Un plaidoyer britannique pour le multiculturalisme edit
Dans un article publié il y a quelques semaines par The Observer, un reporter racontait sa visite d'une mosquée. Pas n'importe laquelle, mais une des celles que fréquentaient les musulmans britanniques impliqués dans les projets d'attentats récemment déjoués par la police. L'article évoquait notamment une rencontre avec deux équipes de télévision. La première, venue des Etats-Unis, était venue pour comprendre ce qui avait fait du Royaume-Uni un foyer de violence islamique ; la seconde, française, était là pour annoncer l'effondrement du modèle britannique d'intégration. Les enjeux de cette question sont capitaux, car le Royaume-Uni est sans doute le pays qui est allé le plus loin dans l'approche multiculturelle des minorités et de la citoyenneté. Si le modèle britannique d'intégration se désintègre, c’est l'idée même de multiculturalisme qui est menacée.
Qu’est-ce que le multiculturalisme ? Contrairement à une opinion répandue, cela ne signifie pas de laisser les minorités mener leur propre vie sans se soucier de leur culture ou de leur comportement. Cela ne signifie pas de laisser se développer des ghettos ou des quartiers ethniques sans tenir compte de leur engagement dans l’ensemble de la société.
Le multiculturalisme est en fait presque à l'opposé de cette image, comme on peut le voir au Canada, le pays qui a mis au point le concept. Une société multiculturelle réussie est marquée non par une séparation, mais par un dialogue entre les différents groupes culturels et minorités. Ce n'est pas une société où chaque groupe fait ce qui lui plaît, mais au contraire une société structurée par quelques valeurs et obligations s’imposant à tous. Au Canada, ainsi, il est depuis longtemps admis que les tests de langue, les cérémonies et serments de citoyenneté sont une étape essentielle pour les immigrants. Il n’y a aucune polémique sur ce sujet, aussi bien parmi la population d’accueil que parmi les nouveaux arrivants ; on s’accorde à y voir un signe d'engagement réciproque.
Le Royaume-Uni compte une proportion d’immigrés bien plus faible que le Canada : 8 % contre 18 %. Pourtant, l’approche britannique de l'intégration s’est depuis 1997 inspirée de l’expérience canadienne, au contraire de la France, par exemple, qui promeut une conception de la citoyenneté tendant à ignorer les différences ethniques et culturelles.
Le modèle britannique d'intégration est-il en passe de s'effondrer ? On ne peut nier que le complot terroriste visant plusieurs avions transatlantiques impliquait surtout des ressortissants britanniques, tout comme les attaques terroristes du métro de Londres l’an dernier. Mais faut-il en conclure à l'échec du multiculturalisme ?
Ma réponse à ces deux questions est un non clair et net. Beaucoup de critiques, je crois, ont mal appris leur leçon sur le multiculturalisme. Ils l'identifient à une approche de la diversité culturelle se limitant au laissez-faire, ce qui est un contresens. Et ils oublient aussi de voir qu'en dépit de tous ses problèmes et insuffisances, le Royaume-Uni a fait un meilleur travail d’intégration des minorités et des communautés immigrées que les autres grands Etats européens.
Il y a en Grande-Bretagne de nombreux groupes ethniques différents, plus ou moins bien lotis. Les personnes d'origine indienne, chinoise et japonaise réussissent désormais mieux, en moyenne, que la population blanche. C’est notamment le cas à l'école, mais on peut aussi le constater à leur niveau moyen de revenu. Les noirs d'origine caraïbe, les filles en particulier, ont aujourd’hui des résultats scolaires sensiblement supérieurs à leurs aînés d’il y a quelques années. Certains groupes musulmans, comme les communautés malaises, ont eux aussi connu une réussite relative. Les personnes d’origine pakistanaise, et en particulier celles issues du Bangladesh, font en revanche beaucoup moins bien.
Est-ce au sein de ces groupes que se trouvent les principaux problèmes ? On serait d’autant plus fondé à le penser que les membres du complot terroriste récemment démasqué sont tous d’origine pakistanaise, et que les groupes pakistanais été bien représentés dans les émeutes survenues au cours des années 1990 et au début des années 2000 à Oldham, à Leeds et dans d'autres villes du nord de l'Angleterre. A cette époque, de sérieuses inquiétudes s’étaient exprimées quant au niveau de ségrégation entre les communautés blanches et pakistanaises. La presse avait déjà suggéré que les problèmes étaient dus aux politiques sociales associées au multiculturalisme.
Mais ces accusations témoignaient d’une méconnaissance des communautés en question. Un sociologue de l'université de Bradford, Ludi Simpson, a consacré beaucoup de temps à les étudier et il a constaté que la ségrégation était beaucoup plus faible que ne l’avaient suggéré les commentateurs extérieurs. De nombreuses familles pakistanaises ayant commencé à vivre dans les quartiers défavorisé les avaient par exemple quitté pour rejoindre les quartiers habités par la classe moyenne ou des zones rurales. Contrairement à l'idée que dans les communautés asiatiques on souhaitait rester entre soi, l’enquête de Ludi Simpson révèle un désir de se mélanger davantage et de mener une vie plus indépendante, bien loin du repli communautariste.
Le potentiel de radicalisation qu’on peut relever au sein de ces groupes n'a pratiquement rien de commun avec le niveau d’intégration. Les sentiments qui conduisent à la radicalisation ne viennent pas d’une impression d'aliénation ou d'exclusion. Ils sont motivés par une forme de piété extrême, combinée avec des notions de justice sociale et de politique mondiale. Les individus attirés par ces idées sont le plus souvent instruits et peuvent passer pour des membres responsables de leurs communautés locales. C’est le cas des meneurs en tout cas.
Je ne crois pas qu'il y ait quoi que ce soit de spécifique dans le modèle d’intégration du Royaume-Uni qui puisse en faire la terre d’accueil de la violence djihadiste, pas même la politique étrangère du parti travailliste. Le djihadisme européen se retrouve dans l’ensemble de l’Union. Après tout, la tête pensante des attentats du 11-Septembre, Mohammed Atta, vivait en Allemagne. L'attentat le plus meurtrier survenu en Europe a eu lieu en Espagne, avec les bombes de Madrid en 2004. Le meurtre du cinéaste Theo Gogh a été commis aux Pays-Bas. Et je ne crois pas non plus qu’une tentative de regagner les cœurs et les esprits change rien à l’affaire, puisque le djihadisme n’implique qu’un très faible nombre de personnes.
Nous ne résoudrons pas les problèmes de l'Europe avec ses minorités ethniques en abandonnant le multiculturalisme, mais au contraire en nous y engageant davantage. La plupart des pays européens s’y sont à peine essayés. Y renoncer pourrait bien signifier de creuser le fossé entre les minorités et le reste de la société.
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