Compter les SDF, et les aiguilles dans une meule de foin edit
Trouver une aiguille dans une meule de foin est compliqué. Il y a plus compliqué : prouver, après l’avoir trouvée, qu’il n’y a plus d’aiguille dans la meule. Le problème s’avère similaire lorsqu’il s’agit de compter les SDF.
Après avoir dénombré, une nuit, les personnes à la rue, rien ne prouve qu’il ne s’en trouve plus dans des squats, dans des halls, des caves, des cours privées. Bref, compter les sans-abri est incontestablement ardu. Les autorités sont accusées de minorer, quand les opérateurs des politiques de prise en charge sont, en sourdine, critiquées pour exagération. Une petite polémique hivernale a opposé le gouvernement et le secteur associatif. Le secrétaire d’Etat à la Cohésion des territoires a estimé qu’il ne se trouvait qu’une cinquantaine d’hommes isolés à la rue en Ile-de-France. Les associations ont rétorqué que l’on devait plutôt en compter quelques milliers. Happé dans cette controverse embarrassante, le membre du gouvernement en charge du logement a bien voulu préciser sa pensée et ses données. Il s’agissait du chiffre précis des individus ayant sollicité un hébergement et n’ayant pas trouvé de places. « Ce chiffre, évidemment, ne correspond pas au nombre de personnes qui dorment dans la rue », a même renchérit le secrétaire d'Etat.
Il est très délicat d’estimer la taille d’une population hétérogène et fluctuante, circulant à travers les territoires et les catégories statistiques. Les SDF, mobiles dans les villes, parfois cachés pour se protéger, échappent aux enquêtes traditionnelles, construites sur la notion de ménages logés.
Derrière les estimations
Depuis le début des années 1980, des estimations de l’ampleur du problème se sont multipliées. Reposant majoritairement sur des évaluations associatives, les chiffrages se sont longtemps situés dans une large fourchette de 100 000 à 800 000 personnes. Ces estimations discutables (de qui parle-t-on ? dans quel espace ? sur quelle durée ?) mélangeaient généralement les personnes qui restent sans-abri toute l’année et celles qui l’étaient ponctuellement. Des techniques plus assurées ont ensuite été utilisées, en particulier par l’INSEE et l’INED, dans le cadre de vastes enquêtes nationales.
Grâce à ces efforts on trouve aujourd’hui d’abondantes données sophistiquées, mais peu de chiffres qui fassent vraiment consensus aux échelles locales. À l’échelle nationale, l’INSEE a réalisé par deux fois, en 2001 et en 2012, une enquête approfondie auprès des « sans-domicile ». Statisticiens et démographes désignent ainsi les personnes se trouvant à la rue ou dans des hébergements pour individus et ménages qui sinon seraient à la rue. Ces deux investigations ne visaient pas le recensement mais l’étude des caractéristiques et trajectoires des sans-domicile. Des chiffres en sont sortis. Près de 90 000 personnes en 2001, plus de 140 000 en 2012. Parmi elles, seulement quelques milliers d’individus à la rue. L’INSEE les appelle « sans-abri ». Les autres se trouvent dans une palette de services qui vont de l’hébergement d’urgence pour une nuit à des logements gérés par des associations en passant par des centres pour demandeurs d’asile ou des centres d’insertion où il est possible de résider plusieurs mois.
Les sans-abri, complètement à la rue, représentent donc d’après l’INSEE environ un dixième de la population globale des sans-domicile. Il n’y aurait donc pas 140 000 sans-abri en France, comme on le lit parfois, mais quelques milliers, qui correspondent à l’image que l’on a généralement des SDF dans l’espace public. Il ne s’agit pas de minimiser le caractère scandaleux de ce problème dans un pays riche mais de le ramener à sa réelle proportion. Même s’ils sont moins nombreux qu’on ne le pense généralement – tout réside dans l’ambiguïté du terme « sans domicile » –, ils n’en sont pas moins très visibles. Ils vivent en effet souvent au vu et au su de tous, une grande partie de la journée et parfois de la nuit. Pour le dire métaphoriquement, ils sont la partie émergée de l’iceberg, donnant au problème du mal-logement son visage le plus connu, mais pas le plus répandu.
Au-delà de cette seule partie émergée, et pour tenter de mesurer la totalité de cet iceberg, une manière de saisir l’importance de la question SDF consiste à raisonner en flux. Le propos n’est pas de savoir combien de personnes sont un soir concernées, mais combien l’ont été au cours de leur vie.
Les données d’enquête, aussi rigoureuses soient-elles, informent en effet sur un moment t, celui du déroulement de l’enquête. Elles ne permettent pas d’inférer le volume du problème en t + 1 ou t + 2. Avoir recensé environ 140 000 sans-domicile à un moment de 2012 ne veut pas dire que leur nombre est semblable en 2018. Le chiffre a très probablement évolué, singulièrement à la hausse avec l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile.
Plutôt que de chercher à savoir combien de personnes sont, un soir donné, sans-domicile, une autre option est de tenter de savoir combien de personnes l’ont été au cours de leur vie. Là encore, les chiffres disponibles, saisissants, ont été produits par l’INSEE.
