Jeunesse et Gilets jaunes edit
La quasi absence des vingtenaires, en particulier des étudiants, dans le mouvement des Gilets jaunes, ne manque pas de frapper. Certes, ils lui manifestent leur sympathie[1]. Mais ils étaient peu nombreux sur les ronds-points et dans l’effervescence des sites Gilets jaunes, la France en colère ou la France énervée on repère surtout des catégories plus âgées, actives ou retraitées[2]. Le livre d’Anne Muxel, Politiquement jeune (L’Aube, 2018), qui brosse un portrait minutieux de la nouvelle génération, permet d’engager une réflexion sur cette désertion.
Les jeunes auraient pu être d’ardents supporters des Gilets jaunes
Sur le plan politique, les jeunes ont défriché le chemin sur lequel avancent allègrement les militants des ronds-points : celui de l’apolitisme. Leur vision, en effet, combine scepticisme envers la capacité de changement par le politique, méfiance et parfois franche hostilité envers les élus et, plus généralement, désengagement envers la participation aux élections, celle-ci étant perçue d’abord comme un choix personnel et non comme un devoir citoyen.
Les nouvelles générations affirment être « ni de droite, ni de gauche » nettement plus souvent que le reste de la population, elles s’abstiennent de voter plus que la moyenne (environ 10 points d’abstention d’écart) et, lorsqu’elles s’expriment dans un suffrage, au cours de la période récente, elles privilégient les partis extrêmes : 28% des 18-24 ans ont voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle et 23% pour Marine Le Pen. Par ailleurs on observe chez eux un déficit de confiance envers les institutions démocratiques si l’on considère leur forte adhésion aux opinions populistes (travaux de Roberto Foa et Yascha Mounk). Mais, rappelle la sociologue : « la baisse constante d’adhésion à la démocratie ne concerne pas que les jeunes défavorisés ou moins éduqués, elle est aussi visible au sein des jeunes élites ». En effet dans le capitalisme globalisé, ces dernières inclinent à accorder plus de crédit aux experts qu’aux responsables politiques pour guider la marche du monde. Si l’on ajoute l’appétence des jeunes pour la communication par les réseaux sociaux, d’une part, et leur propension à faire de la politique autrement, dans l’engagement associatif et dans des débats au sein du numérique, d’autre part, il aurait été logique que les vingtenaires fournissent une force vive à ce mouvement atypique né sur Internet.
Mais non. La rencontre ne s’est pas opérée. Pourquoi ? Les jeunes ne sont pas dans la même temporalité de vie que les adultes qui occupent les ronds-points. D’abord, la plupart d’entre eux ne travaillent pas encore (30% seulement des 15-24 ans sont en emploi en France) et ils n’ont pas de charges de famille. Ainsi ils n’ont pas encore été confrontés aux tracasseries administratives, aux charges d’impôts et aux frustrations diverses à l’égard de l’État qui constituent la sève de cette protestation. Ensuite, ils n’ont pas eu envie de défendre un monde dont ils espèrent pouvoir s’échapper.
Fatalisme, pragmatisme et carpe diem: demain c’est loin
Anne Muxel décrit une jeunesse qui, confrontée à la venue du « monde nouveau » (globalisation, transformations du travail, numérisation), cherche sa place. Globalement, les membres de cette génération sont abondamment informés, ont une bonne intelligence du monde présent et ont intériorisé les paramètres de la « crise ». Avec une dose de fatalisme et un pragmatisme certain ils essaient donc plutôt de s’adapter. Si leur projection vers l’avenir est évaluée à l’aune de leur position de départ – où joue l’appartenance à un milieu plus ou moins favorisé, et où la réussite scolaire est un atout décisif –, de façon globale, et malgré ces différenciations, cette jeunesse a le sentiment de maîtriser son destin. Si elle n’échappe pas au pessimisme ambiant sur l’avenir du pays, si elle succombe souvent au leitmotiv selon lequel c’était mieux pour les générations d’avant, elle pense avoir quelques cartes en main, la principale étant sa confiance en elle-même : une appréciation qui relève spontanément de la vitalité dont on est investi à 20 ans, mais qui surtout puise sa force dans le contexte éducationnel. Culture de l’autonomie et valorisation de la débrouillardise, ces jeunes ont grandi accompagnés du principe : « Pour réussir sa vie, on ne peut compter que sur soi-même ». Ce pragmatisme est couronné par l’idée d’un éventuel départ du pays, 70% d’entre eux en émettent la possibilité : les tout jeunes, 18-19 ans sont encore plus disposés au départ (80%) que les plus âgés, et les étudiants plus encore que les actifs. Plutôt que de se révolter ou de batailler dans la lutte des générations, c’est le projet de « faire sa valise » qui prévaut.
