Angleterre, France: histoire de deux libéralismes edit
Avant d’être une des personnalités politiques les plus importantes de la monarchie de Juillet, François Guizot avait eu une remarquable carrière d’historien. Il développait notamment une thèse sur l’histoire croisée des monarchies anglaise et française que dans un essai de 1979, à la fois court et magistral, le philosophe Larry Siedentrop jugeait utile de rappeler[1]. Elle aide à comprendre comment s’est opérée la formation des États dans ces deux pays et la philosophie politique assez différente qui en est résulté.
Guizot faisait remonter l’affaire au haut Moyen-Âge : le pouvoir royal était très faible en France et au contraire très fort en Angleterre suite à la conquête normande. D’où des trajectoires très différentes dans la construction des États. Face à l’ordre féodal à la main de l’aristocratie en France, le roi avait besoin d’une alliance avec la classe urbaine qui elle-même souffrait des contraintes du féodalisme. Cette classe urbaine pouvait être appelé bourgeoise, si ce n’est l’anachronisme ; elle prendrait plus tard le nom de tiers-état. La situation était inverse en Angleterre : face à un pouvoir royal dominant, l’aristocratie anglaise a cherché rapidement à s’allier avec le tiers-état anglais, qu’on appelait là-bas les commons, et ceci contre le pouvoir royal. Il en est résulté dès le 13e siècle une sorte d’équilibre, avec une première constitution, l’habeas corpus, et une montée en puissance d’un parlement auquel rapidement les classes urbaines ont eu accès, donnant la chambre des communes à côté de la chambre réunissant les aristocrates. De même, l’élite bourgeoise a pu, d’une certaine façon, se fondre avec l’aristocratie quand elle accédait à la richesse foncière qui ne lui était pas fermée. Cet équilibre a eu des hauts et des bas, mais lorsque le roi Charles I Tudor a tenté un coup de force contre le parlement en 1642, la réaction politique provoquée a conduit, outre la décapitation du roi, à une période républicaine, puis à la Grande révolution de 1688, pour laisser place, au final plutôt en douceur, à une monarchie constitutionnelle. Quel contraste avec la France ! À la même époque que Charles I, le jeune Louis XIV avait affaire à une quasi-guerre civile conduite par la grande noblesse et, triomphant, allait renforcer l’emprise de la monarchie et la centralisation du pays autour d’une administration renforcée.
On pourrait ajouter, en marge de Guizot, l’avantage géostratégique majeur de l’Angleterre en tant qu’île, qui la mettait en pratique à l’abri de toute incursion militaire continentale. Une fois le pays relativement pacifié (fin de la guerre des Deux Roses, paix entre l’Ecosse et l’Angleterre, colonisation de l’Irlande), le pouvoir n’avait plus trop à s’occuper des affaires militaires, sinon par procuration, et l’aristocratie pouvait s’insérer davantage dans l’ordre économique, alors que le rôle guerrier de la noblesse française restait la base de sa légitimité et de son pouvoir. Certains pensent que la pitoyable performance militaire de la France lors de la guerre de Sept Ans a fait chuter le prestige et la légitimité de la noblesse et a pu aider au renversement social qui allait venir une génération après. Et les succès militaires sous la Révolution d’une armée dirigée par des plébéiens allaient renforcer ce sentiment anti-nobles, assurer le prestige de l’armée et, hélas, conduire au coup d’État militaire et à la dictature de Napoléon.
Bref, selon Guizot, il en est résulté des centralisations différentes dans les deux pays : au niveau de l’exécutif en France ; au niveau du Parlement en Angleterre. Avec toutefois une vivacité beaucoup plus grande de la vie locale en Angleterre.
Là était l’argument qu’il développait lors de ses conférences à la Sorbonne, devant un public fasciné, dont le jeune Tocqueville qui a suivi ses cours entre 1828 et les événements révolutionnaires de 1830. Tocqueville a poussé l’analyse plus loin. Il suivait une génération de penseurs libéraux remarquables, dont, outre Guizot, Mme de Staël, Benjamin Constant et Royer-Collard, des noms en retrait dans l’histoire des idées maintenant que la pensée libérale anglo-saxonne a pris une place quasiment hégémonique. Or c’est pourtant chez eux, soutient Larry Siedentrop, qu’on doit retrouver le vrai esprit libéral, avec une conception plus riche de la liberté, dont il faut dire un mot.
Pour ces libéraux français, certainement très peu progressistes au sens moderne, il était hors de question de nier l’immense ébranlement qu’avait été la Révolution française. L’idée d’un retour à l’ordre ancien était à la fois illusoire et nocive. Ils n’étaient pas réactionnaires à l’inverse d’un Joseph de Maître ou d’un Burke au Royaume-Uni. Mais ils voyaient que l’abandon des hiérarchies de classe et l’adoption d’un discours égalitaire laissaient un vide et une déstructuration sociale qui permettait à la bourgeoisie désormais dominante de centraliser plus encore l’État. Les barrières sociales précédentes ne faisaient plus écran. Et cette centralisation était un danger pour la démocratie et pour la liberté, en raison du rétrécissement de l’espace social. Elle allait de pair avec l’atomisation de la société, la disparition des corps intermédiaires – ce qui était le programme même des constituants de 1789. La séparation des pouvoirs à la Montesquieu, notait Tocqueville, n’est plus dans ce cas un garde-fou suffisant ; les différentes institutions du gouvernement central (le judiciaire, le législatif et l’exécutif) travaillent de mèche, et finissent par former une même élite, une même classe, pilotant le pays non sur la base de leur rang social mais sur le mérite dont elle se gratifie à savoir gérer si excellemment le pays. De fait, l’élitisme a survécu en France, ô combien !, mais allait prendre d’autres formes, ce qu’on a appelé plus tard l’élitisme républicain, reposant davantage sur les diplômes, l’accès aux corps de l’État, la méritocratie, etc.
