En défense raisonnée, mais critique, des déficits français edit
La France a une facilité endémique à créer des déficits et un mal tout aussi endémique à les résorber : ainsi les remontrances de la Cour des comptes sur le 2,8% de déficit public en 2017 légué prétendument par le gouvernement Hollande. Et la balance commerciale, avec 48 Md€ en 2016, s’alourdit encore par rapport à 2015, malgré une demande intérieure médiocre et un prix du pétrole au plus bas. On connaît à l’inverse les succès allemands sur les deux fronts. Pourquoi ce contraste ?
Côté allemand, Elie Cohen et Eric Chaney soulignent à raison, dans des échanges publiés récemment par Telos, qu’on ne peut accuser le gouvernement allemand de pratiquer une politique délibérément mercantiliste. Certes, le gouvernement allemand peut faire plus et mieux pour résorber des excédents commerciaux exagérés et déstabilisants, mais beaucoup de facteurs qui expliquent cette situation échappent en réalité à son contrôle direct. Il y a des vents forts difficiles à contrecarrer.
Analysant la situation française, on ne peut que pointer la responsabilité de sa politique économique dans les déficits à répétition : des erreurs magistrales commises au tournant des années 90 et 2000, avec les 35 heures et le rattrapage du Smic qui a suivi, une incompréhension totale de ce qu’impliquait le passage à une monnaie commune, et comme l’indique Charles Wyplosz dans ces colonnes, un contrôle démocratique totalement défaillant de la dépense publique. Mais, toujours par symétrie, tout ne peut pas être imputé à une mauvaise gestion macroéconomique. Il n’y aurait pas davantage une politique butée sur un keynésianisme naïf en France qu’il y a outre-Rhin une politique butée sur le mercantilisme. Plus encore, ce sont en partie les mêmes vents contraires qui expliquent les excédents d’un côté et les déficits de l’autre. D’une certaine façon, ces deux économies se construisent depuis plus de 20 ans de façon symbiotique, les excédents allemands ayant en quelque sorte besoin des déficits français et les rendant pérennes, selon un équilibre, évidemment non satisfaisant, que la dynamique interne de la zone euro semble avoir installé entre les deux pays.
Une approche pour en juger est de regarder les flux de capitaux tels qu’ils figurent dans les balances des paiements des deux pays, ceci avec la précaution de méthode qui est qu’on ne dispose pas des balances bilatérales retraçant les flux financiers croisés entre les deux pays, mais des balances de chaque pays avec l’ensemble du reste du monde. Elles donnent déjà un bon éclairage.
La balance des capitaux allemands montre un excédent de 231 Md€ en 2016, qui veut dire que l’Allemagne est exportatrice nette de capitaux, ou encore qu’elle finance le reste du monde. Celle de la France est en déficit de 29 Md€. Rien d’étonnant à cela, c’est à peu près le miroir des flux de biens et services (ainsi que des autres revenus liés au travail et la propriété), ce qu’on appelle la balance courante : le solde est excédentaire de 261 Md€ pour l’Allemagne et déficitaire de 19 Md€ pour la France. L’Allemagne « prête » en quelque sorte l’argent qui permet au reste du monde de lui acheter des biens et services. La France « emprunte » à l’étranger pour ses importations nettes.
Plus intéressante est la composition de ces flux. Côté « investissements directs », c’est-à-dire les apports en fonds propres dans des entreprises non résidentes, les chiffres sont les mêmes : un solde positif (c'est-à-dire une exportation de capital) de 26 Md€ pour la France, de 23 Md€ pour l’Allemagne. Ce sont les investissements nets de portefeuille qui diffèrent : - 4 Md€ pour la France mais 208 Md€ pour l’Allemagne. Or il s’agit de placements financiers, le plus souvent immobilisés en titres de dette souveraine, et prioritairement placés en zone euro qui présente l’avantage de ne pas faire subir de risque de change. La France est plutôt à s’endetter, l’Allemagne à placer fortement.
