Régulation des GAFA: le défi de la nouvelle administration américaine edit
La fin chaotique de la présidence de Donald Trump a illustré de manière presque caricaturale la dérive des grandes plateformes numériques devenues le support d’un flot gigantesque de fausses nouvelles et de manipulations outrancières de l’opinion. Il apparait évident aujourd’hui que cette situation ne peut plus durer et, sur ce point, les conclusions des Démocrates et des Républicains convergent. Des mesures antitrust sont à l’étude au ministère de la Justice mais ce qui est particulièrement en cause, c’est la pierre angulaire de la réglementation d’Internet, la section 230 de la loi de 1996, le Communications Decency Act qui a permis l’essor des géants du numérique. Des décisions sont donc à attendre prochainement et auront un impact sur les projets de réglementation en Europe mais ces choix ne seront certainement pas suffisants. Les pouvoirs publics américains et européens sont trop prudents et des options plus radicales sont indispensables pour mettre un terme à des dérives inacceptables.
Le rôle fondamental de la section 230
À la naissance d’un internet ouvert à l’ensemble du public, les législateurs américains avaient estimé qu’il fallait donner à ce nouveau système de communication le maximum de chances de réussite. C’est ainsi qu’ils adoptèrent en 1996, la section 230, un dispositif qui exonérait totalement les réseaux de toute responsabilité juridique en ce qui concernait les messages et informations qu’ils hébergeaient. Comme l’explique le professeur Joshua Benton dans un essai de Media Lab de septembre 2020 on leur accordait un régime comparable à celui des marchands de journaux. Ceux-ci ne sont pas juridiquement responsables du contenu diffamatoire de publications qu’ils vendent aux particuliers.
Cette disposition visait à encourager une multitude d’initiatives dans un secteur d’activité entièrement nouveau mais prometteur. Personne n’avait prévu que le succès phénoménal d’Internet loin de favoriser le pluralisme des supports allait permettre l’essor de géants tels que Facebook, Google ou Twitter. On n’avait pas prévu non plus que ces géants, loin de pratiquer la décence souhaitée par la loi allaient laisser faire un raz de marée d’appels à la haine et de falsifications outrancières de la vérité ce qui présentait l’immense avantage d’accroitre leur audience et donc leurs recettes. Tout cela en toute impunité grâce à la section 230.
Depuis un an les politiques ont commencé à s’émouvoir de cette situation pour des motifs variés. Trump fit une véritable fixation sur cette disposition de la loi de 1996, l’accusant de permettre aux plateformes de favoriser systématiquement les Démocrates, ses adversaires politiques et de censurer ses messages. Il annonça en septembre dernier qu’il allait la supprimer par décret présidentiel ce qui était juridiquement impossible puisqu’il s’agissait d’une disposition législative. En décembre 2020, il voulut introduire cette suppression dans la loi sur le budget de la Défense. Pour une fois d’accord, Républicains et Démocrates rejetèrent sa proposition et son veto au Sénat.
Ce souci des parlementaires de ne pas mélanger questions de Défense et de communication ne signifie pas que la clause ait été sauvée. Pendant la campagne des présidentielles le candidat Biden a affirmé son hostilité à la section 230. Il a reproché aux acteurs de la Silicon Valley de faire preuve d’un coupable laxisme et de s’enrichir abusivement en laissant circuler des informations mensongères reprises par des millions d’internautes. Depuis novembre dernier, les folles rumeurs sur un scrutin truqué au détriment de Trump qui ont conduit au sac du Capitole n’ont fait que conforter la conviction du nouveau président.
Une réforme nécessaire mais très insuffisante
Bruce Reed, un des proches conseillers de Biden, a annoncé récemment qu’il est plus que temps de rendre les réseaux sociaux responsables de ce qu’ils publient ». Au Sénat où les Démocrates disposent désormais de la majorité, un des chefs de file du parti, Richard Blumenthal, a entamé, en liaison avec la Maison Blanche, la rédaction d’un texte législatif pour réformer la section 230.
Il est clair que cette réforme qui bénéficie d’un large accord des deux partis au Congrès verra le jour bien plus rapidement qu’une procédure antitrust qui risque de prendre des années. Cette démarche empreinte de bonnes intentions a néanmoins peu de chances d’aboutir à un dispositif efficace.
