La stratégie «Grande Russie» est perdante sur tous les fronts edit
Ayant échoué dans sa tentative de Blitzkrieg, le Kremlin s’engage dans une stratégie de terreur pour faire capituler l’Ukraine, convaincu que l’Ouest ne s’y opposera pas militairement. À défaut, l’Ouest qu’il pensait divisé et faible a mis en œuvre un arsenal de sanctions économiques et financières sans précédent. Dans cet affrontement, Poutine a-t-il les moyens économiques de ses ambitions de « Grande Russie » ?
Passons en revue les fondamentaux économiques pour y voir plus clair. En 2019, dernière année non perturbée par la pandémie, le PIB de la Fédération de Russie pesait 43% du PIB allemand, 12% du chinois, et 8% de celui des États-Unis. Le PIB est important, car c’est la base fiscale sur laquelle un État peut financer son effort militaire.
Tant que la population l’accepte, le poids des dépenses militaires pourrait être soutenable. Le conditionnel est cependant de rigueur, car la pérennité du pouvoir dépend en partie du niveau de vie de la population, lui-même lié au prix du pétrole, dont les exportations constituent la principale source de revenu de la Fédération. Le cru 2019, à 64$ le baril, était plutôt bon pour la Russie, et pourtant, le revenu national par habitant mesuré en parité de pouvoir d’achat n’y atteignait que 47% de l’allemand, 56% du français, et 83% du polonais. La chute vertigineuse du rouble, qui a perdu 50% après l’invasion de la Crimée en 2014, puis à nouveau 65% après celle de l’Ukraine, va encore aggraver l’écart.
Les niveaux de vie moyens n’informent que grossièrement sur les conditions de vie de la population. Le pouvoir économique et politique étant aux mains d’un clan, les inégalités sont particulièrement élevées en Russie. Selon les chiffres du World Inequality Database, la part du revenu national allant au 1% des plus hauts revenus était de 21,4% en 2021, contre 9,8% en France. Les inégalités de richesse sont plus fortes : 48% de la richesse en Russie est détenue par les 1% les plus riches, contre 27% en France.
La réalité est encore plus inégalitaire, en raison du secret qui entoure le patrimoine des oligarques. Gabriel Zucman de Berkeley et d’autres auteurs ont montré qu’en 2015, 17% de la richesse financière de la Russie était entre les mains des 0,01% « very happy few », qui parquaient environ la moitié de leurs avoirs hors de Russie.
L’amère vérité est que les revenus de l’exploitation des richesses naturelles de la Russie vont essentiellement à ses dirigeants et leurs proches, la population n’en retirant que des miettes.
La richesse de la Russie devrait être ses femmes et ses hommes…
La principale richesse de la Russie devrait être son capital humain, doté entre autres d’un solide niveau scientifique. Les physiciens et mathématiciens russes parviennent à se maintenir aux premiers rangs mondiaux, malgré une importante fuite des cerveaux. Mais, comme ce fut le cas de l’URSS, mis à part les activités économiques liées à l’effort militaire – le nucléaire civil en étant dérivé – ce capital humain n’a pas permis l’émergence d’entreprises suffisamment compétitives pour croître sur le marché mondial, à la grande différence de la Chine. Alors que Pékin misait sur le marché et la concurrence pour que se développe un secteur privé innovateur et compétitif – du moins jusqu’au virage opéré récemment par Xi Jinping – la mainmise d’une poignée d’oligarques sur l’économie a réduit à la portion congrue les opportunités offertes aux Russes les plus talentueux et les plus entreprenants.
… mais le contrôle de la rente des hydrocarbures bloque la société
Vue sous cet angle, la rente gazière et pétrolière risque de bloquer la société pour longtemps, puisqu’elle permet à la clique au pouvoir de s’y maintenir, de bénéficier d’immenses revenus, et d’en redistribuer ce qu’il faut lorsque le mécontentement devient dangereux. Or cette rente est durable.
En 2019, la Russie produisait 12,3% du pétrole extrait dans le monde, à égalité avec l’Arabie Saoudite, distancés seulement par les États-Unis à 18%. Plus important, ses exportations, 8,4 millions de barils/jour, la plaçaient à égalité avec l’Arabie Saoudite. Les ventes de gaz fossile, 62Mds$ en 2021 palissent en comparaison des 179Mds$ de recettes pétrolières.