On peut aller plus loin en regardant non pas les flux de la seule année 2016, mais la position financière nette des deux pays (à 2015[1]) qui cumule tous les flux passés :
À nouveau, les investissements en fonds propres (« industriels ») sont de montants comparables sachant la taille des économies. Pour les placements nets en titres de dette, l’Allemagne prête un montant qui correspond exactement au montant qu’empruntent globalement les agents résidents français. On aurait tort bien sûr d’associer directement la position débitrice française à la position créditrice allemande, comme si les deux pays évoluaient en vase clos. La Bundesbank note ainsi que les investisseurs allemands se détournent plus qu’autrefois des titres de dette en euros (sauf de la dette française) parce qu’ils souhaitent du rendement plus élevé[2]. Mais globalement, on est bien dans une situation où, s’agissant de détenir des actifs sans risque exagéré de crédit et surtout sans risque de change, la France est le seul pays en Europe à pouvoir les fournir de façon massive.
Du coup, l’Allemagne a, pour la première fois depuis 30 ans, un solde positif de dette à long terme, essentiellement de dette souveraine. Pour arriver au montant de solde total de 817 Md€, il faut ajouter la position de la Bundesbank vis-à-vis du système de compensation entre banques centrales au sein de la zone euro (solde dit Target 2, dont le gros vient du crédit commercial fait par l’Allemagne à ses partenaires de la zone euro). Après une décrue en 2013, il vient de battre à nouveau son record historique, avec un niveau proche de 800 Md€[3].
Or, ces placements financiers allemands ont au total un très faible rendement si on les compare à ceux de la France : son solde des revenus financiers se stabilise autour de 60 Md€ en 2016, malgré une accumulation d’actifs financiers sans précédent. C’est le signe à la fois que les taux de rendement plongent et que les rendements sur actifs sont à peine plus élevés que ceux sur le passif, de l’ordre de 2,2% (il faut rappeler que les « placements » Target 2 ne sont pas rémunérés). La France, malgré sa position débitrice de 358 Md€, perçoit des revenus financiers positifs tout à fait comparables à ceux de l’Allemagne : 41 Md€, au lieu de 60 Md$. En effet, le coût de sa dette extérieure nette n’est que de 1,1% au total et ses investissements directs bruts à l’étranger lui rapportent facialement du 5,9%.
La France comme fournisseur régional d’actifs sûrs
Résumons-nous. L’Allemagne s’endette peu, son gouvernement ne s’endette plus du tout et elle place le produit de son énorme excédent commercial essentiellement en actifs peu risqués. La France lève beaucoup de dette et très facilement, mais place financièrement dans des conditions de risque et de rentabilité plus importants. On a ici l’élément de symbiose financière des deux économies.
La dette publique allemande reste un des plus sûrs placements au monde, mais se raréfie de plus en plus. Le gouvernement allemand, sous la conduite de Wolfgang Schäuble, dégage désormais des excédents budgétaires, justifiant cette politique par la nécessité de retrouver un niveau de dette publique inférieure à 60% du PIB d’ici 2021[4] ; de l’autre, parce que les non-résidents vendent de plus en plus leurs titres de dette en raison du programme de rachat d’obligations par la BCE[5]. C’est la France, dans la même zone monétaire, qui prend une bonne part du relais auprès des investisseurs du monde entier.
En effet, les investisseurs ont besoin d’actifs financiers peu risqués, liquides et pour partie libellés en euros. Un actif sans risque, c’est un étalon pour mesurer le risque : qui irait investir à risque s’il n’a pas l’option d’investir sans risque ? On préfère certainement un Bund allemand à une OAT française, mais on en trouve beaucoup moins. La dette française devient un substitut intéressant, et un peu mieux rémunéré.
On reconnaît là pour la France, toutes proportions gardées, une position analogue à celle des États-Unis : si le reste du monde veut du dollar, il faut bien que les États-Unis en exportent. Si le reste de la zone euro et du monde veut des actifs sans risque en euros, où aller les chercher sinon de plus en plus en France ? La France joue à son corps défendant un rôle d’assurance financière. Et pour produire ces actifs, il faut bien, comptablement, dégager des déficits des soldes courants, dont des déficits publics au premier chef.
