Germanisation de l’Europe et merkelisation de l’Allemagne? edit
Dans un article de la London Review of Books, Wolfgang Streeck prend le prétexte d’une revue critique de l’ouvrage de Martin Sandbu Europe’s Orphan pour livrer une analyse singulière de l’œuvre de la Chancelière Merkel. Sa thèse mérite d’être discutée tant la confusion règne sur ce qui a motivé sa politique à l’égard des réfugiés syriens, sa responsabilité dans le tournant dit « austéritaire » de 2012 et plus généralement sur le statut allemand de « reluctant haegemon ». Quand l’Europe part en morceaux victime de ses plus zélés défenseurs, les Allemands, il est temps d’essayer de comprendre ce qui motive ses dirigeants, nous dit Streeck.
La thèse de Steeck est que Merkel est une politicienne « post-moderne », professant un mépris machiavelien pour les causes, les peuples, les idéologies. Contrairement au discours reçu, elle ne serait pas ligotée par les programmes de gouvernement puisqu’en trois occasions majeures elle a opéré des tournants à 180° en cours de mandat, elle ne serait pas contrainte par le cadre institutionnel d’un État fédéral régi par des assemblées toutes-puissantes, puisqu’en maintes occasions, elle aurait agi en présidente disposant de pouvoirs d’exception plus qu’en chancelière d’une démocratie parlementaire, enfin elle ne serait pas cet agent modeste en quête de consensus de la famille européenne mais une dirigeante qui gère l’Europe comme une Allemagne « en grand ».
Pour établir sa thèse de germanisation de l’Europe et de Merkelisation de l’Allemagne, Streeck s’appuie sur trois tournants structurants qu’elle a su imposer à son pays en violation flagrante de ses engagements et de ses convictions affichées.
Le premier remonte à 2005. La candidate Merkel avait fait campagne contre Schroeder sur un agenda néo-libéral radical prônant la dérégulation, la remise en cause du modèle social et l’allègement des prélèvements fiscaux. Sitôt parvenue au pouvoir, dans le cadre d’une grande coalition, elle se convertit à l’Agenda 2010 de Schroeder qu’elle va gérer avec application, remisant au passage non seulement le programme de 2003 mais même les hommes politiques qui l’avaient porté, à sa demande.
Le deuxième tournant est encore plus spectaculaire. Alors qu’elle s’était faite l’avocate du patronat et du lobby nucléaire allemand en combattant la loi de 2001 sur la sortie du nucléaire votée à l’initiative d’une coalition Rose-Verte, et qu’une fois parvenue au pouvoir elle abrogea cette loi, prolongea de 10 ans la durée de vie des centrales et gagna le titre de Chancelière nucléaire, il ne lui fallut que quelques jours pour décider la sortie du nucléaire en 2011 après l’accident de Fukushima. La transition énergétique allemande avec la fermeture immédiate de huit centrales et la programmation de la sortie totale du nucléaire en 2022 fut décidée sans grands débats, sans recherche du consensus et sans blocage institutionnel… mais avec l’appui de ses opposants.
Le troisième concerne les réfugiés syriens et la « Willkomenkultur » allemande. Au départ, en octobre 2010, il y a l’affirmation martelée par Merkel : « la démarche multiculturelle (multikulti) a échoué, elle a échoué absolument ». Puis vint le fiasco public d’une initiative de communication grand public où elle fut confrontée à une jeune Palestinienne de 14 ans demandant pourquoi elle ne pouvait rester en Allemagne et devait retourner vivre dans un camp au Liban ; à quoi, penaude, la chancelière répondit que l’Allemagne ne pouvait accueillir tout le monde. Enfin vint le drame de la noyade du petit Aylan Kurdi et l’ouverture des frontières allemandes aux flots de réfugiés, au mépris des règles qui imposaient un enregistrement dans le pays d’entrée. Merkel déclara alors qu’elle n’avait pas à s’excuser d’être accueillante à l’égard des réfugiés. Cette face rayonnante de la nouvelle Allemagne incarnée par Merkel dura jusqu’aux événements de Cologne, date d’un nouveau virage vers une gestion européenne sous-traitée à la Turquie des nouveaux flux d’entrants. Démarche que Wolfgang Munchau caractérisa comme immorale, illégale et inefficace !
