De l’amour à l’amitié, de l’emprise au bonheur des pierres edit
Dans les écrits féministes d’aujourd’hui le sentiment de l’amitié prend la lumière – en parallèle d’une mise en veilleuse de l’amour romantique. L’amitié ? Non pas la sororité jubilatoire dynamisant les combats des sixties, mais la douce solidarité entre femmes (et éventuellement entre un homme et une femme) sous l’égide de l’écoute réciproque, écartant la relation amoureuse, synonyme d’emprise et de domination. Autrement dit, monte en puissance dans ce mouvement une préférence affichée pour « le bonheur des pierres ».
L’amitié, vecteur de liberté
Le romantisme amoureux, ce sentiment faussement courtois, « qui fait si mal », mieux vaut oublier. L’essayiste Mona Chollet, icone des féministes trentenaires, disserte à partir de sa propre expérience et de celle de ses congénères sur le tragique de la relation amoureuse hétérosexuelle. Dans son ouvrage Réinventer l’amour, elle indique qu’il existe un autre type de lien affectif liant les hommes et les femmes qui mériterait lui aussi de se réinventer, mais qui pour l’heure reste un angle mort du chantier de déconstruction de nos relations : l’amitié. La sociologue Eva Illouz, au fil de ses recherches sur le capitalisme émotionnel (sites de rencontre, marchés du bonheur et du bien-être), le martèle : historiquement, la conception romantique de l’amour n’a été qu’une mascarade pour les femmes, une machine à illusions et souffrances, un narratif plein de bruits et de mots vides au service de la domination masculine. Emma Bovary et l’Ariane de Belle du Seigneur, retenons la leçon. La sociologue, dans son enquête sur les ruptures amoureuses[1], La Fin de l’amour, constate que nos contemporains ont presque tous fait l’expérience « du désamour » et ces épreuves ont ébranlé l’image romanesque du couple. Elle en tire une conclusion, celle de la liberté de ne pas s’engager. Et si aujourd’hui les liens entre hommes et femmes se sont un peu plus équilibrés, l’autrice (Le Monde, 18 février) confirme son appréciation : « L’amour est une histoire de vertu. Il faut que deux personnes vertueuses se rencontrent. Je pense que garder une curiosité pour l’autre est une vertu suprême. Ne pas se fatiguer d’un être, par exemple, ça ne vient pas de l’autre, c’est en soi. » Or, précise-t-elle « cette vertu opère de façon plus nette dans l’amitié ».
Dans un livre, Nos puissantes amitiés, Alice Raybaud (journaliste au Monde), publie un hymne aux amitiés féminines dont elle regrette qu’elles aient fait l’objet d’un dénigrement au cours des siècles. Présentée comme une menace à la conjugalité romantique, soupçonnée de véhiculer la « déviance » lesbienne, elle aurait été enfouie dans le silence des sentiments inavouables. Or, écrit-elle, l’amitié féminine est une source puissante de résistance face à la domination masculine. Elle préconise de « penser la vie à l’échelle d’un groupe d’amis plutôt qu’à celle du couple ». Ces liens amicaux, surtout, offrent un socle aux nouveaux modes de vie qui ont prospéré au cours de la dernière décennie : du choix de la solitude, des familles monoparentales (situation pas toujours choisie, mais rappelons que presqu’un quart des enfants sont élevés dans ce type de foyer) à celles des différentes figures de cohabitation autour du couple, de l’éducation des enfants et de l’organisation de la quotidienneté – des gardes partagées jusqu’à la situation en pointe des tendances, la résurgence de maisonnées liées au travail de la terre et à la sauvegarde de l’environnement, chères aux écoféministes. L’auteure, certes, tempère son propos en précisant qu’il ne s’agit pas de renoncer à l’amour romantique, plutôt d’en désacraliser la place, mais le ton est donné.
