La police sanitaire et l’injonction de déférence au nom de la raison. Un cas de figure marocain edit
Afin de lutter contre l’épidémie de Covid-19, la plupart des gouvernements ont mis en place des mesures contraignantes de police sanitaire : il s’agit aussi bien de l’application des « gestes barrières » que de diverses limitations, allant de la fermeture partielle ou totale de certains lieux, notamment ceux qu’on fréquente tardivement et festivement, au confinement de la population. Les mêmes gouvernements ainsi que certains experts, éditorialistes ou journalistes ont alors tendance à imputer l’augmentation des cas de Covid-19 à un comportement déraisonnable, voire incivil des citoyens, qui n’auraient pas la maturité nécessaire pour respecter les obligations qui leur sont faites ; les commentaires les moins défavorables parlent de « ras-le-bol » de la population. Sans entrer dans le débat de fond sur la pertinence des mesures prises (qui ne font pas nécessairement l’unanimité des spécialistes), nous voudrions, à partir d’un terrain ethnographique actuellement conduit dans une ville moyenne marocaine, suggérer que le problème pourrait être mal posé, c’est-à-dire que le non-respect de certaines mesures de police sanitaire ne découle pas nécessairement d’une attitude déraisonnable (ce qui ne revient pas à dire qu’on ait raison de ne pas les respecter) et pas davantage d’un ras-le-bol, mais d’un comportement adaptatif prenant en compte l’état observable des choses du point de vue de la vie quotidienne.
Nous avons effectué, entre le mois de juillet et le mois d’octobre, plusieurs séjours de ce que les anthropologues et les sociologues nomment « terrain », à Khénifra, chef-lieu d’une province rurale du Maroc comptant plus de 200 000 habitants. Au Maroc, pays de 36 millions d’habitants, l’épidémie connaît une dynamique moyenne. Le total des cas confirmés se monte à 149 841 Marocains infectés depuis le mois de mars dernier et le 10 octobre on comptait 22 415 cas actuellement actifs ; le nombre de décès s’établissait alors à 2572 personnes. L’augmentation est constante depuis la troisième semaine de juillet. Ces chiffres sont, toutefois, relativement éloignés des ceux qui prévalent en Europe. Le Maroc a appliqué un confinement strict à partir de la mi-mars jusqu’à la mi-juin. Au début du confinement, il y avait moins de vingt cas déclarés. La prise en charge des personnes atteintes a impliqué un protocole de soin fondé sur le Plaquénil (l’hydroxycloroquine si débattue en France) et l’isolement, pour une durée de deux semaines initialement puis pour une durée d’une semaine.
Au Maroc, la police sanitaire, durant la période de confinement, a été perçue de manière positive, et notamment la décision de confiner. Il faut se souvenir du climat d’inquiétude générale découlant de la multiplication des cas en Italie puis en France et en Espagne, ces deux derniers pays étant les voisins immédiats du Maroc. A ceci s’ajoutait une connaissance encore assez faible de l’agent infectieux, le SARS-Cov-2. Le confinement traita simultanément la peur de l’épidémie aux frontières et la crainte de la diffusion foudroyante d’une maladie non maitrisable. Quelques jours avant la décision des autorités de confiner la population, une pétition circulait, fondée sur des modèles épidémiologiques – probabilistes, donc, mais, de facto, présentés comme descriptifs de ce qu’il allait se passer –, laquelle demandait le confinement, arguant que, sinon, les morts se compteraient par dizaine de milliers. De fait, à partir du confinement, alors que l’Europe affichait des chiffres inquiétant de propagation de l’épidémie, l’augmentation quotidienne du nombre de cas demeura généralement inférieure à la centaine, y compris lorsque le nombre journalier de tests augmenta fortement. Cette situation rassura et légitima largement les décisions des autorités publiques. Le but perçu du confinement était cependant ambigüe : dans les informations comme dans les conversations ce pouvait être (1) qu’il fallait éviter un pic épidémique qui n’aurait pas permis la prise en charge de tous les cas sévères par le système hospitalier (tout en sachant que le confinement n’arrêterait pas la diffusion de la maladie) ou (2) qu’il s’agissait, plus radicalement, de limiter la contamination et donc de limiter le nombre de personnes atteintes, plutôt que de le différer.
Dans les entretiens que nous avons menés sur notre terrain, il est effectivement apparu que la peur avait dominé l’entrée dans le confinement, de sorte qu’il fut largement rassurant et perçu positivement. Les gens s’attendaient à retrouver au Maroc, et surtout dans leur quotidien, les images qu’ils voyaient dans les informations, les journaux et sur les réseaux sociaux : des hospitalisations en séries, menées par des équipes médicales enfermées dans des vêtements protecteurs (et inquiétants) et, surtout, une mortalité importante, sensible dans leur environnement immédiat. Au sortir du confinement, ils s’aperçurent que des personnes qu’ils connaissaient ou, le plus souvent, que connaissaient des personnes qu’ils connaissaient, avaient eues la Covid-19 et s’en étaient tirées indemnes, sans aucunes complications. Il y avait très peu de morts dans leurs connaissances (et, de fait, dans l’ensemble du pays), voire aucun. Autrement dit, ce que l’on avait craint avant et durant le confinement n’avait pas eu lieu.
