Malaise dans le marché de l’électricité edit
Les Français découvrent avec inquiétude l’envolée des prix de l’électricité et le caractère durable de cette hausse. Pire encore, les explications qu’on leur en donne sont illisibles. Comment comprendre que le prix du chauffage augmente parce que l’électricité produite en Allemagne se fait à partir du gaz, alors qu’on leur a longtemps vanté les mérites du nucléaire français et les vertus de la concurrence pour avoir les prix les plus bas ?
Les politiques, dont Bruno Le Maire, devraient faire preuve de pédagogie. Mais ils aggravent la situation en incriminant Bruxelles, un système de fixation des prix devenu inadapté, et montent des coalitions pour remettre en cause la règle européenne. Pour ajouter à la confusion, chaque pays y va de sa solution pour atténuer la brutalité de la hausse : certains prônent un gel voire une diminution des taxes, d’autres proposent une restitution de ces taxes aux plus démunis… ce qui aurait pour effet à terme d’enrichir les producteurs d’énergie primaire (charbon, pétrole, gaz) et de distordre un signal prix utile pour les objectifs climatiques.
Les dérèglements du marché européen de l’électricité
Trois rappels valent mieux que de longs développements.
Le 30 septembre le prix du MWh sur le marche à terme était de 139€, contre 53€ au début de l’année.
Les prix de gros ont varié au cours de l’année écoulée de +120€ par MWH à -120€ par MWH, ce qui signifie qu’à certains moments les producteurs ont payé pour que leur production soit consommée.
Enfin les pays largement producteurs d’électricité nucléaire, comme la France, voient leurs prix intérieurs s’envoler comme s’ils dépendaient des fluctuations des prix du charbon ou du gaz.
Avec des opérateurs en difficulté à l’exemple d’EDF, un retard sur la décarbonation du mix, un marché de gros de l’électricité sans direction, une sécurité d’approvisionnement en recul, et des risques multipliés de black out, le bilan de la politique européenne de l’énergie depuis vingt ans semble globalement négatif.
Comment en est-on arrivé là ? Les explications données au fil de l’eau incriminent tantôt des poussées de consommation, un vent insuffisant, le décommissionnement précoce de centrales nucléaires, la stratégie de Poutine, un sous-investissement dans la période covid ou le retour du cartel des pays producteurs de pétrole et de gaz.
Des politiques publiques et un market design inadaptés
Pourtant, il y a trente ans, la philosophie adoptée pour la constitution du marché unique de l’électricité était claire et convaincante. Il s’agissait de concilier trois objectifs : la compétitivité de l’offre, la lutte contre le réchauffement climatique et la sécurité d’approvisionnement. Mais les problèmes n’ont pas manqué de surgir rapidement.
D’une part parce que chaque objectif pouvait être atteint par différentes politiques. Ainsi la constitution d’un marché fluide de l’électricité peut être atteinte par la libéralisation accélérée ou la construction d’interconnections aux frontières. La sécurité d’approvisionnement peut être coordonnée ou laissée à l’initiative de chaque pays membre. La décarbonation peut être priorisée ou mêlée à divers objectifs écologiques.
D’autre part, ces objectifs soulèvent des tensions et nécessitent des arbitrages. Quel poids accorder à la décarbonation ou à la sécurité d’approvisionnement, notamment par rapport à l’objectif de minimisation du coût de la fourniture ?
Enfin et surtout, comment s’assurer de la cohérence et de la continuité de la politique menée quand la sécurité d’approvisionnement relève essentiellement des États, la régulation du marché des directions générales compétentes (DGTren et DGComp), et la politique climatique de la Commission et des États membres ?
Directive après directive, un marché intégré de l’électricité se dessine, fondé sur la minimisation du prix à court terme de la fourniture grâce à un système d’appel au mérite qui privilégie le renouvelable et les unités les plus productives, ce qui entraîne une fixation du prix à partir des coûts marginaux de la dernière unité appelée. Tout ce qui s’apparente à des contrats à long terme, à une planification par des acteurs intégrés, est banni de facto.
Comment donc en est-on venu à renier en pratique les autres principes du triptyque pourtant rappelés à chaque bifurcation de la politique énergétique européenne ?
L’abandon de facto du triptyque des objectifs compétitivité - sécurité - climat
Avec le recul c’est en fait un autre agenda qui a été mis en œuvre en matière de politique énergétique. Un autre triptyque s’est en fait imposé : désintégration verticale, dénucléarisation, logique de marché spot.