Illustration: la solitude habitée
Parmi beaucoup d’autres, un livre illustre cet imaginaire féministe. Dans Les Insolents (prix Renaudot 2023), Anne Scott signe un roman sur la rupture avec le monde d’avant, un récit dédié à l’aspiration à la solitude, à une vie sans tensions émotionnelles, sans embrouilles sentimentales (bisexuelle, elle a enchaîné les désillusions, et les départs) sans les bruits et les artifices du monde urbain, sans les efforts pour rester à flot dans les échanges économiques. Après vingt ans passés dans le Paris artistique de la déjante et des excès en tous genres (drogues, sexe and compagnie), la quarantaine bien avancée, elle rompt les amarres. Musicienne toujours fauchée, malgré quelques droits d’auteur tirés de ses compositions pour films, elle loue sans la visiter une maison lambda dans le Finistère, et, dénuée de voiture (mais pas d’Internet), entame une vie où les déplacements à pieds (courses, visites à la poste, promenades vers la mer) dans une nature apaisante occupent une grande partie du temps, l’autre étant consacrée à lire et à écouter de la musique. La célébration d’une vie de poésie et de frugalité est bien là, portée par une solitude habitée puisqu’elle se raconte et partage ses impressions avec ses deux best friends, célibataires restés dans la capitale, un homme (un galeriste) et une femme (une communicante). Plutôt qu’un dialogue entre rats des villes et rats des champs, leurs échanges expriment la fatigue de célibataires habitués à la sociabilité frénétique des milieux culturels et dont la vie est émaillée de rencontres sexuelles ou autres sans lendemain. Au fil du récit, le miracle attendu par elle survient, ses deux amis s’installent près de son nowhere pour partager sa vie d’ermite. L’amitié, là encore, apparaît comme l’horizon indépassable des liens.
L’enquête effectuée en 2021 avec Arte/France-culture auprès d’un public dont le centre de gravité est la bourgeoisie culturelle illustre à partir d’un arc de questions ces nouveaux choix de vie : prise de distance envers les émois passionnels et la sexualité débridée, tant vantée par la génération d’avant. En contre-point les répondants manifestent une préférence pour la solitude et l’amitié, un sas construit davantage à l’initiative des jeunes femmes qu’à celle des hommes. Ces dernières assimilent moins la vie de couple au bonheur, sont moins en attente de contacts charnels, de fidélité (de la part de leur partenaire), et sont plus réticentes que les hommes à faire des enfants (invoquant, notamment, la menace écologique). Ainsi 86% des femmes de 18-24 ans et 74% de 25-39 ans déclarent pouvoir être heureuses sans relation amoureuse, soit davantage que les hommes et, quand elles sont confrontées à la solitude, celle-ci est davantage choisie que subie. Un signe qui prouverait que la fascination pour la passion romantique, chez ce public très particulier, incline à s’émousser. On observe ainsi une dés-érotisation des rapports hommes/femmes, un côtoiement prudent, de moins en moins d’engagement, et donc, en pointillé, une sorte de séparatisme. L’enquête IFOP de février 2024 sur la sexualité des Français le confirme : la vie intime connait une baisse significative d’intensité.
Au cœur des statistiques
Les statistiques attestent-elles ce désengagement amoureux ? Oui, le couple a perdu de son pouvoir attractif. En se focalisant sur les trentenaires, âge culminant pour le désir de « nidification » aujourd’hui, on constate un creux statistique par rapport aux générations précédentes : 72% des femmes de 35 ans en 2019 sont en couple, contre 87% des femmes de cet âge en 1975 ; 69% des hommes de 35 ans en 2019 sont en couple contre 80% des hommes de cet âge en 1975. Ces données INSEE révèlent une vraie inflexion, mais ne marquent pas une révolution. Surtout dans ce creux statistique se logent plusieurs explications. D’abord, les unions étant beaucoup moins stables qu’il y a quarante ans se succèdent des périodes de mises en couple et de solitude ; ensuite les états de célibats « malheureux » et forcés se sont accrus, en particulier chez des individus précaires, plutôt des hommes (voir mon article Telos[2]). Le modèle « l’amitié en bandoulière » jouit probablement d’une influence auprès des femmes (et peut-être des hommes), mais il est difficile d’en évaluer la mesure[3]. Autrement dit l’imaginaire du « bonheur des pierres » n’illumine encore que modestement les trentenaires. En toute inconscience, ces derniers, pour une forte majorité d’entre eux, hommes et femmes, prennent le risque des tourments, de l’emprise, de l’attente et de la jalousie, des élans, des émerveillements et des déchirements, en bref de toutes ces déraisons que les sages féministes conseillent d’éviter.
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[1] Eva Illouz, La Fin de l’amour, Le Seuil, 2020.
[2] Monique Dagnaud, « Crise du patriarcat, vers un séparatisme hommes/femmes », Telos, 21 octobre 2021.
[3] Notons que les personnes dotées d’un haut niveau de diplômes sont un peu plus fréquemment en couple que la moyenne de leur âge – peut-être parce qu’ils se sont mis en couple plus tard, et que le désamour n’a pas encore eu le temps de faire son œuvre. En 2019, 76% des femmes de 35 ans de niveau bac + 5 sont en couple (contre 72% en moyenne), et 74% des hommes de 35 ans bac + 5 sont le sont aussi (contre 69% en moyenne).