Comment expliquer de tels revirements ? Pour Streeck les mouvements de l’opinion tels qu’ils sont perçus l’emportent toujours sur les convictions. Le choc de Fukushima comme les incidents de Cologne justifient aux yeux de la Chancelière des remises en cause.
Au-delà, il y a l’intérêt politique bien compris : abandonner l’agenda néo-libéral permet l’alliance avec les sociaux-démocrates et leur affaiblissement, renoncer au nucléaire après Fukushima, c’est préparer le terrain à une coalition noire-verte.
Mais comment forcer la main à ses propres soutiens ? L’affaire des réfugiés montre comment les soutiens des opposants élargissent la base du pouvoir et contraignent au silence les soutiens traditionnels du pouvoir.
L’opportunisme du politicien post-moderne n’est pas tout. Il faut un sens inné de la manœuvre politique pour saisir les rares moments où le jeu politique s’ouvre et où une percée décisive est possible. Or Angela Merkel a ce talent-là. Lorsqu’elle proclame sa politique d’ouverture, elle atteint d’une flèche trois cibles : celle de la posture morale et de la supériorité éthique de la nouvelle Allemagne par rapport aux vieilles nations frileuses que sont la France et le Royaume-Uni, celle de l’opinion européenne atteinte par le sado-monétarisme allemand et par la brutalité de l’attitude allemande à l’égard de la Grèce à l’été 2015, celle enfin du patronat allemand échaudé par l’affaire du SMIC et qui voit dans les migrants d’aujourd’hui les salariés bon marché de demain.
Au total, dans l’affaire des réfugiés, Merkel a pratiqué un unilatéralisme marqué au service de l’intérêt national et de la préservation de son pouvoir : en déclarant les frontières ouvertes elle ne s’est embarrassée ni des processus internes à son parti, à son gouvernement et au parlement, elle a décidé par un ordre donné au ministre de l’Intérieur ! De fait, elle a gouverné comme un président avec des pouvoirs d’exception et non comme un leader d’un régime parlementaire.
Reste à comprendre comment en agissant de la sorte Merkel marque de son empreinte profonde l’Europe, comment elle fait d’un problème allemand un problème européen, comment en un mot elle fait de l’Europe une Allemagne en grand.
Là aussi l’affaire des réfugiés peut nous servir de guide. Merkel a d’abord commencé par déclarer que le contrôle des frontières était impossible au 21e siècle, illustrant ainsi un statut revendiqué pour l’Allemagne de démocratie post-nationale. Puis quand la Hongrie submergée par les flux de migrants ferma ses frontières, elle l’a critiquée vertement… jusqu’aux événements de Cologne, quand la Grèce à son tour a été menacée d’expulsion de l’UE si elle ne fermait pas ses frontières hermétiquement !
À partir de là tout s’enchaîne : il faut sous-traiter à d’autres le filtrage avec l’argent européen. Turquie et Grèce sont alors convoquées pour jouer ce rôle, Merkel offrant même discrétionnairement à la Turquie le cadeau de la reprise des négociations d’adhésion.
Les frontières allemandes deviennent ainsi les frontières européennes et de fait l’Europe devient l’Allemagne en grand : le problème allemand d’immigration a ainsi été europeanisé et ceux qui n’entendaient pas jouer la nouvelle partition comme le groupe de Visegrad furent menacés de sanctions au nom de la solidarité européenne.
Dernier virage de Merkel en janvier, à la veille d’élections locales difficiles, les réfugiés cessent d’être les bienvenus comme futurs citoyens, ils ne sont plus là que pour une durée limitée, le temps d’éliminer Daesh.
Assénées avec une pointe de dérision parfois, les thèses politiques de Streeck prennent appui sur une réflexion ancienne sur les évolutions du capitalisme et les limites de l’intégration par l’économie. Sont-elles pour autant convaincantes ? Elles appellent trois remarques.