La hiérarchie est inversée pour les réserves. Celles de gaz sont gigantesques pour la Fédération, comptant pour 20% du stock mondial, contre 17% pour l’Iran, 13% pour le Qatar et 6,7% pour les États-Unis. Au rythme de 2019, les réserves de gaz russes pourraient tenir près de 60 ans contre 25 ans pour le pétrole. Pour la Russie, le gaz est donc plus stratégique que le pétrole, d’autant qu’il est privilégié par les stratégies de transition énergétique hors du charbon.
Seul point fort: la gestion macroéconomique
La manipulation des privatisations en 1995, qui a empêché la transition vers une économie de marché fonctionnelle (ce qui vaut aussi pour l’Ukraine, en passant) et la gestion catastrophique des finances publiques eurent vite fait de déclencher une tempête monétaire avec hyperinflation, assèchement des réserves en devises et profonde récession en 1998. Mais la prise du pouvoir par Poutine s’est accompagnée d’une profonde réforme de la gestion macroéconomique du pays dont la nomination d’Elvira Nabiullina à la tête de la Banque de Russie (BdR) fournit un bon exemple.
Sous sa direction, la politique monétaire fut détachée de l’influence des oligarques. La gestion du rouble et des taux d’intérêt est devenue un cas d’école de bonne pratique : pour contrer l’inflation, la BdR n’a pas hésité à hausser son taux directeur neuf fois depuis début 2021 et de plus de 10 points le 22 février pour tenter – en vain – d’enrayer la chute du rouble.
Également aidé par la remontée du prix du pétrole, le résultat est impressionnant : les réserves de change ont atteint 630 Mds$ fin 2021. Parallèlement, la Russie a constitué un fonds de réserve abondé par les recettes pétrolières et gazières, dont l’encours s’élève à 175 Mds$. Au total, les réserves russes atteignaient 47% du PIB fin 2021.
On comprend ce qui sous tendait le mépris affiché par le ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov à propos des sanctions économiques que les pays occidentaux menaçaient de mettre en place avant l’invasion : à l’horizon d’un an, la Russie paraissait avoir les moyens financiers d’absorber le choc de sanctions visant à réduire ses revenus. Mais, de même qu’ils avaient mal jaugé la capacité de résistance de l’Ukraine, les dirigeants russes n’avaient pas anticipé l’ampleur, la nature et la rapidité des sanctions.
Les sanctions financières ont un effet rapide et profond
Décidées par les États-Unis, l’Union Européenne, le Royaume Uni, le Japon et d’autres pays, elles ont cinq composantes : couper les banques russes des marchés occidentaux ; interdire l’émission de titres sur leurs marchés par certains émetteurs russes ; geler les actifs des acteurs du pouvoir politique et économique ; restreindre les exportations de certains biens sensibles ; geler une partie des réserves internationales de la Russie
La liste des banques russes sanctionnées est si large que 90% du système bancaire russe est coupé de l’accès au marché américain, et 70% de l’accès au marché de l’UE. Impossible de se refinancer sur les marchés internationaux, d’honorer ses dettes en devises, encore moins de financer des infrastructures domestiques en faisant appel à l’épargne mondiale. Pour les exportateurs vers la Russie et leurs contreparties russes, il faut trouver le moyen de contourner les systèmes financiers américains et européens, ce qui est d’autant plus difficile que les principales banques russes sont exclues du système facilitant les paiements internationaux interbancaires SWIFT, à l’exception des banques spécialisées dans les produits énergétiques.
Les sanctions sur les titres de dette ont eu un effet immédiat. Le rendement des obligations à dix ans de la Fédération de Russie est passé de 9,3% avant l’offensive à 19,5%, soit une décote de 45%. Les actions et les obligations en devises des banques russes ou de Gazprom ne trouvent plus preneur et leurs valeurs ont chuté de plus de 90%.
Les restrictions sur les exportations touchant les technologies pouvant avoir des applications militaires (usage dual), ce qui couvre quasiment toute l’électronique et les composants, mais aussi les pièces détachées nécessaires aux raffineries et aux avions civils, vont se révéler une arme puissante. Ces mesures auront un impact cumulatif et négatif sur la productivité de l’économie russe, entraînant un vieillissement du stock de capital, et donc in fine un appauvrissement de la population. Elles sont donc véritablement stratégiques à condition bien sûr de ne pas être contournées.
