La presse quotidienne peut-elle survivre? edit
Le grand quotidien La Voix du Nord a annoncé récemment un plan social portant sur 180 emplois soit près de 30% des effectifs du journal. Aux Etats-Unis, le New York Times vient de publier un rapport interne (2020 Report) qui met en lumière les incertitudes qui pèsent sur l’avenir du prestigieux journal. Des deux côtés de l’Atlantique, on constate la persistance d’une crise majeure qui remet en cause la conception et la circulation de l’information.
De ce point de vue, la démarche de la Voix du Nord est très révélatrice. Le journal qui appartient au groupe belge Rossel est bénéficiaire d’environ 5 millions d’euros mais au vu de la baisse de sa diffusion et de ses recettes publicitaires, il s’achemine inéluctablement vers un déficit croissant. Sa direction a donc préféré prendre des mesures préventives avant qu’il ne soit trop tard. Néanmoins, le journal, comme tous ses collègues de la presse régionale, reste prisonnier d’une logistique lourde et coûteuse, imprimerie et circuits de portage, qui devient de moins en moins rentable à mesure que la diffusion baisse.
De son côté le New York Times prend acte du fait que la publicité numérique est absorbée par deux supports puissants et dynamiques que sont Facebook et Google. Dans ces conditions, il déclare dès l’introduction de son rapport que le financement de son service numérique ne peut se faire que par l’abonnement, c’est-à-dire la contribution volontaire des lecteurs. Ce pari audacieux peut vraisemblablement être gagné. Le journal a déjà mobilisé 1 600 000 abonnés et il vise un objectif à terme de dix millions, en faisant largement appel au monde anglophone.
En France, la publicité numérique suit la même évolution. En 2016, son volume a progressé de 7% mais les recettes des réseaux sociaux ont augmenté de 62% alors que les autres supports constataient une baisse de 3%. Là encore, la seule solution réaliste est l’abonnement.
La presse quotidienne est pourtant encore un instrument majeur d’information, en dépit de la concurrence des chaînes de télévision et des sites pure players. Vingt millions de Français consultent chaque jour la presse régionale. Des titres nationaux comme Le Monde, Le Figaro ou Les Echos sont des références incontestables, abondamment citées par les radios et les journaux télévisés. De même, les attaques répétées de Trump contre le New York Times et le Washington Post constituent une sorte d’hommage implicite, une reconnaissance de l’influence de ces publications qui ont bénéficié d’ailleurs d’une forte progression de leur lectorat à la suite de ces assauts de la droite républicaine.
Au surplus, on a maintes fois souligné que l’atout majeur de la presse papier ou de sa version numérique est la diversité de son contenu, le fait qu’en feuilletant un journal un lecteur découvre des informations très éloignées de ses centres d’intérêt ou de ses convictions qui alimentent pourtant sa curiosité et élargissent sa vision du monde. Or il n’en va pas de même avec par exemple la page Facebook qui, en s’appuyant sur les algorithmes, offre à l’usager ce qu’il a envie d’entendre et, l’enferme donc dans une bulle étanche qui l’empêche de découvrir d’autres opinions ou d’autres sujets de discussion. Il y a là un risque majeur de fracture de la société divisée en communautés qui ne se comprennent plus et même s’ignorent. Les récentes élections américaines illustrent parfaitement cette dérive préoccupante pour la démocratie.
Il n’en demeure pas moins que pour faire venir et conserver les abonnés il faut que ces titres adaptent leur offre. Le rapport du New York Times rappelle qu’une partie de l’information est disponible gratuitement sur Internet. Il n’est donc pas forcément nécessaire de la reprendre de manière exhaustive et d’occuper des journalistes compétents à un travail fastidieux de reprise et de réécriture de dépêches et de messages déjà connus de tous.
Ce qu’attendent en revanche les lecteurs c’est un travail de sélection et de vérification des informations qui se déversent sur le Net et, du coup, ne sont plus maîtrisables le faux se mêlant de manière inextricable au vrai.
Pour mesurer l’ampleur et les difficultés de la tâche, il faut distinguer entre presse nationale et locale.
La presse nationale a besoin, pour sauvegarder sa crédibilité, de disposer d’une équipe rédactionnelle expérimentée et de correspondants à l’étranger. Comme le souligne le New York Times dans son rapport, c’est un investissement humain coûteux mais indispensable si on veut justifier un abonnement et prouver qu’on peut faire beaucoup mieux que l’Internet gratuit. En revanche, l’adjonction de vidéo sur laquelle on fondait beaucoup d’espoir donne des résultats décevants. Les lecteurs à la recherche d’analyses pertinentes préfèrent le texte à des images mobiles forcément superficielles qui ne peuvent traiter de manière complète des questions complexes.
Les quotidiens semblent moins bien armés pour offrir une information locale payante. Pour couvrir un territoire, il faut disposer d’équipes nombreuses de journalistes et de correspondants. Or on assiste à un début d’uberisation de l’information locale. Grâce au développement des outils numériques, il est désormais possible pour une ou deux personnes de couvrir en texte et en photos l’actualité d’une ville moyenne sur Facebook à un coût minime. Le financement de ces minisites reste aléatoire mais le budget nécessaire est très faible, sans commune mesure avec les charges de la rédaction locale d’un quotidien.
Ce phénomène qui constitue une menace redoutable pour la presse traditionnelle est passé relativement inaperçu mais il suffit de faire un test sur quelques villes pour constater qu’il se développe à toute vitesse. Récemment, un responsable de Facebook en France constatait que 80% des dossiers de startup qu’on lui avait soumis en 2016 portaient sur des sites d’information locale.
Face à ce défi, la presse régionale qui irrigue l’ensemble du pays depuis un siècle et demi ne peut pas se contenter de supprimer des emplois et d’augmenter son prix de vente. Pour pallier la baisse continue de ses moyens et éviter de disparaître un jour, elle doit sans doute essayer de fédérer ces initiatives locales. Elle peut leur apporter sa crédibilité et son respect de la déontologie de l’information. On l’oublie trop souvent mais un dérapage sur une information locale peut produire autant de dommages dans une communauté qu’une information diffamatoire sur un plan national.
De même qu’Uber ou Airbnb doivent s’adapter désormais à des réglementations dans les villes et les pays, règles qui ont pour objet d’introduire un minimum de protection des employés et des utilisateurs et d’éviter une concurrence déloyale, il faudra bien que ces sites d’information locale acceptent les règles de la presse écrite. Outre l’intervention de la presse régionale, il appartiendra à Facebook d’assumer ses responsabilités. Ce n’est, il est vrai, qu’un des aspects du débat qui s’amorce, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, sur le statut du puissant réseau social. Ses dirigeants commencent à admettre qu’ils ne peuvent se contenter de diffuser n’importe quel message mais qu’ils doivent accepter certaines missions d’un média. C’est le début d’une négociation qui sera longue et difficile mais dont la nécessité est évidente pour sauvegarder une information honnête et pluraliste. L’enjeu est aussi important pour l’information locale que pour la presse nationale.
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