde, et notamment aux pays du sud. Cette vision peut s'expliquer par bien des épisodes passés ou en cours. Elle n'en perd pas moins , sous l'effet de la déception et du ressentiment, la réalité de vue. Certes, la cavalcade étatsunienne en Irak pour détruire le régime de Saddam Hussein, injustifiable dans son principe même, s'est soldée par la dévastation accrue du Moyen-Orient ; certes, l'intervention française en Libye a contribué à installer une poudrière au Sahel, laquelle n'en finit pas d'exploser ; certes, les démocraties ne sont qu'imparfaites, traversées d'iniquités flagrantes ; certes, les Etats-Unis, qui exécutent des vieillards et permettent à un aéropage de barbons de décider de ce que les femmes peuvent faire de leur corps, nous révulsent, mais ceci - et tout le reste, que l'on pourrait aisément ajouter - ne touche pas le cœur d'une différence, qui n'est pas idéelle mais réelle et que les réalistes devraient considérer avec plus d'aménité : dans une démocratie aucun dirigeant ne peut décider durablement de tout et du pire en imposant le silence au pays.
Pourquoi ? Parce ce que les démocrates seraient plus vertueux ? Non, parce que les institutions démocratiques tiennent les dirigeants dans le filet jamais desserré de l'élection, que les mandats sont relativement courts et que leur nombre est souvent limité, de sorte qu'en même temps que les institutions donnent l'autonomie nécessaire aux dirigeants, elle les rattache solidement au jugement de l'opinion. Ceci est vrai, y compris des démocraties illibérales que connait l'Europe ou des démocraties hybrides installées dans d'autres continents. Les dirigeants, du fait qu'ils dépendent de l'élection, ne peuvent adopter des postures hors-normes ou s'enfoncer durablement dans des attitudes irrationnelles. L'opinion qui soutient les pires d’entre eux est structurellement appelée à changer. Donald Trump a été élu et n'a pas été réélu. Il peut espérer être réélu comme ses adversaires peuvent espérer le battre. Ce n'est pas le cas de Poutine. Les hommes forts dans les démocraties sont faibles, c'est ce qui fait leur grandeur ; les hommes forts des autoritarismes sont des dictateurs, c'est ce qui rend les autoritarismes dangereux. Les emportements d'un seul peuvent sceller le sort de tous. La dictature est un soliloque qui ne veut pas être troublé. De là vient que les démocraties s'opposent de façon systémique aux autoritarismes, non dans ce qu'elles prétendent être ou devraient devenir, mais dans ce qu'elles sont effectivement. De là vient que Poutine veut protéger son régime, non d’une agression occidentale, mais du modèle démocratique occidental où les gouvernants sont soumis aux aléas de l’élection.
Le souci de la majesté des Etats, que l'on agitait naguère pour dire qu'il fallait s'entendre avec la Russie de Poutine et que l'on agite à nouveau pour dire qu'il faudrait lui faire des concessions, sous-détermine la portée de cette différence. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ce sont la gauche et la droite radicales qui furent et demeurent les plus enclines à tenir ou, du moins, à accepter ce discours. Elles n'ont qu'une faible considération pour la démocratie libérale et ses institutions, pour elles toujours plus ou moins illégitimes parce que toujours plus ou moins ennemies des peuples. Ceci n’est pas une position réaliste ; c’est une position idéologique. D’un point de vue éthique, le réalisme mal placé a quelque chose d’insupportable, parce ce qu’il occulte les souffrances et les exactions. Ici aussi, les « réalistes » prétendront que l’on ne doit pas mêler la morale et la politique – et encore moins la diplomatie. Cette idée est également fausse et irréaliste, puisque c’est naturellement que nous les mêlons, parce que notre ancrage dans une situation politique est d’abord existentiel et pragmatique. Les souffrances des autres sont réelles et nous touchent réellement ; et si elles ne le font pas, du moins suffisamment pour nous tirer à temps des postures faisandées de Machiavel en chambre, c’est que nous sommes réellement insensibles.
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