Faut-il taxer davantage les successions? edit
Une récente note du CAE revient sur la question de la fiscalité des successions. Une réforme de cette fiscalité y est présentée comme souhaitable, pour corriger l’augmentation dans le temps du patrimoine exprimé en pourcentage du revenu national et la concentration croissante de ce patrimoine. Une fiscalité plus progressive de l’héritage renforcerait ainsi l’égalité des chances entre individus, les inégalités de richesse héritée, liées au hasard des naissances, paraissant particulièrement injustes. Pour autant, toute réforme en ce domaine se heurte à une difficulté majeure : la taxation de l’héritage est mal comprise et perçue, les enquêtes en ce domaine témoignant d’une certaine schizophrénie. Les inégalités de richesse héritées sont ressenties comme injustes mais dans le même temps les personnes enquêtées s’inquiètent de possibles prélèvements sur la transmission de leur propre patrimoine quand bien même celui-ci est sous le seuil de franchise. Une connaissance généralement lacunaire de cette imposition amène ici de nombreux individus à se penser à tort potentiellement concernés par ce prélèvement.
Les auteurs de la note du CAE préconisent alors une réforme de la taxation de l’héritage, qui en renforcerait le rendement et le caractère redistributif. Cette réforme associe quatre dimensions. Tout d’abord, une meilleure information des personnes pour réduire le biais cognitif signalé plus haut. Ensuite, une taxation non par donateur et transfert mais par bénéficiaire et sur l’ensemble des transmissions reçues par le bénéficiaire tout au long de sa vie, cette préconisation reprenant d’ailleurs celle faite en ce domaine par le récent rapport Blanchard-Tirole (2021). Par ailleurs, il est proposé de réduire ou supprimer les niches existantes en ce domaine, dont par exemple le dispositif Dutreil concernant la transmission des biens professionnels, le régime exorbitant de l’assurance-vie, les avantages des dotations en nue-propriété et l’effacement des plus-values latentes au moment des transmissions. Enfin, la note du CAE préconise l’attribution d’un capital pour tous, pour renforcer l’égalité des chances à la naissance.
Le diagnostic est-il robuste?
Une première remarque à faire est que le constat d’une concentration croissante des patrimoines est effectué sur la mesure de ce dernier proposée par la comptabilité nationale. Mais ce concept ne prend pas en compte des formes de patrimoines implicites de grande ampleur. Par exemple, les droits à la retraite correspondent à un transfert annuel de 14% du PIB. En retenant un taux de rendement de 2%, le patrimoine implicite assurant ce financement correspond à 7 fois le PIB, soit à peu près le patrimoine net des ménages tel qu’évalué par la comptabilité nationale (12500 milliards€ fin 2019). Or, ce patrimoine implicite bénéficie aux salariés et non aux bénéficiaires de revenus du capital, et il a considérablement augmenté sur les dernières décennies avec la montée en puissance des systèmes de retraite. Certes, ce patrimoine implicite n’est pas transmissible, mais il n’en est pas pour autant à écarter, et il influence grandement les comportements de consommation et d’épargne des ménages qui en ont le bénéfice. La prise en compte tout à fait justifiée de ce patrimoine implicite atténuerait pour le moins le constat d’une augmentation des inégalités de patrimoine.
Ensuite, la France est le pays avancé dans lequel la fiscalité est la plus lourde (en pourcentage du PIB) et l’un de ceux dans lesquels la fiscalité du capital est également la plus lourde. Concernant la fiscalité sur l’héritage, seule la Belgique serait peut-être au-dessus. Cette fiscalité correspond à plus de 1/2% du PIB, quand elle représente moins de 1/4% du PIB dans des pays comme la Suède et le Danemark, où les inégalités sont plus faibles et la mobilité sociale plus forte que dans de nombreux autres pays, dont la France. La fiscalité de l’héritage n’est pas LA réponse aux inégalités sociales, y compris dans leur transmission. Il faut ici déjà prendre en compte tous les autres éléments de la fiscalité et, concernant le patrimoine, la France est l’un des très rares pays où existe un prélèvement, l’IFI, qui a remplacé l’ISF en 2018. Il faut aussi prendre en compte tous les autres facteurs d’inégalités sociales longitudinales, et par exemple l’éducation nationale, dont on sait qu’elle reproduit plus qu’ailleurs en France les inégalités sociales de connaissances, les résultats scolaires s’y expliquant plus qu’ailleurs par l’inscription socio-économique des parents.
Plus généralement cette note pèche par la confusion des arguments et les ordres de justice. Comme à chacune des publications de l’école Piketty, et la note du CAE en relève, on est partagés entre le tribut à rendre aux auteurs pour leur œuvre statistique, la volonté de débattre de leur position normative et la franche mise en cause de leurs options politiques à peine voilées.