Il n’est pas question en effet de supprimer complétement la clause. Une telle décision présenterait l’inconvénient majeur de ruiner les plus petits opérateurs incapables d’affronter de nombreuses actions en justice sur les contenus qu’ils transportent, alors qu’ils peinent déjà à résister à la concurrence des Facebook et YouTube. Comme le souligne le professeur Benton, il en résulterait une aggravation d’une concentration qui est déjà excessive.
Paul Barrett, un journaliste qui collabore à un centre de recherche de la New York University, a formulé plusieurs propositions de réforme dans un rapport qui inspire actuellement les législateurs : « Regulating Social Media : the fight over section 230. »
Selon lui, il faudrait qu’en contrepartie du maintien de cette disposition, les grandes plateformes acceptent de contribuer à un fond d’aide à la presse dont elles ont détourné à leur profit les recettes publicitaires. Elles devraient aussi reconnaitre leur responsabilité sur les contenus en acceptant notamment que leurs algorithmes soient soumis à une autorité indépendante pour veiller à ce que ces algorithmes n’encouragent pas les messages de haine et d’appels à la violence qui ont évidemment la propriété de leur apporter des audiences massives.
La solution vers laquelle les politiques semblent s’orienter est donc de proposer une sorte de marché aux GAFA : en contrepartie du maintien des « vingt-six mots » de la section 230 qui sont à l’origine de leur fortune, ils devraient accepter des concessions significatives en matière de responsabilité sur les contenus et de soutien à la presse, les legacy media.
Un compromis qui concerne aussi les Européens
Ce compromis sera néanmoins difficile à atteindre en raison de la puissance des grandes plateformes. Celles-ci ont battu en 2020 tous les records de dépenses de lobbying dans la capitale américaine soit un total de 65 millions de dollars. Le fait que Mark Zuckerberg ait déclaré qu’il était favorable à une modification de la section 230 n’est pas une garantie de succès. Le patron de Facebook a amplement démontré dans le passé sa capacité à négocier avec les politiques. Il avait réussi contre toute attente à nouer une relation avec Trump en recrutant de nombreux conseillers proches des Républicains. Il se prépare maintenant à séduire l’administration démocrate même si celle-ci lui est beaucoup moins favorable qu’à l’époque d’Obama.
Cette situation doit évidemment être observée de près par les Européens tant les liens entre les deux rives de l’Atlantique sont étroits dans le domaine du numérique. L’adoption par l’Union européenne d’une réglementation de l’exploitation des données personnelles a eu un fort impact aux Etats Unis et a conduit la Californie à adopter un dispositif comparable. En revanche, un examen rapide par le Congrès d’une réforme de la section 230 peut avoir une influence déterminante sur le contenu du projet de Digital Service Act élaboré par Thierry Breton au nom de la Commission européenne mais pas encore ratifié par les États et le Parlement européen. En fait le projet européen est dans sa version actuelle très insuffisant. Il énonce des principes généraux empreints de bonnes intentions mais ne prévoit aucune sanction. Au surplus, le service chargé d’en assurer l’application ne comprendra que quelques dizaines de collaborateurs ce qui le rendra complétement impuissant face aux géants du numérique. Il est facile de prévoir que le lobbying de ces derniers, très présents à Bruxelles le rendra encore plus inoffensif dans sa version définitive.
Il reste donc à trouver la bonne formule. Un aménagement de la section 230 et de son équivalent en Europe est indispensable mais il devra mettre l’accent sur un véritable contrôle des algorithmes utilisés par les plateformes qui favorisent systématiquement les messages les plus extrémistes pour gagner de l’audience. La mise en place de ce contrôle implique que l’Europe se dote des moyens nécessaires par la création d’une agence spécialisée, ce qui n’est pas prévu pour le moment. L’Europe doit aussi compléter son projet en s’inspirant du droit de la presse tel qu’il est défini en France par la loi de 1881 qui donne aux tribunaux un pouvoir d’arbitrage et permet de sanctionner plus efficacement les dérapages, atteinte à la vie privée ou diffamation que l’autocensure aléatoire des plateformes. Après avoir été assimilés à tort à des marchands de journaux, les plateformes doivent désormais être assimilées à des publications.
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