Le mécanisme décrit ici s’est clairement accéléré au cours des trois dernières années. Il y peu encore, on reconnaissait à l’Allemagne de faire partie, comme la France, des pays fournisseurs d’actifs sans risque pour le reste du monde, en compétition pour ainsi dire avec la France. C’est ce qu’observaient par exemple Gourinchas et Rey[6] dans un papier de 2016, consacré précisément à ce que les auteurs appellent les fournisseurs régionaux d’actifs sûrs (safe assets). Mais c’est de moins en moins le cas et l’équilibre s’est désormais déplacé au sein de la zone euro en faveur de la France.
Serait-ce donc le financier qui tirerait les flux économiques réels et non l’inverse ? Le tabouret qui bougerait le piano ? Devrait-on négliger les problèmes de compétitivité et de gestion laxiste des finances publiques s’agissant de la France ? Bien-sûr que non. Mais on peut affirmer que l’extraordinaire capacité de l’Allemagne à produire des excédents met sous pression les partenaires de la zone monétaire commune, dont la France, le plus grand d’entre eux et celui qui a le moins mauvais risque de crédit. Le mécanisme de transmission n’est pas le taux de change, puisqu’il est bloqué ; c’est le taux d'intérêt et secondairement l’effet inflationniste de la dépense privée. La France bénéficie indûment d’un coût de financement qui ne correspond pas à sa situation de solvabilité. C’est ce qui encourage la dépense interne, publique et privée, la poursuite des hausses de salaires davantage que partout ailleurs sauf en Allemagne, et une facilité à financer les dépenses publiques. On justifie ainsi que les taux d'intérêt français ne se soient jamais vraiment écartés des taux allemands, malgré quelques menaces au moment de la crise grecque de 2011, à la différence de beaucoup d’autres pays de la zone euro.
Un danger à long terme
D’une certaine façon, la France connaît ce qu’on appelle le dilemme de Triffin, du nom de cet économiste belge qui soulignait en 1961 que les États-Unis devaient faire le choix soit de l’austérité (ce qui condamnait le reste du monde à être sevré de dollars), soit à mettre en danger sa solvabilité s’il poussait trop loin, et en particulier la parité du dollar avec l’or. Triffin a eu raison : le financement de la guerre du Vietnam a bien forcé les États-Unis à abandonner l’ancrage du dollar à l’or. Protégée en même temps que pénalisée par l’euro, la France peut, sans choisir l’austérité, en poursuivre encore avec ses déficits. Et, renversant la logique, elle y est forcée quelque part, sous la pression de son grand voisin. C’est son (tout petit) privilège exorbitant, pour reprendre le mot célèbre qu’appliquait Giscard d’Estaing aux États-Unis. C’est ce qui rend plus difficile qu’ailleurs l’inversion des déficits. Mais comme le pointent dans un papier récent Emmanuel Fahri et Matteo Maggiori[7], il y a toujours un point de rupture dans cette logique, lorsque les investisseurs s’aperçoivent d’un coup que les actifs délivrés par la France n’ont plus la valeur qu’on leur prêtait. À l’échelle des flux planétaires, la France est un trop petit pays pour jouer ce rôle d’assureur financier. Il faut que quelque chose cède si l’on veut éviter un choc systémique, et ce quelque chose doit passer principalement par l’Allemagne, si sévère que doive être le regard à porter sur les finances publiques françaises. Il est difficile de ne pas être keynésien dans l’analyse de la situation allemande.