Qu’on en juge. Constituer des séries multinationales longues pour établir un diagnostic requiert des talents et une persévérance justement salués. A une réserve près : les travaux de Waldenström montrent qu’à tout le moins la thèse centrale sur l’accroissement des inégalités, la concentration des patrimoines et les effets des guerres sont à relativiser ce qui affaiblit la thèse d’un retour présent à une société d’héritiers. La diffusion des patrimoines immobiliers et plus encore la prise en compte de dimensions implicites des patrimoines comme par exemple les droits à pension de retraite, droits largement diffusés auprès des salariés dans des sociétés redistributives comme la notre, affaiblit largement l’argument comme on vient de le voir.
Par ailleurs l’alpha et l’omega des politiques de correction des inégalités ne saurait être réduit à l’opposition entre le top 1% ou le top 1 pour mille et le reste de la société, sauf à considérer d’un point de vue idéologique que l’extrême richesse est toxique pour une société – mais il faut alors le démontrer, soit économiquement en expliquant pourquoi une forme d’inefficacité économique résulte d’une extrême inégalité, soit politiquement en établissant que l’extrême inégalité mesurée par le top 1% mine une société démocratique. Or, les auteurs pointent à juste titre l’attachement des Français au droit à la transmission à l’abri de prélèvements fiscaux excessifs. Par ailleurs, le credo de la lutte contre les inégalités de revenus et de patrimoine évoque rarement sinon jamais en France la cible qui pourrait être souhaitable, même du simple point de vue des effets sur la croissance où sur la situation des plus démunis…
De plus les moyens de mettre fin à la concentration des patrimoines ne saurait constituer la seule politique publique poursuivie par un gouvernement. On sait par exemple que la France souffre d’un problème de pérennité de ses PME et que notamment le moment de la succession met souvent en péril les PME patrimoniales. C’est pour répondre à ce défi que le Pacte Dutreil a été inventé, et que périodiquement la France essaie d’apprendre de l’Allemagne les moyens de pérenniser ses PME. Qu’est ce qui justifie que la note du CAE balaie d’un revers de la main cette niche fiscale au nom de l’amélioration du rendement de l’impôt successoral ?
Les réponses suggérées sont-elles les bonnes?
Plus généralement, au-delà de la passion égalitaire qui anime nos auteurs, qu’est-ce qui vient justifier l’alourdissement de l’impôt sur les successions ? Est-il plus faible que chez nos voisins ? Ce n’est pas le cas, y compris, on l’a signalé plus haut, en comparaison avec les pays nordiques et scandinaves où les inégalités sont plus faibles qu’en France et la mobilité sociale bien plus élevée. Une analyse plus approfondie de la performance de ces pays demeure hélas absente. Comment font-ils ? Plutôt que se laisser aller au réflexe pavlovien bien français consistant à préconiser un nouvel alourdissement de la fiscalité pour réduire les inégalités, ne peut-on plus utilement analyser comment font les pays qui parviennent à être moins inégalitaires avec une fiscalité pourtant moins lourde ?
A-t-on besoin de nouvelles recettes fiscales, moins distorsives que les actuelles ? Si c’est le cas il faut alors préciser quels impôts supprimer pour compenser l’élévation de l’impôt successoral. S’agit-il plutôt d’un accroissement global du prélèvement fiscal à la faveur de cette réforme ? Il faut expliquer alors pourquoi la France contre tous cumulerait les records de prélèvements et en quoi cette accumulation de prélèvements n’aurait pas d‘incidences économiques défavorables, par ses effets distorsifs. S’agit-il enfin de trouver une nouvelle ressource fiscale pour verdir les investissements (ISF climatique) ou pour doter les jeunes d’un capital initial (proposition de gauche) ... ? De telles propositions relèvent du débat politique, et la compétence de l’économiste s’arrête ici à la mesure des effets de telle ou telle mesure.
Dans le domaine de l’inégalité des chances, l’économiste peut s’interroger sur la faillite de notre système éducatif qui participe plus qu’ailleurs à la reproduction sociale. Ce facteur d’inégalité des chances n’est-il pas le plus important ? Cette interrogation légitime sollicite l’expertise de l’économiste. Si une telle expertise confirmait cette importance première de l’éducation dans la reproduction des inégalités, la réforme de notre système éducatif qui serait alors à envisager serait d’une autre ambition que le simple relèvement d’un impôt dans le pays qui taxe déjà le plus. Elle amènerait à parler d’incitations positives mais aussi négatives, de responsabilisation des agents et du rejet de leur bienveillance postulée, du statut de la fonction publique… bref de tout un ensemble de sujets qui sont toujours fort délicats à aborder. Il est toujours plus simple de parler taxes et prestations. Mais un véritable débat progressiste sur les inégalités en pâtit.
Le débat sur les inégalités comme sur les politiques redistributives gagnerait donc à être mieux éclairé.
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