Réguler Internet? Même pas en rêve edit
La planète Internet serait-elle en train de perdre ses esprits ? Wired, l’évangile des techies, publie une tribune de Philip M. Napoli, professeur à l’Université de Duke, en faveur de la création d’une agence de régulation pour le Net : celle-ci, calquée sur la Federal Communications Commission (FCC), garantirait un certain nombre de principes à finalité d’intérêt général comme le pluralisme, la protection de l’enfance ou la lutte contre le fossé numérique. Certes, dit l’article, des dispositions anti-trust, qui font aujourd’hui débat dans les sphères politiques américaines, sont urgentes, mais clairement insuffisantes pour protéger les intérêts du citoyen. En effet, Internet sape les fondements de la démocratie en transformant l’espace public en une place de marché des idées organisée par des algorithmes. L’auteur[1] assène un argument audacieux : la FFC impose aux opérateurs de broadcast des obligations car elle leur attribue des autorisations sur des ressources publiques, des fréquences, – un droit que lui octroie le 1er amendement ; or les plateformes digitales font aussi fortune à partir d’un bien public, nos données d’usagers. D’où la proposition d’établir un parallélisme des modes de régulation entre audiovisuel et Internet.
L’âme du Net : l’État, c’est l’ennemi
La philosophie politique appliquée à l’audiovisuel en vue de la construction d’un espace public délibératif est-elle applicable aux grandes plateformes numériques ? Depuis la naissance de l’Internet, le sujet est souvent venu sur la sellette, mais est rapidement abandonné. Dans la génétique du Réseau des réseaux, l’ennemi ce sont les États et les entraves que ceux-ci posent à la liberté de communication –les pionniers visaient la levée des secrets du Pentagone et dénonçaient les instruments étatiques de surveillance. Julian Assange et la publication à partir de 2010 par Wikileaks de documents américains classés secret Défense, et plus globalement l’encensement des lanceurs d’alerte, en incarnent l’esprit. Internet est imprégné de la vision politique des hackers, à mi-chemin entre une utopie libertaire, et même anarchiste, et les louanges de l’économie de marché. La sensibilité qui traverse les origines du Net doit ainsi beaucoup à la philosophie libertarienne enracinée dans l’histoire des États-Unis et qui a connu un regain au cours des années 70 : cette pensée « suit tout d’abord un processus de généralisation permettant aux libertariens de projeter la logique du marché sur tous les aspects du vivre-ensemble, et pas seulement sur la sphère économique. Cette mutation obéit ensuite à un processus de subversion muant la défense des libertés en une lutte incessante contre l’État », écrit le politologue Sébastien Caré. C’est dire combien l’idée d’encadrer la circulation des contenus sur le Net à la mode du Social Welfare peut paraître incongrue, voire sacrilège, pour les développeurs et les professionnels du numérique qui, en 1996, ont proclamé l’indépendance du cyberspace : « Je déclare l’espace social global que nous construisons naturellement indépendant des tyrannies que vous (l’État) cherchez à nous imposer », annonce en étendard le fameux texte.
La guerre entre l’État et les Big Tech est déclarée
Or aujourd’hui les Big Tech voient leur emprise sur la société américaine attaquée de tous côtés. D’une part, par la revitalisation des lois anti-trust, elle aussi ancrées dans l’histoire économique américaine dont à leur tour, en d’autres époques, les télécoms (scission du system Bell en 1982) ou le cinéma (condamnation du Studio system en 1948) ont fait les frais. Cette attaque est motivée par leur position dominante sur le marché publicitaire du Net, Google et Facebook avec leurs filiales trustant à eux seuls 75% du marché américain. D’autre part, par un appel à la régulation des contenus informatifs afin d’affaiblir le capitalisme des émotions et des algorithmes qui nuit à l’espace délibératif. Dans la foulée, les autorités américaines se sont emparées de l’enjeu de la protection de la vie personnelle et de l’utilisation des données – on retrouve là le raisonnement défendu par Philip M. Napoli. Dès 2014 l’informaticien militant Jaron Lanier dans son livre Who Owns the Future? préconisait d’indemniser les internautes qui participent, par les traces qu’ils laissent sur le Net, à produire de la richesse – les modalités de cette redistribution pourraient passer par une économie de micro paiements.
Ce surgissement de l’État, sorte de retour de bâton de l’esprit de la côte Est contre la côte Ouest, date de la révélation du scandale de Cambridge Analytica. Les victoires électorales du populisme en 2016 ont fixé le point de départ d’une panique morale concernant les fake news et la capacité de manipulation des votes par l’action conjuguée des hackers et des fausses informations. Les milieux intellectuels et les journalistes, parfois les mêmes qui avaient vu dans le Net l’outil d’émancipation de l’individu (et des peuples), se sont mis en surchauffe, quand des urnes ont « failli », donnant un résultat politique radicalement contraire aux anticipations du citoyen occidental rationnel et sensé (s’il existe), et des sondeurs. Point crucial : des technologues de la Silicon Valley ont emboité le pas sur ces accusations, notamment Roger McNamee[2], ex conseiller de Mark Zuckerberg et investisseur de Facebook ou David Kirkpatrick, le journaliste auteur de la (première) histoire de Facebook. De là émane une intense mobilisation des politiques contre les techies (voir mon article du 19 février 2018, Facebook : comment réguler une société en miroir).