La sanction la plus effective immédiatement, décidée de commun accord par les États-Unis, l’Union Européenne et le Royaume-Uni après les premiers bombardements de villes ukrainiennes est celle concernant la Banque centrale russe. Citons le Journal officiel de l’UE : « Les transactions liées à la gestion des réserves de même que des actifs de la Banque centrale de Russie, y compris les transactions avec toute personne morale, toute entité ou tout organisme agissant pour le compte, ou sur les instructions, de la Banque centrale de Russie, sont interdites. »
On ne sait pas quelle proportion exacte des réserves internationales de la BdR est touchée par l’interdiction de transaction, mais, pratiquement, celle-ci prévient toute monétisation de réserves ou d’actifs permettant le rachat de roubles en devises telles que le dollar, l’euro, la livre, le yen, le franc suisse et le dollar de Singapour.
Bien sûr, la BdR peut racheter des roubles contre des yuans, mais cela n’aurait aucun effet sur le taux de change du rouble contre les monnaies précitées. Pratiquement, et tant que l’interdiction est en place (elle peut être levée à tout moment) la BdR ne peut plus intervenir sur le marché des changes pour soutenir sa devise. C’est pourquoi elle a relevé son taux d’intérêt directeur à 20% le 28 février. La contrepartie est que les citoyens russes ordinaires vont rapidement ressentir l’effet de ce durcissement monétaire spectaculaire sur les nouveaux crédits à la consommation ou immobiliers. Pour les entreprises, généralement endettées à taux variable, les risques de faillite vont exploser. Avec l’isolement de la BdR, c’est l’homme de la rue qui est touché, et c’est ce qui rend cette décision aussi importante.
Que conclure de ce tour d’horizon?
D’abord, que même à court terme, la Russie va rencontrer des difficultés financières colossales pour mener à bien son projet d’asservissement de l’Ukraine. Que ce soit par l’exclusion de SWIFT, des mesures d’embargo plus directes et le gel partiel des actifs de la Banque centrale russe, le durcissement des conditions économiques va entraîner une récession profonde et durable de l’économie russe. Un embargo sur les exportations de combustibles fossiles serait encore plus radical, car il assècherait immédiatement les ressources de l’État, sans possibilité de recours aux réserves : à quoi bon avoir accumulé des centaines de milliards de dollars si on ne peut pas les utiliser ?
Ensuite, que la stratégie de la Russie la coupe des économies occidentales, avec pour conséquence une économie encore moins performante qu’aujourd’hui et un appauvrissement de la population. Il est possible que le clan Poutine fasse les frais de cette évolution au profit d’un autre clan, peut-être plus avisé internationalement, mais bien décidé à conserver sa mainmise sur l’économie et les matières premières.
Dans tous les cas mais surtout si le clan Poutine reste au pouvoir, la Russie sera forcée de se tourner bien plus qu’auparavant vers la Chine. À ce jeu, elle est assurée de beaucoup perdre. Dans un monde idéal, Xi Jinping dirait à Poutine « Tu me vends ton gaz, je te vends ma technologie, mes écrans et mes belles voitures, bref, tout ce que tu n’as jamais réussi à produire, tout ça au bon prix, c’est gagnant-gagnant ! »
Dans le monde réel, la Chine, qui pèse économiquement huit fois plus que la Russie, a un tel pouvoir de négociation, monopsome comme acheteur de gaz, et monopole comme vendeur de technologie, que les termes du contrat seront totalement en défaveur de la partie russe. Les Chinois, qui ont la mémoire longue, ne seront probablement pas mécontents de rendre aux russes la monnaie de leur pièce, c’est-à-dire des échanges inégaux de la coopération prétendument fraternelle entre l’URSS de Khrouchtchev et la Chine de Mao.
La stratégie de « Grande Russie » est une stratégie perdante à court et à long terme. Mais, si elle n’est pas enrayée à temps, par un embargo sur les exportations d’hydrocarbures en particulier, cela ne l’empêchera pas de causer d’immenses dégâts et de terribles souffrances.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)