Une remarque sur la règle d’or pour le budget de l’État
On peut s’inquiéter dans cet esprit des appels inconditionnels à la rectitude budgétaire, si elle n’est synonyme que d’équilibre public « structurel », la fameuse règle d’or désormais imposée aux pays de la zone euro, dont la France, par l’Allemagne suite à l’accord donné par Sarkozy à Merkel lors de la réunion de Deauville en 2011. C’est une règle qui est rentrée, avec des formulations diverses, dans les droits nationaux de la zone euro. La version la plus stricte est d’interdire tout déficit public, hors les hauts et les bas dictés par la conjoncture. La version européenne est d’imposer l’équilibre ou l’excédent du budget de fonctionnement, ou encore, dans les termes que retient la version allemande, de ne pas emprunter au-delà du budget d’investissement. Elle prête à discussion : il peut y avoir du « fonctionnement » qui aide l’accumulation du capital (par exemple la formation) et il est facile à un gouvernement de faire passer en investissement ce qui est du fonctionnement. La France a retenu une définition sinon cohérente du moins simple et facilement opposable : le déficit ne doit pas, hors violent choc conjoncturel, dépasser les 0,5% du PIB. Charles Wyplosz déplore, dans la tribune déjà citée de Telos, que la règle soit si douce pour la France. Il souhaite attacher Ulysse plus solidement au mât, par exemple en inscrivant ce principe dans la constitution.
Mais cette règle, dans sa version stricte, pose un problème de cohérence : elle peut certes être suivie par un seul pays, mais pas par tous les pays à la fois, sauf à faire disparaître les meilleurs des actifs sûrs. L’Allemagne réussit à le faire, mais en partie parce qu’elle est le passager clandestin d’un pays, les États-Unis, qui est le pourvoyeur en chef d’assurance financière au niveau mondial, et plus modérément, on l’a vu, de la France. Il y a une analogie, que goûterait Trump, avec le parapluie militaire.
La diversité des définitions suffit à montrer qu’il y a un gros doute sur le concept. L’exemple suivant fait réfléchir : soit une entreprise qui croît à 3,5% l’an, disons à 1,5% en réel auquel s’ajoute 2% d’inflation. Son directeur financier souhaite garder un levier de dette raisonnable, disons à 40% de son bilan. Sa dette va croître également à 3,5%, ce qui veut dire comptablement un besoin de financement (un cash-flow négatif) de 40% x 3,5 = 1,4% du bilan. Cette croissance de la dette permet à l’entreprise de se financer sans appeler ses actionnaires.
Soit maintenant l’État qui maintient une dette égale à 40% du PIB avec les mêmes conditions. Il lui faut donc, corrigé du cycle, un déficit public en moyenne de 1,4% du PIB, ceci sans faire croître les impôts en % du PIB. À baisser sur la durée ce déficit, il faut trouver des substituts en matière d’actifs sans risque, soit dans les autres pays, soit de source privée. Ainsi, la règle d’or n’est pas tenable tant qu’il n’y a pas des substituts privés crédibles et sécurisés, comme pourraient l’être idéalement les titres issus d’opérations de titrisation. On en est loin.
[1] L’année 2016 n’est pas encore rendue publique pour la France.
[3] Voir Deutsche Bundesbank, The impact of Eurosystem securities purchases on the TARGET2 balances,
Monthly Report, March 2016, pp 53-55. Le programme de rachat de titres de la BCE, pour des raisons techniques, aide au gonflement de ce solde.
[4] Sans voir que cette politique conduit à freiner l’ensemble de l’activité de la zone euro et donc à ralentir fortement la trajectoire de retour de la dette, y compris allemande, à un niveau plus raisonnable.
[5] Ces rachats jouent à tarir la dette allemande davantage en proportion que les autres dettes de la zone euro : la BCE rachète au prorata des PIB des économies et non des encours. Les non-résidents avaient acheté 700 Md€ de titres de dette publique allemande depuis l’introduction de l’euro ; ils en ont revendu pour un montant de 193 Md€ rien qu’en 2015 et 16.
[6] “Real Interest Rates, Imbalances and the Curse of Regional Safe Asset Providers at the Zero Lower Bound,” NBER Working Paper No. 22618, September 2016.
[7] « A Model of the International Monetary System », 2016. Une présentation simplifiée de ce modèle – horriblement mathématique – a été faite à la Conférence annuelle de la Banque du Canada et, en juin 2017, devant le congrès de l’Association française de sciences économiques.
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