D’abord il est difficile de réduire l’affaire des réfugiés aux variations du discours de Mme Merkel. Certes elle a ouvert les portes de l’Allemagne puis a essayé de limiter les flux… mais les réfugiés étaient déjà là, ils avaient entrepris leur sortie de Syrie bien plus tôt et la Turquie avait laissé faire. De même, il est difficile de faire de l’euro une création économique au service d’une économie exportatrice et du sado-monétarisme Allemand le seul enfant de la culture allemande de stabilité. Streeck rappelle dans ses précédents écrits que l’Euro a stimulé les économies du Sud et favorisé un boom de l’endettement dans les pays périphériques de 1999 à 2008 conduisant ainsi la BCE à mener alors une politique contraire aux intérêts allemands. À l’inverse les politiques de stabilité ont servi les intérêts allemands, mais quand les pays créanciers du Sud sont venus réclamer des aides. La thèse de l’européanisation des problèmes allemands mérite donc des développements plus convaincants.
L’unilatéralisme allemand illustré par le tournant anti-nucléaire ou l’accord avec la Turquie est avéré… comme l’est le non-respect par la France de ses engagements budgétaires depuis 10 ans, ou le bras de fer initié par Renzi pour assouplir les règles budgétaires qui s’imposent à l’Italie. La politique de Mariano Rajoy, pourtant bénéficiaire d’un plan d’aide européen qui lui créait, pensait-on, des obligations supplémentaires, est de la même veine. L’attitude actuelle des pays d’Europe centrale et orientale, grands bénéficiaires de la solidarité européenne, engagés dans la politique de quotas de migrants puis les refusant illustre cette même tendance. Contrairement à ce que semble penser Streeck, l’unilatéralisme allemand est le mieux partagé en Europe. La France comme les autres pays membres usent du droit de déroger à la règle commune quand leurs intérêts fondamentaux sont en cause.
Enfin la démarche de Streeck se mord la queue : ses conclusions sont dans ses hypothèses de départ. Rappelons ce raisonnement : 1/ Il y a peu de compatibilité entre les régimes capitalistes extravertis industriellement et tempérés socialement du Nord et les régimes capitalistes du Sud tournés vers la consommation intérieure, le déficit et la dévaluation périodique. 2/ L’instauration de l’Euro pour forcer à l’intégration est une double illusion car elle conduit à une politique globale sous optimale et à un affaiblissement de la démocratie dans les pays périphériques. 3/ La crise déclarée laisse comme alternative la sortie de l’Euro ou la tutelle des pays du Nord sur les pays du Sud comme l’illustre l’affaire grecque. 4/ À la faveur de la crise et par peur de l’inconnu, les solutions allemandes s’imposent en matière budgétaire comme dans le traitement des réfugiés. 5/ Fort de son statut de créancier et de l’absence de contestation par les Français, les Italiens ou les Espagnols qui tirent des bénéfices secondaires de cet état de fait, l’hégémonie allemande s’affirme. 6/ Angela Merkel, européenne par nécessité, installée au cœur du dispositif politique allemand, peut dès lors mobiliser des soutiens alternatifs pour consolider son pouvoir et imposer ses choix.
Il n’est nul besoin de faire de longs développements quand la thèse initiale est celle de la non-viabilité de l’Euro, de la domination des capitalistes du Nord, et de la légitimité démocratique inentamée de pays du sud pratiquant sur la durée une politique de déficit et de dette. Si inciter les pays du Sud à maîtriser leurs déficits alors qu’ils frôlent l’insolvabilité et qu’ils réclament de l’aide c’est leur imposer un ordre extérieur contraignant et bafouer leur démocratie, alors il n’est pas difficile de dénoncer la germanisation de l’Europe et la merkelisation de la politique allemande.
La vraie question est de savoir si l’on peut encore construire l’Europe, fidèle à ses valeurs, à même de répondre aux défis géopolitiques posés par la Russie et l’intégrisme islamique, en avançant pas à pas sur les voies de l’intégration économique et monétaire, des réformes structurelles pour répondre aux défis de la mondialisation de la transition énergétique et numérique, et de la solidarité européenne. Manifestement, Streeck ne le pense pas et considère comme nombre d’eurosceptiques, anciens et nouveaux, que la séparation est possible à coûts limités.
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