Ainsi, en métropole, on estime que 2,5 millions de personnes ayant en 2006 un logement personnel en ont été privées au moins une fois dans le passé : 78% d’entre elles avaient été hébergées par un tiers, 14% dans un service d’hébergement, 11% avaient dormi dans un lieu non prévu pour l’habitation. Au total, donc 540 000 personnes, en 2006, auraient connu la rue ou les services d’hébergement. Dit autrement, 1% environ de la population en France avait été dans une situation de « sans-domicile ».
L’INSEE a répété l’exercice pour 2013. Il en ressort que 5,3 millions de personnes (deux fois plus qu’en 2006) ont connu au cours de leur vie un épisode sans logement personnel. Les trois quarts d’entre elles, comme en 2006, ont été accueilles par la famille ou des amis. Mais 866 000 ont connu une situation de « sans-domicile ». Puisque les personnes interrogées par cette enquête rétrospective sont les individus de plus de 15 ans vivant en logement ordinaire, ce sont en fait 2% de la population vivant en France qui auraient été concernés à un moment de leur vie.
Une autre façon de se rendre compte de l’ampleur du dossier est de passer par les prises en charge et l’ampleur de l’offre de service. Avant même cet hiver, le Préfet d’Ile-de-France communiquait : 100 000 personnes sont hébergées, chaque soir, dans la région, soit environ 1% de la population francilienne ! Le chiffre ne dit cependant rien du nombre le plus problématique, celui des sans-abri à la rue.
Pour ces derniers, l’exercice de recensement se révèle très compliqué. Il n’est pas simple –pratiquement, éthiquement, politiquement – de dénombrer les sans-abri vivant dans l’espace public. Pratiquement, des moyens sont nécessaires pour quadriller avec des enquêteurs l’intégralité d’un territoire et y pénétrer dans des endroits parfois périlleux (friches, campements et squats). Éthiquement, il faut se demander par exemple s’il est légitime de réveiller une personne endormie dans la rue pour lui soumettre un questionnaire. Politiquement, les résultats sont relativement sensibles : un chiffre trop faible conduit le secteur associatif à affirmer que les experts minimisent le problème ; un chiffre trop élevé peut effrayer le décideur, appelé à intervenir et à dépenser davantage. La démarche d’enquête est donc semée d’embuches, dans sa préparation, sa réalisation et sa valorisation. Rien ne dit que l’ensemble des individus rencontrés correspond bien à la totalité des personnes sans-domicile. Et l’on retrouve l’image de l’aiguille dans une meule de foin... Finalement, aboutir à une estimation totalement indiscutable est impossible. Il faut se satisfaire du vraisemblable.
Une innovation parisienne
Pour produire ce vraisemblable la ville de Paris a innové, en mobilisant ses ressources professionnelles et en mobilisant les ressources bénévoles des Parisiens. Ainsi, dans la nuit du 15 au 16 février, 350 équipes de volontaires, composées de professionnels du social et de 1700 bénévoles, ont-ils sillonné les rues de Paris, de 22 heures à 1 heure du matin, pour aller à la rencontre des sans-abri et mener un décompte anonyme, aussi exhaustif et objectif que possible.
L’opération, de grande ampleur, s’est appuyée sur des cartographies permettant d’attribuer un périmètre strict à chaque équipe. Puisque les sans-abri ne sont pas uniquement dans la rue, mais aussi dans des parkings, dans des gares ou dans des stations de métro, SNCF, RATP, mais aussi gestionnaires de parkings et AP-HP pour les salles d’attente des urgences des hôpitaux ont été associés à la démarche et au comptage.
Les résultats de cette opération inédite en France indiquent la présence, cette nuit, de quelque 2000 personnes sans-abri dans les rues de Paris, 738 dans les lieux comme les gares et les parkings, 189 dans les bois de Vincennes et de Boulogne. Soit un total d’environ 3000 sans-abri, considérablement supérieur au nombre de 50 avancé par le secrétaire d’Etat. Le comptage parisien, qui avait été envisagé bien avant, a éteint la polémique, sans toutefois permettre d’en finir une bonne fois pour toutes avec les débats sur les chiffres.
La démarche parisienne a en tout cas montré, entre autres choses, que c’est bien à l’échelle locale que l’on peut entreprendre, pour savoir et agir. Face à la question SDF, le problème français n’est en rien un problème d’insuffisance de moyens ou de refus de voir. La France dépense maintenant plus de 3 milliards d’euros par an pour la prise en charge des individus et ménages concernés (contre presque rien au début des années 1980). Elle dispose de bataillons de chercheurs spécialisés. Le problème relève de son approche jacobine et étatique. La donnée fétichisée est celle du nombre de SDF dans le pays. Pour vraiment savoir, la ville de Paris a opéré un recensement quadrillant toute la capitale, montrant que l’initiative et la responsabilité sont locales. Le sujet est là. C’est aux métropoles de se saisir du dossier, aux élus et services locaux de se voir confier les moyens et les objectifs.
À défaut, les grandes villes françaises resteront isolées par rapport aux autres grandes métropoles européennes (de Londres à Madrid en passant par Helsinki) qui rapportent des informations précises, pouvant être discutées dans le détail mais ne faisant pas l’objet de passes d’armes. De la décentralisation et du consensus, voici ce qui est nécessaire pour traiter d’un sujet plus complexe et plus sensible que l’expertise des aiguilles de meules de foin.
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