Comment trouver le bon équilibre entre l’État et la vie politique au niveau local ? On le sait, Tocqueville a conclu assez vite que c’était l’Amérique, plutôt que le Royaume-Uni, qui offrait la solution. Il admirait certes l’esprit de risque qui caractérisait les élites britanniques, mais s’inquiétait de la forte centralisation du pays à compter des années 1830, avec les lois sur les pauvres, la réforme bancaire, le contrôle des entreprises, une centralisation encore très présente aujourd’hui, malgré les réformes entreprises depuis le gouvernement Blair d’une dévolution locale du pouvoir. Le changement institutionnel avait certes été plus graduel qu’en France, mais il avait permis un maintien de la classe noble dans une structure sociale très figée, « éternelle » telle qu’on la voit dans les séries Downton Abbey ou La chronique des Bridgerton et désormais bien à l’aise au sein de l’appareil d’État central. Les États-Unis au contraire montrait l’exemple d’une société plus ouverte et égalitaire, avec une forte participation politique au niveau local, et un champ d’opportunités sociales autrement plus large qu’en France ou au Royaume-Uni.
Il en résultait chez Tocqueville une philosophie libérale très différente de ce qu’on pouvait entendre en Grande-Bretagne, notamment sous la plume de son contemporain et ami, John Stuart Mill. Ce dernier reprenait le credo libéral habituel en définissant la liberté comme l’absence d’interférence coercitive, d’où qu’elle vienne (de l’État, de l’entreprise, de la religion, etc.), ceci dans la limite de la même liberté pour les autres. Certains libéraux (mais pas Mill) donnaient une telle importance à cette liberté « négative » qu’ils considéraient que la liberté citoyenne restait compatible avec un gouvernement autoritaire. Pour Tocqueville, c’était chose impossible. La liberté n’est pas seulement pour lui l’absence de coercition ; elle signifie le développement des droits politiques et de la participation du citoyen aux affaires publiques, d’autant plus facile s’il y a une vie politique locale dynamique. Il soutenait une vision « positive » de la liberté dans une société d’égaux, où les individus se voient offrir des opportunités de destin, où l’État cherche à ouvrir le domaine des droits politiques et où, reprenant une idée de Rousseau, une participation politique étendue permet que le citoyen acquière vertu et liberté. La liberté devenait un concept social.
Par contraste, Mill était, dans la tradition des économistes de son temps, un utilitariste recherchant l’efficacité sociale dans la meilleure satisfaction individuelle de chacun. Les économistes de l’époque, les néo-classiques, ont repris entièrement cette vision. Selon Siedentrop, le libéralisme français était plus riche, mieux connecté à l’histoire ; il prenait mieux en compte l’interaction entre l’évolution institutionnelle et sociale et les droits de l’individu. Il s’agissait d’un libéralisme plus sociologique, moins économique. Il écrit :
« L’évolution précoce de l’Angleterre au-delà d’une société de castes a longtemps fasciné les libéraux français. Mais au 19e siècle, c’est cette ouverture de la société anglaise qui a contribué à restreindre la sphère de la pensée libérale anglaise, l’empêchant de développer un intérêt systématique pour le changement social, qui est devenu l’insigne du libéralisme français. Les libéraux anglais considéraient comme acquise la hiérarchie relativement ouverte de la société anglaise. En ce sens, il semble juste de dire qu’une grande partie de la pensée libérale anglaise du 19e et du début du 20e siècle reposait sur une prémisse sociologique cachée. »
L’historien de idées Quentin Skinner[2] note qu’il y a eu avant et au moment de la Révolution anglaise une batterie de penseurs, le plus célèbre étant John Milton, qui faisaient au fond la même critique de ce concept de liberté comme absence de coercition, qu’on doit rattacher à Hobbes. Elizabeth Anderson fait la même remarque dans son étude du mouvement des Levellers de la même époque[3]. Pour ces deux philosophes, qu’on rattache au courant « républicain » du libéralisme, la tradition « positive » française est la bonne.
Marx, à la fin de sa vie, portait une réelle considération tant pour Guizot que pour Tocqueville. Car le lien était étroit entre la pensée socialiste du début du 19e siècle et ce courant libéral. Les premiers socialistes faisaient le pas que Tocqueville ne voulait pas franchir, à avoir le constat qu’une seconde révolution était en train de se dérouler sous leurs yeux, la révolution industrielle, qui amenait des foules entières sous la domination du nouvel ordre des usines. Le chiasme se creusait entre des droits citoyens proclamés égaux et des conditions de vie qui n’avaient jamais été aussi inégales, entre ce que ces socialistes appelaient la liberté formelle par rapport à la liberté réelle. C’était là un autre enfant du libéralisme, en quelque sorte.
[1] Voir Larry Siedentrop, « Two Liberal Traditions », in The idea of Freedom. Essays in Honour of Isaiah Berlin, ed. by Alan Ryan, Oxford, 1979.
[2] Voir Liberty before Liberalism, Cambridge University Press, 2012.
[3] Voir Private Government, Princeton University Press, 2017.
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