Les étudiants sont-ils pauvres? edit
Depuis le drame de l’étudiant lyonnais qui s’est immolé par le feu devant le CROUS, la question de la pauvreté ou de la précarité étudiantes s’est imposée dans l’actualité médiatique et politique. La tonalité générale des commentaires est de dénoncer cette précarité qui serait croissante. Par exemple Nathalie Dompnier, présidente de l’Université Lyon II, déclarait dans le Monde du 15 novembre que de nombreux indices lui montraient que la précarité progressait, tout en reconnaissant qu’elle ne « dispose pas de données précises pour étayer ce sentiment ». Pourtant, les données sur la question existent, nous le verrons, et il est dommage que les acteurs de la vie universitaire ne s’y réfèrent pas pour former leur jugement.
Le taux de pauvreté n’est pas un bon indicateur pour les étudiants
Initialement, le débat sur la « pauvreté étudiante » est fondé sur un grave malentendu. Pour en prendre la mesure, il faut relire l’article que Nicolas Herpin et Daniel Verger avaient consacré à la question il y a déjà bien des années. Ce qu’ils écrivaient en 1998 n’a pas pris une ride. Lisons-les :
« La jeunesse est avant tout une période d'investissement, pendant laquelle ceux qui entreprennent des études acceptent, en vue de revenus futurs élevés, de vivre provisoirement avec des revenus faibles, de s'endetter, ou de dépendre financièrement de leur famille, si celle-ci le peut et le veut bien : les étudiants sont sans doute mieux lotis que les jeunes qui ont dû interrompre leurs études faute de moyens pécuniaires, même si la comparaison des revenus semblerait indiquer le contraire. Repérer les jeunes les plus défavorisés nécessite d'introduire de nouveaux outils et concepts, et de ne pas se limiter à la pauvreté relative monétaire traditionnelle. »[1]
Cette idée est frappée au coin du bon sens : il est absurde de vouloir comparer les étudiants aux actifs, ce que fait la notion de taux de pauvreté qui est une lecture relative de la pauvreté, en repérant ceux qui se trouvent dans le bas de la distribution des revenus (en dessous de 60% du revenu médian). Il est inévitable qu’une bonne partie des étudiant s’y trouvent puisque, précisément, beaucoup d’entre eux ne travaillent pas. On s’obstine pourtant à continuer d’utiliser ce concept pour décrire la pauvreté étudiante. Le Monde, à nouveau, titrait le 14 novembre « Précarité : près de 20% des étudiants vient en dessous du seuil de pauvreté » en faisant référence à un rapport de l’IGAS de 2015 réalisé sous la houlette de François Chérèque.
Si on ne peut donc parler de pauvreté étudiante en comparant les étudiants aux actifs, il est possible en revanche d’essayer de repérer les caractéristiques des étudiants dont le revenu est le plus faible. Les enquêtes réalisées sur les conditions de vie des étudiants (auprès d’un échantillon représentatif de plus de 45 000 étudiants) par l’Observatoire de la vie étudiante, dont la dernière date de 2016, permettent de le faire. Ces enquêtes constituent la pièce maîtresse pour qui veut parler de la situation matérielle des étudiants (mais aussi de leur santé physique et psychologique) et il est vraiment dommage que les commentateurs ne s’y réfèrent pas plus souvent. Que nous apprennent-elles ?
Les étudiants pauvres : une cible difficile à identifier
Elles livrent tout d’abord des informations factuelles sur le montant moyen du revenu étudiant, très précisément repéré grâce à un questionnaire fouillé qui prend en compte toutes les sources de revenu, y compris celles qui sont indirectes comme la prise en charge de dépensées payées directement par les parents (c’est souvent le cas du loyer par exemple). Ainsi calculé, le revenu moyen d’un étudiant est de 835 euros mensuels. Quels sont les étudiants qui ont un revenu très inférieur à ce montant, par exemple ceux qui se situent dans le premier quintile (les 20% les plus pauvres) ou le premier décile (les 10% les plus pauvres) de la distribution ?
Lorsqu’on fait cet exercice, on constate qu’il est difficile d’identifier un groupe social étudiant qui serait particulièrement touché par la pauvreté des ressources, si ce n’est à travers deux variables qui ressortent massivement : l’âge et le type de logement. Mais cet effet est évidemment un pur effet de cycle de vie : les plus jeunes étudiants vivent majoritairement chez leurs parents, travaillent peu souvent et ont de faibles ressources. Mais, à mesure qu’ils avancent en âge, les désirs d’autonomie se renforcent, les étudiants prennent de plus en plus souvent un logement indépendant et tentent de trouver les ressources qui leur permettent d’y accéder, notamment en travaillant davantage.
Comparativement à ces variables de cycle de vie, le statut social de la famille de l’étudiant n’exerce qu’un effet limité et parfois contre-intuitif. Par exemple, les enfants étudiants de familles pauvres sont moins souvent touchés eux-mêmes par la pauvreté monétaire que les autres étudiants. En effet, 70% d’entre eux ont bénéficié d’au moins une aide publique, essentiellement une aide au logement ou une bourse, pour un montant moyen de 308 euros (contre 198 euros pour la moyenne des étudiants). Ces aides publiques aux étudiants, dont le montant total dans le budget de l’État est de 5,7 milliards d’euros, parviennent à compenser en partie le déficit d’aide familiale dont pâtissent les étudiants les moins favorisés.