Cette confiance en soi est d’autant plus nécessaire, que, dans l’ensemble, ces jeunes n’attendent pas grand’ chose des institutions ou de la classe politique, nous l’avons vu. Même le système scolaire suscite une méfiance : 87% des jeunes considèrent qu’ils n’est pas efficace pour entrer dans le marché de l’emploi, et une proportion non négligeable d’entre eux dit avoir souffert et s’être sentis seuls durant leur cursus. Le travail demeure à leurs yeux une valeur, et d’ailleurs, parmi les jeunes actifs, la plupart éprouvent le sentiment de se réaliser dans leur activité, et les autres espèrent trouver un travail épanouissant. Parmi ceux qui occupent un emploi, pourtant, beaucoup ne se sentent pas reconnus et estiment qu’on ne leur donnera pas rapidement de responsabilités. Au bout du compte, travailler prend une valeur toute relative : près d’un jeune sur deux affirme pouvoir être heureux sans avoir un emploi. La société et ses formes d’organisation semblent donc avoir disparu à l’horizon comme garant et comme pilier d’une vie réussie, et en retour, les jeunes cultivent les liens avec leurs proches, notamment la famille, les amis et des groupes affinitaires. Ainsi, leur projection vers l’avenir se nourrit de l’espoir ou de la certitude de pouvoir construire un mur de solidarité et d’affection autour d’eux. Avec les 18-30 ans, on atteint le stade ultime de la défiance envers la collectivité, et du triomphe de la société des subjectivités et du bonheur privé.
Au final, dans un monde incertain, où l’on ne peut compter que sur soi et ses proches, c’est le carpe diem qui prévaut. Pour la plupart des jeunes demain c’est loin et pour certains, c’est même la minute d’après. Ainsi les deux tiers d’entre eux évoquent la possibilité de vivre heureux au jour le jour même sans travail et sans famille. Parallèlement, la société de consommation ne les fait pas tant fantasmer : les deux tiers (65%) disent pouvoir se passer de voiture, les trois-quarts (73%) se passer d’alcool, presque tous (90%) se passer de drogue, les trois-quarts de télévision, et 60% d’un téléphone portable. Même si ces réponses sont à l’évidence théoriques, ces jeunes expriment un certain relativisme par rapport aux normes établies et au standard consumériste qui s’est imposé depuis les Trente Glorieuses.
Le mouvement des Gilets jaunes, dans lequel seule une partie de la population est engagée concrètement – familles modestes, résidents des zones rurales et des petites villes et donc fortement dépendants de la voiture[3] –, incarne le regret, le déchirement par rapport à un monde qui s’efface et se défait. L’idéal pavillonnaire et le mode de vie consumériste (la déco Ikéa et les loisirs des clubs de vacances) soit sont de plus en plus difficiles à soutenir financièrement, soit ne font plus trop rêver.
Une part des personnes de vingt ans aujourd’hui font des études de haut niveau (25/30% d’entre eux) et se projettent dans la mythologie de la start up nation : vivre dans une grande agglomération, jouir des opportunités culturelles et de la sécurité qui y sont offertes et, simultanément avoir la possibilité d’une mobilité planétaire. Les autres, entre précarité et marginalité, galèrent plus ou moins et adoptent, avec un zeste de fatalisme, la démarche du « au jour le jour ». Dans un cas comme dans l’autre, les échos du mouvement des Gilets jaunes – revendications sur le pouvoir d’achat et sur la voiture, frustrations face au fonctionnement de l’Etat numérisé – ne résonnent que faiblement aux oreilles des jeunes. Mentalement, à cet âge de la vie, et en nourrissant une vision générationnelle bien particulière, ils sont loin des ronds-points.
[1] Sondage Elabe du 19 décembre, Baromètre Yougov janvier 2019, sondage Elabe 12-13 février.
[2] Etude de cinq chercheurs de Sciences Po Grenoble (laboratoire Pacte-CNRS) : 1455 réponses de « Gilets jaunes » présents sur les réseaux sociaux, et déclarant participer ou soutenir le mouvement (74% d’entre eux déclarent avoir pris part à au moins une manifestation ou blocage). L’échantillon est diversifié en termes d’âge (avec une dominante de 38% des 35-49 ans et de 29% des 50-64 ans), de situation familiale (45% de couples avec enfant[s], 25% de célibataires, 18% de couples sans enfant et 12% de familles monoparentales). S’agissant du niveau de diplôme, les bac + 2 et plus, les personnes niveau bac et celles au niveau d’études inférieur au bac se répartissent en trois tiers.
[3] Etude de Jérôme Fourquet, Les Gilets jaunes : révélateur fluorescent des fractures françaises, Fondation Jean-Jaurès, novembre 2018. Voir aussi de Jérôme Fourquet : Gilets jaunes radiographie sociologique et culturelle d’un mouvement, autre tranche d’étude à paraître de la Fondation Jean Jaurès, présentée dans le Figaro du 23 janvier 2019.
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