Le déconfinement amena une reprise ou, plus exactement, le développement de l’épidémie que le confinement avait suspendu. A partir, de la troisième semaine de juillet, le nombre de cas journalier se mit à grimper, dépassant la barre des mille cas journaliers, puis des deux mille et, enfin, la deuxième semaine d’octobre, des trois mille. Dans la ville de Khénifra, le premier cas de Covid-19 avait eu lieu au début du confinement. Il s’agissait d’un cas importé d’une autre ville, qui avait causé l’émoi et le rejet. A partir du 6 septembre, les autorités locales décidèrent de boucler la ville (certaines catégories de déplacements, dont les déplacements professionnels étant autorisés), à la suite de ce qui a été présenté comme une « recrudescence » de cas positifs (sachant que ce nombre s’établit aujourd’hui à 7670 personnes pour l’ensemble d’une région comptant plus de deux millions et demi d’habitants). Malgré cette évolution et ces mesures, la population ne semble pas craindre une flambée de l’épidémie. Le port de la bavette est erratique. Une partie des habitants s’en dispense dès que possible. De nombreux magasins ne respectent pas l’heure de fermeture imposée par les autorités, ferment et ouvrent en fonction du passage des patrouilles de police. Beaucoup de nos interlocuteurs, même, se sont montrés sceptiques sur l’effectivité actuelle de la maladie, affirmant qu’elle existait sûrement durant le confinement, mais qu’elle avait disparu depuis ou, du moins, beaucoup diminué. Les cas d’internement à l’hôpital les laissent dubitatifs. Certains disent qu’il s’agissait d’une autre maladie, que ce n’était pas la Covid-19. Le spectacle des rues de la ville n’est guère différent de ce qu’il était avant. Les gens se côtoient de près. Il en est de même à la terrasse des cafés et, plus encore, dans les marchés où ne s’applique aucune distanciation sociale. Ce relâchement s’inscrit pleinement dans les conduites irraisonnées souvent mises en avant par les autorités publiques et sanitaires afin d’expliquer l’augmentation constante des cas journaliers.
Toutefois, du point de vue des individus concernés, c’est autre chose qui se joue. Cette autre chose est l’adaptation à une situation et, plus précisément, à un risque dont, pour la plupart des gens, la réalité a été bien en-deçà des craintes qu’ils avaient conçues. Ils se rendent compte que les malades ne sont pas foison et encore moins les morts et adaptent leurs comportements à cette évidence. De fait, le nombre de cas cumulés rapportés à la population (un peu plus de 36 millions de personnes) représente 0,42% de celle-ci et le nombre de mort 0,01%. Il ne s’agit pas de minimiser la gravité de l’épidémie, et notamment de ses séquelles, ni les risques qu’elle fait courir à la santé de la population. Il s’agit de montrer en faisant appel à des chiffres que la Covid-19 est bien plus présente par l’émoi qu’elle suscite, notamment dans les médias, que par son impact direct dans la vie des populations (étant entendue qu’elle est très présente par son impact indirect). Ce mélange de dramatisation, hérité des conditions initiales de développement de la pandémie et de la focalisation des médias, et la relativement faible incidence de celle-ci sur le réseau de connaissance de tout un chacun (combien un individu connaît-il personnellement et directement d’autres personnes ayant contracté la Covid-19 ? finalement très peu) aboutit à déréaliser au moins partiellement la dramatisation. Le relâchement attribué à la population apparait ainsi bien plus comme l’adoption d’une posture conforme à l’expérience ordinaire de la maladie, qu’à l’expression d’une regrettable insouciance ou d’un ras-le-bol. Pour le dire rapidement, bien que le nombre de cas augmente de manière continue, ceux-ci ne soutiennent pas la crainte initiale d’une vague meurtrière et incontrôlable et ne contribuent donc pas à inhiber les conduites au-delà d’un certain point. Nous avons affaire à une dissonance cognitive entre le vécu des gens, d’une part, et la politique suivie par les autorités publiques dans l’exercice de la police sanitaire, d’autre part. Le traitement de cette dissonance par les autorités consiste à dramatiser la situation, c’est-à-dire mettre en scène sa gravité et son coût potentiel (nous utilisons le terme « dramatiser » dans le sens d’Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, vol. 1, Paris, Minuit, 1973, p. 36 et suivantes), afin d’influencer les conduites. Le bouclage de Khénifra, à partir du 6 septembre dernier, ainsi que les restrictions d’ouverture des commerces en sont un exemple.
