L’école et la fausse querelle du pédagogisme edit
Jean-Michel Blanquer serait parti en guerre contre le « pédagogisme ». Mais quelle est cette hydre qu’il faut combattre pour redonner son lustre à l’école française ? Le « pédagogisme », manière péjorative de désigner une orientation pédagogique, consiste à vouloir « mettre l’élève au centre du système éducatif ». Selon ses détracteurs, il serait apparu dans les années 1970-1980, et aurait inspiré la loi d’orientation de Lionel Jospin de 1989. L’idée de ce courant est de rendre l’élève actif et acteur de sa formation et de repenser la relation pédagogique à partir de là.
Ses accusateurs considèrent que la recherche de l’épanouissement de l’enfant s’est faite au détriment des méthodes classiques d’enseignement direct, du maître à l’élève, des savoirs et des connaissances et serait responsable de la baisse du niveau scolaire en ce qui concerne, notamment, les apprentissages fondamentaux.
Comme souvent en France, cette querelle est purement idéologique et incroyablement détachée de la réalité du fonctionnement de l’Ecole. Car le pédagogisme est très loin de régner en maître dans les salles de classe. Les travaux de comparaison internationale (voir par exemple les recherches de Nathalie Mons et Marie Duru-Bellat) montrent au contraire que le système éducatif français reste un modèle « académique » dans lequel l’enseignement disciplinaire est ultradominant, avec un curriculum hiérarchique qui ouvre peu l’école sur le monde extérieur et dans lequel l’enseignement individualisé est peu développé. Ces méthodes « verticales » d’enseignement, qui prédominent dans notre pays, ne sont effectivement pas favorables à l’épanouissement des élèves comme l’a montré une étude menée en 2011 auprès d’un large échantillon d’élèves et d’enseignants dans 23 pays. Elles sont aussi associées à une plus grande défiance à l’égard de la société et des institutions.
« Ba-b.a » vs « B.a-ba »
Mais le fait majeur est que ces méthodes, quand bien même auraient-elles été promues par les responsables politiques dans les années 1970-1980, n’ont jamais véritablement triomphé dans la pratique de l’enseignement sauf parmi les promoteurs des pédagogies actives initiées par le mouvement Freinet. Il y a bien sûr la question si controversée de l’enseignement de la lecture, l’opposition entre la « méthode globale » (le « Ba-b.a ») et la méthode syllabique (le « B.a-ba »). La « méthode globale », ou méthode idéo-visuelle, aurait été inspirée par les intellectuels progressistes des années 1960 et serait responsable des mauvais résultats des élèves français en lecture et compréhension de l’écrit, attestés par les enquêtes PISA. En réalité son « invention » remonte aux années 1920 (Méthode Rouquié. Lecture globale est publié par Hachette en 1924[1]) et même au tout début du siècle, en Belgique, avec le pédagogue Ovide Decroly qui, s’appuyant sur les apports de la psychologie, veut mettre le désir d’apprendre au centre des apprentissages.
D’après la spécialiste de l’histoire de l’éducation et de l’apprentissage de la lecture, Anne-Marie Chartier, la méthode globale n’aurait jamais eu un grand succès en France dans la pratique de l’enseignement et aurait été réservée au réseau des « écoles nouvelles », souvent privées, directement inspirées de la pensée d’Ovide Decroly. En réalité, dans les années 1950, c’est une « méthode mixte » qui l’emporte en France, avec un partage entre travail de lecture, reconnaissance globale des mots et reconstructions syllabiques.
Mais surtout, la méthode globale est totalement délaissée aujourd’hui comme le montre une passionnante étude menée par Roland Goigoux qui a observé pendant trois ans les pratiques effectives de 130 enseignants encadrant près de 2800 élèves de CP. Cette vaste enquête enterre définitivement la guerre des méthodes car elle montre que « dans toutes les classes les élèves reçoivent un enseignement explicite et précoce des correspondances entre les graphèmes et les phonèmes ». L’utilisation de la méthode globale est donc tout simplement un mythe !
Pourtant les difficultés de lecture et de compréhension, ainsi que les inégalités face à ces difficultés demeurent. Elles sont présentes à l’entrée en CP mais l’école ne parvient que très peu à les réduire : sur les 130 classes étudiées, seules une vingtaine sont parvenues à jouer un rôle compensatoire. Or d’après l’enquête de Roland Goigoux, l’utilisation d’une méthode ou d’un manuel n’a pas véritablement d’influence sur les résultats des élèves.
L’un des enseignements importants de cette enquête est plutôt que le temps consacré à la compréhension est faible (15% seulement du temps global d’enseignement du lire-écrire y est consacré) par rapport à celui consacré à l’étude du code. Or les enquêtes internationales comme l’enquête PISA montrent que si la France se situe un peu au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE en compréhension de l’écrit (ce qui n’est pas une performance excellente), le pourcentage d’élèves de faible niveau s’est fortement accru, passant de 15,2% en 2000 à 21,5% en 2015. Ne s’occuper que du code comme le proposent certains ne fera que renforcer ces difficultés de compréhension qui touchent les élèves les plus faibles. L’enquête de Roland Goigoux montre que les élèves faibles, qui bénéficient d’une aide plus importante des professeurs lors d'une activité commune avec l’ensemble des élèves, améliorent leurs résultats (ce qui n’est pas le cas si l’on propose une activité différente à ces élèves). En définitive l’amélioration semble passer non par l’usage de méthodes ou de manuels, mais par un bon dosage entre activités de décodage et travail sur la langue et la compréhension, ainsi que par le renforcement de l’aide aux élèves les plus faibles, ceci sans introduire de différenciation des contenus.
Une opération de communication ?
Fin connaisseur du système éducatif, Jean-Michel Blanquer ne peut ignorer les quelques faits qui viennent d’être rappelés. Que cherche-t-il donc en réactivant cette vieille polémique ? Sans doute à donner des gages à l’aile la plus conservatrice du monde éducatif dont les porte-voix sont des journalistes comme Natacha Polony ou des essayistes comme Jean-Paul Brighelli ou Carole Barjon qui, dans une interview du 27 septembre dans le Figaro, prévoit « une victoire par K.O. de Jean-Michel Blanquer sur les pédagogistes ». Cet appel aux valeurs traditionnelles de l’éducation, de l’autorité, de la transmission verticale du savoir, vertus d’une école mythique de la IIIe République abimées par la modernité, plaît aussi à une opinion toujours réceptive à la nostalgie du « c’était mieux avant ».
Mais cette démagogie est nocive car l’académisme et le manque de (vraie) formation pédagogique des enseignants sont des défauts du système éducatif français, pointés d’année en année par les experts de l’OCDE. Faire croire à l’opinion que ce sont des atouts risque de se retourner contre les promoteurs de la véritable réforme évoquée par Emmanuel Macron dans sa campagne, celle qui donnerait une large autonomie aux établissements et les laisserait adapter leur pédagogie, assortie d’une évaluation régulière, au profil de leur population d’élèves. Cela veut-il dire que le ministre y a renoncé ? On ne l’espère pas.
[1] Pour une histoire des méthodes de lecture, voir l’article de Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard.
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