À la question de savoir comment intégrer le marché, le fluidifier et le mettre en tension, les commissions européennes successives ont répondu par la désintégration verticale des opérateurs historiques, la concurrence dans la production, la délimitation stricte du service public, l’ouverture à la concurrence pour le consommateur final, la surveillance sourcilleuse des aides publiques.
À la question comment décarboner en laissant à chaque pays la maitrise de son mix énergétique, la réponse a été l’abandon de l’objectif de sécurité d’approvisionnement, ce qui a conduit l’Allemagne à faire le pari du gaz russe et un agenda caché anti-nucléaire, ce qui a interdit à la France de faire valoir son avantage en matière d’électricité décarbonée.
Quant à l’objectif de compétitivité, il s’est heurté aux politiques en faveur du renouvelable qui a renchéri le prix de l’électricité pour l’usager final, lequel de plus a dû subir la volatilité des prix.
En résumé l’agenda anti-nucléaire aboutit après Fukushima à la sortie du nucléaire…. en Allemagne, en Belgique et dans d’autres pays européens. Au passage l’illusion d’un mix 100% renouvelable s’installe sur la méconnaissance du caractère non substituable des renouvelables avec le nucléaire comme fournisseur de la bande continue d’électricité.
L’abandon de fait de l’objectif de sécurité d’approvisionnement se lit dans la panne des programmes nucléaires et le passage au gaz comme énergie primaire chargée d’assurer la continuité de la fourniture électrique, ce qui revient en fait à un échange d’une dépendance contre une autre : pétrole versus gaz, Arabie versus Russie de Poutine.
Enfin le rejet de toute planification à long terme, voire de tout contrat à long terme de fourniture, a désincité les acteurs à sortir de l’horizon du marché spot, et la Commission a continué à rogner l’avantage des opérateurs historiques type EDF en les contraignant à partager « la rente du nucléaire » avec leurs concurrents.
Pourquoi avoir poursuivi avec constance ces objectifs contraires aux engagements pris?
D’abord, faut-il encore le rappeler, parce que dérèglementer, libéraliser, intégrer, c’est dans l’ADN de la Commission alors que planifier, consolider les champions et penser la puissance est un anathème.
Ensuite parce que le partage du travail entre Commission, États membres et organes de régulation a fait perdre de vue le triptyque initial, chacun s’attachant à tirer le meilleur parti des pouvoirs qui lui étaient conférés.
Enfin la souveraineté des États sur le mix énergétique n’a pas pu être remise en cause et les manquements aux objectifs acceptés en commun sont souvent l’occasion de trocs bilatéraux comme par exemple actuellement l’accès au gaz russe défendu par les Allemands et l’inscription dans la taxonomie verte du nucléaire défendue par les Français.
La ligne de plus forte pente était donc la libéralisation, comme si le marché de l’électricité était un marché comme un autre. Aller au delà supposait de mobiliser un capital politique, ce qu’aucun grand acteur n’a voulu.
Que faire à présent?
On serait tenté de répondre, après tant d’errements, remettre l’église au centre du village, c’est-à-dire reconnaître les caractères spécifiques du marché de l’électricité : un secteur capitalistique, comportant pour une part un monopole naturel et dont la continuité est vitale pour l’activité économique ce qui suppose donc d’en finir avec l’illusion du marché spot et de s’engager dans une planification de long terme.
La deuxième orientation devrait être de prendre au sérieux l’objectif de décarbonation en se donnant une feuille de route crédible déclinée en objectifs quantifiés. L’adoption du programme « Fit for 55 » dans le cadre du « green deal européen » devrait être déclinée en actions cohérentes, en dispositifs opératoires et en financements soutenables.
Le troisième volet de la nouvelle politique devrait porter sur les interconnexions : la fluidité nécessaire du marché, la prévention des black out comme la sensibilité des réseaux à l’intermittence en font une priorité. Or en la matière il y a fort à faire entre les pays de la plaque continentale mais aussi avec les îles (Royaume-Uni, Irlande, Grèce …).
Au-delà, on peut imaginer une éventuelle union de l’énergie qui ferait évoluer les mix énergétiques de concert avec une place faite au nucléaire et au gaz, au côté des énergies renouvelables. On pourrait imaginer des achats en commun pour sécuriser les approvisionnements, les mutualiser et en obtenir un meilleur prix.
La certitude de devoir décarboner le mix, de faire supporter au consommateur final un coût grandissant et la volonté d’échapper au chantage politique des Poutine et autres détenteurs de la rente fossile devraient nous permettre d’écarter nombre de faux débats et éviter les arbitrages politiques de court terme. Mais ces évidences ont du mal à s’imposer.
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