Egypte: que se passe-t-il vraiment ? edit
Ce qui se passe en Egypte n’est sans doute pas très clair, mais la plupart des commentaires que l’on pouvait lire dans la presse francophone ne contribuent pas à le clarifier. L’annulation de l’élection de l’Assemblée du Peuple, par la Haute cour constitutionnelle, ne peut en aucun cas être décrite comme « un coup d’Etat institutionnel ». Cette juridiction, exemple d’indépendance sous la présidence de Moubarak, avait déjà, par la passé, annulé une élection législative, et ce toujours à propos du problème épineux des candidats indépendants. Par ailleurs, il était de notoriété publique que la loi électorale n’était pas bien rédigée. Techniquement, le coup d’Etat eût résulté du refus des militaires de donner suite à la décision de la Haute cour constitutionnelle qui s’impose aux pouvoirs publics. Cela dit, elle a constitué une aubaine pour eux. Pourquoi ?
Pour le dire très rapidement, l’équilibre politique qui s’est constitué, après le coup d’Etat des militaires à l’encontre de Moubarak, reposait sur une entente entre l’Armée et les Frères musulmans. C’est cette entente qui a produit la première et « petite » révision constitutionnelle ainsi que le calendrier de retour à l’ordre : les législatives, d’abord, la réforme constitutionnelle, ensuite, et, enfin, l’élection présidentielle. Cette entente était fondée sur des intérêts et des antipathies communes. L’Armée avait besoin du soutien des Frères musulmans pour isoler les « révolutionnaires » et les Frères musulmans avaient besoin de la bienveillance de l’Armée pour saisir l’opportunité d’accession au pouvoir, qui venait presque providentiellement de s’ouvrir. Pour le reste, ni les Frères musulmans ni les militaires n’avaient beaucoup de sympathie vis-à-vis des libéraux qui avaient porté le mouvement de la place Tahrir. Leur entente impliquait, toutefois, certains renoncements de part et d’autre. Les Frères musulmans avaient renoncé à briguer la présidence de la République. Les militaires étaient prêts à accepter qu’ils gagnent les élections législatives. Ils essayaient simplement de négocier avec eux des clauses préservant l’autonomie relative de l’Armée et un droit d’intervention au nom des intérêts fondamentaux du pays. Bref, ils rêvaient au statut dont bénéficia longtemps l’armée turque. Cependant, le très bon résultat des Frères musulmans aux législatives ainsi que l’inquiétude que provoqua, chez eux, le score imprévisible des Salafistes les poussa à se raidir, dans leurs négociations avec l’Armée, puis à revenir sur leur engagement de ne pas présenter de candidat à l’élection présidentielle. Le même raidissement se manifesta en ce qui concerne la composition de la commission chargée de réviser la Constitution, qui devait être déterminée par l’Assemblée du Peuple. Les Frères musulmans et les Salafistes ne respectèrent pas le principe de pluralisme qui voulait que la commissions fut d’abord représentative de la diversité de la société égyptienne plutôt que de la majorité parlementaire. Il en résulta l’annulation de la composition de celle-ci par une haute juridiction administrative. L’élection présidentielle, à son tour, amena un raidissement supplémentaire, les Frères musulmans présentant leur candidat, Mohammed Morsi, comme le continuateur d’une révolution qu’ils avaient pourtant contribué à repousser. Le dernier Premier ministre de Moubarak, Ahmed Chafik, fut, quant à lui, présenté comme un ennemi de cette même révolution.
A priori, les militaires semblaient en mauvaise posture : si Mohammed Morsi gagnait, ils se retrouvaient contraints à une passation des pouvoirs sans avoir pu obtenir d’engagements des vainqueurs en faveur d’un statut protégeant l’Armée. C’est alors qu’intervint la décision de la Haute cour constitutionnelle. Cette décision permettait de rebattre les cartes. C’est ce qui vient de se passer. L’Armée peut, à nouveau, peser sur la suite du processus. Elle vient, par une nouvelle « déclaration constitutionnelle », de s’octroyer le pouvoir législatif jusqu’à la prochaine élection parlementaire qui ne pourra avoir lieu qu’après qu’une Constitution ait été rédigée par une commission nommée par elle. L’argument d’une plus juste représentation de la diversité égyptienne, qu’elle avance en appui de cette dernière prérogative, peut convaincre ou, tout au moins, neutraliser ceux qui craignaient les tendances hégémoniques des Frères musulmans. Il s’agit des modérés de tout genres, des libéraux et des Coptes. Ceci ouvre aux militaires la possibilité de trouver des appuis qui contrebalancent ceux que les Frères musulmans vont tenter de rameuter autour d’eux en se prévalent de la « sauvegarde de la révolution ». Ces derniers devraient, toutefois, prêter attention au fait que les coups sévères limitant leurs prétentions leurs ont été portés par des juridictions : le Conseil d’Etat, en ce qui concerne la composition de la commission constitutionnelle, et la Haute cour constitutionnelle, en ce qui concerne le Parlement. Les magistrats, qui en sont membres, ne sont pas nécessairement des nostalgiques de la période Moubarak ou inféodés aux militaires. Comme la plupart des magistrats égyptiens, ils ont, au contraire, le sentiment de protéger les intérêts suprêmes du pays en défendant son ordre juridique. Leur intervention, dans la partie serrée qui se joue entre les Frères musulmans et l’Armée, ne doit donc pas être sous-estimée et encore moins réduite à un simple artifice. Elle constitue, on vient de le voir, une ressource pour les acteurs, et une ressource a priori légitime dans une société particulièrement procédurière, y compris dans le domaine politique. A trop méconnaître que la majorité des voix ne crée pas à elle seule le droit, les Frères musulmans risquent de ne pas s’installer de sitôt au pouvoir. Rêvant de rajouter la présidence de la République au Parlement, ils ont perdu le Parlement et ne vont probablement accéder qu’à une présidence transformée en coquille vide, si la victoire de leur candidat se confirme.
Sans doute, les Frères musulmans ont-ils confondu un peu rapidement, dans l’ivresse du succès qui a suivi les législatives, la majorité avec l’hégémonie. Etre les plus nombreux, n’est pourtant pas être les seuls. C’est d’autant plus vrai que la plus grande partie de l’appareil d’Etat est demeurée intouchée. L’emprisonnement de l’ancien chef de l’Etat, la dissolution du parti qu’il dirigea et la libéralisation des élections constituent, somme toute, les seuls changements institutionnels majeurs qu’a connue la sphère politique. Certes, la libéralisation des élections n’est pas un mince gain – c’est même un gain essentiel – , mais elle comporte des contreparties, et notamment la réversibilité et la pluralité des choix des électeurs. L’arrivée en deuxième position du premier tour de la présidentielle, du dernier Premier ministre de Moubarak a ainsi montré que la période passée était loin d’être unanimement rejetée. Quant à la gauche, elle a fait un score bien supérieur à celui qu’elle avait obtenu aux législative, sont candidat, Hamdeen Sabahi, étant arrivé en troisième position. Il serait donc sage que les Frères musulmans cessent de se considérer comme la solution pour l’Egypte et qu’ils en viennent plutôt à se considérer comme une part, sans doute importante, mais une part seulement, de celle-ci.
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