Les États-Unis : un État-providence malgré lui ? edit
Le débat politique américain a rarement été aussi polarisé qu’à l’occasion de la crise présente des finances publiques : moins d’impôts ou moins de protection sociale ? Et les institutions, si prestigieuses soient-elles (elles vivent inchangées depuis 1787) montrent désormais leurs limites : elles n’arrivent plus à cacher le blocage continuel de la décision politique en ces temps pourtant décisifs.
Un Européen s’étonnera toujours des cris de la droite républicaine de réduire encore et toujours les dépenses de protection sociale. Le filet de sécurité sociale est bien moindre là-bas que chez nous. Aux États-Unis, la couverture chômage ne dépasse jamais 6 mois et ne remplace que 50% du salaire ; les chiffres sont de 57% et 3 ans en France ; de 63% et 18 mois en Allemagne. La perte d’emploi signifie la plupart du temps là-bas l’arrêt de la couverture des dépenses maladie : 90% des salariés cotisent ; seuls 40% en bénéficient s’ils tombent au chômage. Les couvertures privées du risque maladie sont prohibitives. Les retraites pour une personne de 65 ans en 1998 n’atteignaient que 19,3% du salaire moyen, contre 58,6% en France et 37,2% en Allemagne.
Pourquoi s’en soucier ? Cette faible protection a toujours fait partie du pacte social américain : une économie traditionnellement plus dynamique et qui rebondissait plus vite après une récession que les économies européennes. Et une mobilité de l’emploi qui compensait la faiblesse du filet de protection. Plus de dynamisme et donc moins de besoin de protection, ceci expliquant cela selon certains. Une population plus mouvante aussi, plus hétérogène, qui explique que la population fasse moins confiance à l’État central pour s’occuper de redistribution : on aime mieux aider son proche que celui qui est éloigné et jugé très différent de vous, un souci que n’ont pas par exemple les pays scandinaves (notez qu’en compensation l’Américain moyen contribue 12 fois plus à la charité privée que le Suédois).
Malheureusement, les dernières grandes récessions, celle de 90-91, de 2001-02 et surtout de 08-09 ont laissé et laissent des traces durables : plus violentes que les précédentes, avec une économie qui se remet très lentement (sauf en 01-02) et avec une progression plus lente encore de l’emploi. C’est bien ce qui a fait perdre son job à George Bush senior en 1992, lui qui présentait sous tous les autres fronts un bilan très honorable et qui sortait vainqueur de la guerre du Golfe : It’s the economy, stupid ! De plus, la traditionnelle mobilité géographique et sociale s’est fortement atténuée, à un moment où les inégalités de revenu et de patrimoine retrouvaient les niveaux du début du XXe siècle, l’âge du robber capitalism. Les études montrent désormais une échelle sociale aussi difficile à gravir que dans les pays européens.
Dans un livre à lire absolument (Fault Lines, Princeton University Press, 2010), le meilleur à mon sens sur l’analyse de la crise présente, Raghuram Rajan développe une explication stimulante, parmi les dizaines que contient le livre. Développons-la.
Tout d’abord, le corps politique n’est pas sourd : il est sensible tout autant qu’en Europe à la forte tension qui pèse sur les populations les plus fragiles et surtout sur les classes moyennes. Si le mythe de l’emploi facile s’écroule, ce sont ses postes électifs qui sont menacés. George W. Bush n’a pas voulu reproduire l’erreur de son père. Le mouvement du Tea Party est la forme américaine du populisme qu’on voit surgir un peu partout en Europe.
La réponse donnée n’est pas ou peu la mise en place d’un filet de protection sociale à l’européenne : ce débat reste pris en otage par une partie de l’électorat pour qui de telles dépenses sont synonymes de big government, un mot honni.
Elle est donc venue de plus en plus de la politique économique, à savoir une orientation constante vers la relance : Bush a relancé en 2002, davantage bien sûr par des baisses massives d’impôts que par la dépense publique pour être fidèle à son idéologie ; la Fed a pratiqué une politique systématique de taux bas, sensible dans les années 90, puis après la récession de 2001-02 et bien sûr à compter de 2008. Va dans le même sens la politique de compassionate conservatism de Bush, mais que Clinton avait initiée avant : si les travailleurs pauvres ont des rémunérations qui stagnent, aidons-les à sortir de la pauvreté par le crédit. C’est ce qui a alimenté la bulle du crédit, incontestablement une des origines de la grande crise présente : des taux d’intérêt bas, du crédit facile et mal surveillé, une demande privée croissant beaucoup plus rapidement que l’offre et une forme l’aléa moral macroéconomique : quand l’économie va mal, l’État sera toujours là, par la politique monétaire, budgétaire ou par les incitations au crédit, pour relancer la machine.
Le filet de protection sociale, au fond, ne fonctionne pas par des automatismes contractuels au niveau individuel ; il marche à grands coups de politique discrétionnaires des autorités, introduisant déstabilisation et hypertrophie de la sphère financière. Les conséquences sont désormais sous nos yeux.
La question sociale qui se pose est : vaut-il mieux un filet de protection sociale ou une protection discrétionnaire via la politique économique ? Rajan, pourtant un économiste de Chicago, préfère le premier choix : la seconde méthode diminue moins l’anxiété du monde du travail dans des économies à faible croissance, elle agit avec des retards difficiles à contrôler, et surtout elle s’en remet trop aux initiatives des politiciens, souvent démagogiques et au gré des lobbys : on pousse son projet chéri, qui n’est pas le plus rentable socialement ; on invente le dernier gadget de niche fiscale, qui se révèle idiot ou contreproductif, etc.
Le constat n’est pas forcément réjouissant. Il est probable que les États-Unis s’inscrivent pour de longues années encore dans une croissance plus pauvre en emploi que précédemment. D’où une demande sociale de protection encore accrue. Mais opter pour la construction d’un véritable filet de protection sociale sera très difficile (voir les déboires de l’administration Obama sur sa réforme du Health Care, que le Congrès s’emploie à présent à émasculer) et sous une contrainte accrue du côté des finances publiques.
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