Il en est de même des pics de la sévérité dans le contrôle du port de la bavette dans l’espace public. Là aussi, il ne s’agit pas de discuter de la pertinence de cette mesure. Il est, toutefois, indéniable, qu’en même temps qu’elle vise à protéger les personnes en coprésence du danger potentiel des « gouttelettes », elle sert aussi à remobiliser les citoyens et à montrer que l’Etat est à l’œuvre et qu’il possède les moyens d’intervenir sur la dynamique des choses (ce qui est rassurant). Toutefois, ce moyen n’est pas le plus efficace : le moyen le plus efficace est le lavage répété des mains. Cependant, celui-ci n’est pas contrôlable par les autorités. Il en découle que leur intervention, dans les phases de dramatisation consécutives à une augmentation des cas, se porte forcément sur un moyen secondaire du même type (relevant des « gestes barrières ») mais susceptible d’être sanctionné. Cette dramatisation fonctionne, mais dans un sens qui peut paraître contraire à la volonté de mobilisation vis-à-vis de la maladie : on voit, dans la rue, les gens réajuster leurs bavettes en s’approchant des policiers. Dans ce cas, le port de la bavette est lié à l’obligation de la porter et non à la croyance qu’il est nécessaire de le faire. Il en est de même du volet roulant des magasins qui s’abaisse à leur arrivée et se relève après leur passage. Ce relâchement est à mettre en relation avec l’idée que les personnes concernées se font du danger actuel que représente la Covid-19. Cette idée provient de ce qu’elles constatent de la présence effective et des conséquences visibles de l’épidémie dans leur environnement.
L’observation des conduites dans un lieu précis est-elle susceptible de nous éclairer au-delà de celui-ci sur l’un des paradoxes fondamentaux de la police sanitaire au moins en termes de communication ? Certainement, parce que les cas de figure de cette police sont relativement limités et se reproduisent par imitation-adaptation-amélioration d’un pays à l’autre. Le respect de contraintes de sécurité dépend pour beaucoup de ce que les destinataires de ces mesures perçoivent les choses de la même manière que ceux qui les prennent. Ce fut globalement le cas, lors du confinement de la population au Maroc. Les gens avaient peur et les autorités prirent efficacement en charge cette peur. Pour un ensemble de raisons objectives, cette peur a diminué alors que les cas de contamination ont augmenté. Mais cette augmentation n’est pas vécue, par une part importante de la population, comme le prélude à une catastrophe sanitaire. Plus largement, après trois mois d’une vie suspendue, la nécessité ordinaire de vivre l’a emporté sur la dramatisation du risque de mourir – et ceci d’autant plus que la survie économique de beaucoup de ménages en dépend. Dans cette situation, la peur de contracter la Covid-19 tend à se modeler sur l’impact de celle-ci dans l’entourage des individus pris séparément (comparé, bien sûr, à d’autres risques). Chez la plupart des personnes auprès desquelles nous avons enquêté, elle est faible et, surtout, ponctuelle. Il en découle que la dramatisation de la situation par les autorités, afin de remobiliser la population, se heurte au fait que la situation n’est pas dramatique du point de vue de beaucoup de gens, de sorte que la crédibilité des autorités s’émousse, selon un mécanisme qui n’est sans rappeler le fait de « crier au loup » sans que personne ne le voit. L’une des manifestations de ce phénomènes est la multiplication des anecdotes sur la déclaration de morts comme dues au Covid-19, et qui ne le seraient pas. Il ne s’agit pas, ici aussi, de se prononcer sur la vérité ou la fausseté de ces rumeurs ; ce qui importe est qu’elles sont le signe d’une dissonance cognitive entre une partie des autorités publiques et sanitaires et une partie de la population.
En prenant de la distance, il y a, du point de vue de la raison, telle qu’elle a été classiquement définie, un paradoxe, dont l’exemple marocain que nous venons de donner n’est que la forme bégnine. Les autorités publiques demandent aux citoyens d’adopter une attitude de déférence vis-à-vis des mesures qu’elles prennent et manifestent, de différentes manières, que les conduites déviantes ne sont pas raisonnables. La déférence, pour reprendre une définition de Laurence Kaufmann, consiste à s’en remettre à autrui en ce qui concerne le contenu de pertinence et de justification d’une définition ou d’un ensemble d’énoncés. C’est une attitude pratique qui implique de s’en remettre à l’autorité des spécialistes, tout au moins tant qu’on ne possède pas de bonnes raisons de ne pas le faire (Laurence Kaufmann, « La société de déférence. Médias, médiations et communication », Réseaux, n°148-149, 2008). La déférence est une attitude routinière et raisonnable, qui évite de poser sans cesse la question du fondement de tout ce qui constitue notre environnement. En revanche, la déférence comme principe d’action, alors que notre expérience ordinaire contredit apparemment les prescriptions qui en découlent, apparaît contraire au principe de raison. En toute rigueur, on ne peut pas décrire comme déraisonnables – c’est-à-dire sortant du cadre de la dite raison – des personnes qui adaptent leurs comportements au contenu empirique de leur vécu. Une scène conception de la communication et de la police sanitaire devrait partir de ce constat.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)