En juillet 2019, la Federal Trade Commission a infligé à Facebook une amende de 5 milliards de dollars pour avoir trompé ses usagers quant à l’utilisation de leurs données personnelles –en avril 2014, MarK Zuckerberg s’était engagé à ce que les data « des amis » ne soient pas recueillies, ce qui manifestement ne fut pas le cas. La FTC lui demande en supplément de créer en interne un comité indépendant sur la protection de la vie privée. Cette sanction a été votée par 3 membres sur 5 de l’autorité de régulation. Rebecca Kelly Slaughter, commissaire de la FTC, a refusé de voter cette amende jugée non dissuasive pour une entreprise qui est passée d’un chiffre d’affaires annuel de 5 milliards de dollars en 2012 à 55 milliards en 2018. Dans sa déclaration de motivation, elle dit avoir plaidé en faveur de l’engagement d’une procédure judiciaire contre Mark Zuckerberg lui-même, car en violant la vie privée « il a porté préjudice à la démocratie ». Enfin, elle argumente qu’en s’appropriant indument des données (de 250 000 usagers de Facebook plus 50 millions de leurs amis) et en les partageant avec Cambridge Analytica il a amplifié la diffusion de fausses nouvelles et ainsi aurait pu influencer le vote de 2016.
Les politiques américains regardent avec intérêt l’offensive des autorités européennes contre les GAFA. La direction de la Concurrence de la Commission européenne a infligé trois amendes importantes à Google entre 2016 et 2018 sur le motif d’abus de position dominante et ce pour un montant de plus de 8 milliards d’euros. En 2018, la Commission européenne a établi un règlement sur la protection des données personnelles (RGDP) ; plusieurs lois nationales sont venues prévenir les discours de haine sur Internet (loi NetzDG en Allemagne et loi Avia en France). La France a adopté en 2018 une loi sur les fake news (surveillance pendant les périodes électorales) et en 2019 a traduit en droit interne la directive européenne sur les droits voisins donnant à la presse le droit de négocier avec les plateformes une rémunération pour l’utilisation d’extraits d’articles et de vidéos.
La candidate à la candidature démocrate, Elizabeth Warren, a annoncé souhaiter reprendre la lutte contre la constitution de monopoles qui avait été quelque peu délaissée. Elle propose une voie pour démanteler les GAFA : adopter une loi qui désigne comme platform utilities celles qui réalisent plus de 25 milliards de dollars de chiffres d’affaires ; celles-ci auraient interdiction d’y développer leurs propres activités marchandes, réhabilitant la séparation diffuseur/producteur, classique des dispositions régissant les médias. Plusieurs institutions américaines (le département de la Justice et une cinquantaine de procureurs d’Etats américains) ont lancé des enquêtes contre Google et Facebook pour abus de position dominante.
Bonne chance aux régulateurs!
Face à la menace que représentent pour les Big Tech le désenchantement de l’opinion publique, l’exemple des dispositifs européens et l’offensive de certains démocrates et des associations de consommateurs, les influenceurs de la Silicon Valley exhortent ce milieu économique à prendre lui-même des mesures en faveur des droits du citoyen avant que des lois de régulation lui soient imposées de l’extérieur. L’autorégulation ! C’est toujours la préférence brandie par les entreprises de médias, tant la presse, la télévision, la radio que maintenant les industries du logiciel. Mark Zuckerberg alterne les contritions face aux parlementaires en leur demandant d’intervenir et en même temps en appelle à la résistance de la Tech face à leur intrusion.
Beaucoup d’obstacles s’accumulent devant la (bonne) volonté régulatrice des politiques. Le chantage à la guerre commerciale contre les géants de la Chine en est un. La grande difficulté sémantique à réguler les contenus des réseaux sociaux qui charrient sans distinction des informations issues des grands médias, des opinions, des conversations, des interjections, bref tout et n’importe quoi, en est une autre. L’enjeu technique à dépecer des entreprises dont la force de services repose sur l’interopérabilité et les stockages de données à vaste échelle, ajoute son grain. Pourtant, en matière de régulation des médias, c’est le consommateur, ou le spectateur, et son acceptabilité, qui tranchent ; la question des data devient alors centrale. Quelle est l’acceptabilité du public à cette ingérence dans les données personnelles ? Combien de temps acceptera-t-il que des quasi-monopoles planétaires accumulent des richesses vertigineuses avec l’or des data ? Si la guerre entre la Silicon Valley et les politiques est bien déclarée, son issue est à l’évidence incertaine.
[1] Social Media and the Public Interest: Media Regulation in the Disinformation Age, Colombia University Press, 2019.
[2] Roger McNamee, « How to fix Facebook, before it fixes us », Washington Monthly, janvier février mars 2018. Depuis, Roger Mcnamee a publié un livre, en français Facebook. La Catastrophe annoncée, éd. Quant, 2019.
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