Pourtant, ces étudiants issus d’un milieu social pauvre se sentent beaucoup plus souvent en grande difficulté financière que les autres (14% contre 6% pour l’ensemble). Le revenu ne livre donc qu’une partie de l’information qui n’est pas forcément congruente avec le sentiment de précarité. En réalité, une seule catégorie d’étudiants coche toutes les cases, objectives et subjectives (pauvreté monétaire, sentiment de grande difficulté financière, déficit budgétaire) : ce sont les étudiants étrangers. Mais hormis ce cas, on voit qu’il est très difficile d’isoler un facteur et une catégorie qui permettrait de définir la précarité étudiante et d’identifier ses causes. Le phénomène est plurifactoriel et semble relever davantage de déterminations individuelles mal repérées par les variables sociologiques classiques que de facteurs macrosociaux clairement identifiables.
Le cas particulier des étudiants parisiens
Paris est souvent présenté comme un cas à part où, du fait du montant très élevé des loyers, les étudiants rencontreraient des difficultés nettement plus importantes pour vivre décemment. Les données de l’enquête de l’OVE démentent pourtant ce point de vue. Certes, les loyers payés par les étudiants qui poursuivent leurs études en vivant à Paris sont nettement plus élevés que ceux des étudiants provinciaux. En moyenne, un étudiant vivant à Paris dans un logement individuel paie un loyer de 619 euros, contre 410€ pour l’ensemble et 360€ pour étudiants résidant dans des villes de moins de 100 000 habitants. Pourtant, malgré ces loyers élevés, les étudiants parisiens sont moins souvent pauvres (1er quintile de la distribution) ou très pauvres (1er décile) que les autres étudiants : 13% se situent dans le premier quintile (alors qu’ils sont 25% dans les villes de moins de 100 000 habitants) et seulement 6% dans le premier décile (17% des étudiants vivant dans la Grande couronne). Plusieurs raisons l’expliquent. Tout d’abord, notons que ces loyers élevés n’ont pas conduit des étudiants parisiens à renoncer à occuper un logement individuel, ils le font même un peu plus que la moyenne des étudiants (52% contre 47%).
Ensuite, les étudiants parisiens sont nettement plus souvent issus de milieux favorisés : 46% appartiennent à une famille de cadres (27% pour l’ensemble), mais les étudiants parisiens d’autres milieux sociaux ne sont eux-mêmes pas plus touchés par la pauvreté monétaire que leurs condisciples plus favorisés (même s’ils ont un revenu moins élevé, 1123 euros mensuels contre 1251 euros). La véritable raison tient au fait que les étudiants parisiens travaillent nettement plus souvent : 36% d’entre deux exercent une activité rémunérée durant toute l’année universitaire (23% pour l’ensemble). Ce travail régulier leur procure un revenu mensuel moyen de 390 euros (contre 229 euros pour l’ensemble). Le marché du travail parisien offre plus de possibilités à ces étudiants qu’aux autres pour accroître leurs revenus. La contrepartie négative de cette opportunité est que les étudiants parisiens sont plus souvent engagés dans des activités professionnelles très concurrentes des études : c’est surtout le cas des étudiants parisiens issus de milieux non cadres qui doivent compenser le moindre montant des aides familiales par ce surcroît de travail. 13% d’entre eux sont ainsi engagés dans ces activités très chronophages qui peuvent nuire à leur réussite universitaire, contre 7% pour l’ensemble.
Finalement, la question-clef concernant le statut matériel et social des étudiants est la suivante : faut-il les considérer comme des « enfants de famille » qui n’accèdent que progressivement à l’autonomie, ou comme des adultes en puissance déjà largement engagés dans un statut indépendant ? Cette dernière conception est celle des pays nordiques selon laquelle un jeune adulte doit, à 18 ans, être considéré comme un individu totalement autonome, détaché de sa famille, et donc habilité à recevoir une aide substantielle de l’État pour poursuivre ses études supérieures (sous condition d’assiduité et de réussite cependant). La conception française est très différente. Les jeunes délient progressivement les liens matériels qui les unissent à leurs parents. Ils restent à proximité et profitent de leur soutien matériel et affectif tant qu’ils ne sont pas totalement indépendants. Les aides, via les bourses sur critères sociaux, sont donc réservées à ceux dont les familles n’ont pas les moyens d’assurer complétement ce soutien matériel.
La France n’a sans doute pas aujourd’hui les moyens d’adopter le système nordique d’aide universelle. L’enquête de l’OVE montre que le système d’aide aux étudiants ne fonctionne pas si mal, même si des améliorations peuvent toujours être apportées et que des cas de détresse personnelle peuvent toujours survenir. En ce domaine le soutien psychologique est fondamental. L’enquête de l’OVE montre d’ailleurs que ces problèmes psychologiques sont importants parmi les étudiants : interrogés sur les sept derniers jours, 45% disent avoir eu des problèmes de sommeil, 60% avoir eu l’impression d’être épuisés, 31% se sentent déprimés, 58% stressés, et 28% isolés. C’est peut-être ce sentiment de stress et d’isolement qui constitue aujourd’hui une des principales préoccupations concernant les étudiants.
[1] Nicolas Herpin, Daniel Verger, « Les étudiants, les autres jeunes, leur famille et la pauvreté », Économie et statistique, n°308-310, octobre 1998. pp. 211-227.
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