Le mirage du Plan Juncker edit
Un certain nombre de nos candidats à l’Elysée proposent d’augmenter le Plan Juncker. Petit rappel : il s’agit d’utiliser un peu d’argent de la Commission pour garantir des prêts de la BEI (Banque Européenne d’Investissement), une banque publique, à des entreprises privées qui doivent compléter leurs emprunts auprès du secteur privé. La caractéristique des investissements à financer ainsi est qu’ils soient plus risqués et donc plus productifs. Adopté en 2015 pour une durée de quatre ans, ce plan doit mobiliser 20 milliards de la Commission, 60 milliards de la BEI pour arriver à un total de 315 milliards de prêts par le public et le privé. En décembre 2016, le plan a été prolongé jusqu’en 2020 et l’objectif relevé à 500 milliards.
L’engouement français pour le Plan Juncker est bien dans les traditions nationales. On adore un miracle, la transformation de 60 milliards en 315 milliards. On plébiscite le secteur public comme roue de secours pour le secteur privé. On s’émerveille des grosses sommes annoncées. On ne se pose pas trop de questions sur la justification du plan. La réalité est beaucoup plus prosaïque, hélas.
Les sommes en jeu, d’abord. 315 milliards sur quatre ans, c’est environ 0,5% du PIB de l’UE. Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas grand chose. Trop peu pour faire repartir l’économie, trop si ça ne marche pas comme prévu. Evidemment, la tentation est d’augmenter le montant. Mais avant de le faire, il faut quand même se demander à quoi ça sert et si ça peut marcher.
L’idée de base est que le secteur public doit remplacer ou aider le secteur privé pour financer des projets d’investissement jugés risqués mais qui peuvent être productifs. Cette idée soulève de nombreuses questions. C’est un principe élémentaire de la théorie financière que plus un projet est risqué, plus élevé doit être le taux d’intérêt associé. La nature du risque, c’est qu’il peut se produire, ou pas. Le prêteur évalue les pertes qu’il pourrait subir si le risque se matérialise et calcul le taux d’intérêt qui correspond à ces pertes et à leur probabilité de se produire. L’implication est que les entreprises qui envisagent d’emprunter pour financer un investissement risqué, elles doivent accepter un taux élevé. À la limite, si le projet est jugé très risqué, aucun emprunt n’est possible. Le Plan Juncker contourne ce mécanisme en garantissant les prêts, qui ne sont donc plus risqués pour les prêteurs. Mais que se passera-t-il quand, fatalement, certains projets échoueront ? Tout simplement, la garantie jouera et ce sont les contribuables qui combleront les pertes. Quand on vous dit que le contribuable a toujours bon dos…
Une idée implicite est que les investisseurs privés sont trop frileux. En même temps, on nous explique que la politique monétaire, qui a écrasé les taux d’intérêt au voisinage de zéro, pousse les investisseurs à prendre des risques insensés pour obtenir des rendements plus rémunérateurs. C’est vrai qu’il y a de quoi s’inquiéter, mais cela signifie que la vision d’investisseurs privés trop frileux est une légende. Seraient-ils moins capables de juger le degré de risque que la BEI ? C’est peu probable. Ils engagent leur argent et ils sont en concurrence aiguë les uns avec les autres, et ils sont très nombreux. Comment imaginer qu’aucun d’entre eux n’est prêt à prendre un risque soigneusement évalué ? La BEI, elle, est une banque publique. Si elle subit des pertes, elle se retournera vers le contribuable. De là à conclure qu’elle n’a pas besoin d’évaluer correctement les risques, il y un pas qu’il paraît raisonnable de franchir.
L’autre justification du Plan Juncker est que certains projets d’investissement peuvent avoir des effets collectifs qui dépassent les profits privés de ceux qui les font. C’est vrai, parfois. La découverte de la pénicilline a sûrement rapporté à la société des milliers de fois ce qu’ont gagné le brave Dr. Fleming et les laboratoires qui ont contribué à la découverte et la mise au point de ce médicament. Qui sait, peut-être certains projets financés par le Plan Juncker auront, un jour, un effet similaire ? Dans ce cas, investir de l’argent public est plus qu’entièrement justifié. Mais quelle est la probabilité que cela se produise ? Question sans réponse, bien sûr. Cependant, il y a de par le monde un nombre incalculable d’inventeurs potentiels et d’entrepreneurs audacieux qui consacrent leurs jours et leurs nuits à tenter leur chance. C’est aussi leur temps et leur argent qu’ils investissent. Ils connaissent les risques et les probabilités de succès. Malgré leurs considérables talents, les experts de la BEI qui choisissent des projets ont peu de chance de distinguer le bon grain de l’ivraie.
Il est même possible qu’ils misent systématiquement sur les mauvais chevaux, pour au moins deux raisons. La première est que la Commission et les gouvernements veulent absolument tenir l’objectif des 315 milliards. Récemment, ils ont d’ailleurs annoncé triomphalement que la moitié de la somme avait déjà été engagée. Faut-il être de mauvaise fois pour imaginer que la BEI est sous pression pour trouver vite des projets ? De plus, pour d’évidentes raisons politiques, il faut absolument arroser tous les pays de l’EU. C’est ainsi qu’il a fallu du temps pour trouver un projet à Chypre. Lorsque, finalement, ce fut le cas, toutes sortes d’officiels ont fait le voyage sur place pour se congratuler mutuellement devant la presse d’avoir trouvé. La seconde raison, c’est que les politiques veulent toujours faire d’une pierre (au moins) deux coups. C’est ainsi que l’accent est mis sur le changement climatique et le numérique, les poncifs du moment, ainsi que sur les infrastructures. Toute ressemblance avec le Plan Calcul français des années soixante, qui devait assurer l’indépendance du pays en matière d’ordinateurs, ne peut pas être fortuite.
L’objectif du Plan Juncker est de relancer les investissement et donc d’aider à leur financement. Or, aujourd’hui, les gouvernements sont profondément endettés alors que le secteur financier est submergé de liquidités du fait de la politique de la BCE. A priori, on pourrait conclure que le secteur privé n’a pas besoin de l’argent que le secteur public n’a pas. Ce n’est pas ce que semblent penser les politiques. Ils voient que l’investissement privé est déprimé, ce qui est vrai. Ils veulent donc faire quelque chose, sans tenter de résoudre le paradoxe entre la surabondance d’argent et la faiblesse des emprunts des entreprises. Peut-être que la faible croissance n’encourage pas les entreprises à investir pour augmenter leurs capacités de production ? Si c’est le cas, la solution est de redonner du pouvoir d’achat aux consommateurs. Peut-être que les banques ont encore trop de cadavres dans leurs placards pour prendre des risques ? Dans ce cas, pourquoi ne pas finir le nettoyage des banques ? De toute façon, pour le financement des investissements, l’Europe dépend beaucoup plus des banques que les États-Unis ou la Grande-Bretagne, qui s’appuient sur les marchés financiers et des réseaux denses d’investisseurs privés (la grande mode est au private equity, le financement direct des entreprises non cotées). Serait-ce par hasard que la protection des banques reste un objectif prioritaire des gouvernements, pour toutes les puissantes raisons que le lobby bancaire a pu inventer ?
On peut tourner et retourner dans sa tête tous les motifs économiques du Plan Juncker, il est difficile de se convaincre que c’est une bonne idée, sauf pour les entreprises bénéficiaires, et on peut même penser que c’est une mauvaise affaire pour le contribuable. Les propositions d’accroître « massivement » ce plan sont à classer parmi les mauvaises idées de la campagne présidentielle.
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