À Minsk, rien de nouveau? edit
Le président biélorusse, Alexandre Loukachenko, vient de faire un retour fracassant sur la scène européenne : accusant ses voisins occidentaux (Pologne, Lituanie, Ukraine) de préparer des attentats terroristes et des attaques militaires contre son propre territoire, il a annoncé dans la foulée la création d’un « groupe militaire régional commun » avec la Russie. Une éventuelle entrée en guerre de la Biélorussie peut-elle changer la donne stratégique en Ukraine ? Sur le papier, l’ancienne République Socialiste Soviétique ne pèse pas très lourd, avec 9,5 millions d’habitants, un PIB nominal annuel de 59 milliards de dollars et une armée de 100 000 hommes mal équipée, qui ne bouleversera pas le rapport de force russo-ukrainien. Mais cette annonce est à prendre au sérieux car elle accentue la polarisation de tout l’espace baltique. Un nouveau défi pour l’Union européenne dont le centre de gravité devient de plus en plus oriental et baltique.
La Biélorussie, de médiateur à belligérant?
Depuis le début de « l’opération militaire spéciale » le 24 février, la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko avait adopté une posture ambivalente, familière à ses observateurs : d’une part, elle n’avait pas objecté à ce que des troupes russes stationnées sur son sol participent à la campagne de février pour prendre la capitale ukrainienne, Kiev, distante de moins de 100 km de la frontière biélorusse), et, d’autre part, elle veillait à ne pas apparaître comme partie au conflit. Malgré le projet d’Union entre Russie et Biélorussie, malgré les accords militaires et malgré le rapprochement entre les présidents russe et biélorusse depuis les élections truquées et la répression de l’été 2022, la Biélorussie s’était officiellement abstenue d’entrer en guerre contre l’Ukraine, appelant à une résolution pacifique du conflit. Après tout, le pays ne s’était-il pas posé en médiateur, en 2014, pour sceller les « accords de Minsk » entre le gouvernement de Kiev, les séparatistes et la Russie, après l’annexion de la Crimée et la sécession de province du Donbass ?
Les déclarations du 10 octobre dernier changent-elles la donne en Biélorussie, en Ukraine et dans toute la région ? L’enjeu est de taille pour Moscou, qui peut espérer compenser son manque de soldats et son isolement diplomatique à l’ouest. Il est encore plus important dans une région où les neutralités finlandaise et suédoise viennent de s’évanouir avec l’adhésion des deux grands neutres à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.
Messages de Minsk
Le 10 octobre dernier, alors que l’Ukraine était bombardée par les forces armées russes et que le Prix Nobel de la Paix venait d’être attribué à Ales Bialiatski, un défenseur des droits de l’homme en Biélorussie, Alexandre Loukachenko, est brusquement réapparu sur la scène internationale. Lors d’une réunion filmée sur la chaîne Telegram Pul Pervovo, il a enchaîné les déclarations fracassantes : selon lui, la Pologne, l’Ukraine et la Lituanie abriteraient des groupes préparant des actions terroristes sur le territoire de la Biélorussie[1] ; en outre, l’Ukraine et la Pologne réaliserait des opérations militaires aux frontières biélorusses ; et 15 000 soldats ukrainiens provoqueraient régulièrement les troupes biélorusses aux confins des deux pays ; et le président biélorusse « dernier dictateur d’Europe » de conclure qu’il s’était accordé avec Vladimir Poutine sur le « déploiement d’un groupe militaire régional commun[2] », sans préciser le format et le calendrier de cette initiative.
Cette prise de position a été perçue à l’Ouest comme l’annonce d’une entrée en guerre formelle de la Biélorussie de Loukachenko contre l’Ukraine et de sa participation officielle à ce que le pouvoir russe continue à appeler « l’opération militaire » de la Russie en Ukraine. Ainsi, le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a-t-il appelé la Biélorussie à ne pas devenir un « participant au conflit ».
Toutefois, une véritable entrée en guerre de la Biélorussie ne semble pas imminente et surtout elle ne serait pas un game changer. Il faut mesurer d’abord les risques politiques domestiques, pour un régime fragile. L’opinion publique, même muselée, n’est pas favorable à un effort de guerre aux côtés de la Russie. Loukachenko, ce spécialiste de la survie politique, prendrait-il le risque de suivre la trajectoire de la présidence Poutine, aujourd’hui critiquée au sein même des cercles du pouvoir à Moscou ? Entre les déclarations et un véritable engagement, il y a un pas, qui n’est pas encore franchi. Jusqu’à présent, on observe plutôt des livraisons de matériel vers la Russie que l’inverse. Enfin, au plan stratégique cette hypothétique entrée en guerre n’aurait qu’un effet marginal et ne pourrait pas juguler les revers de Moscou.
Néanmoins la réaction de Loukachenko est symptomatique. D’une part, elle marque une nouvelle accélération dans le rapprochement entre Russie et Biélorussie, après les élections présidentielles truquées de 2020 à Minsk qui avaient vu la Russie voler au secours de Loukachenko, accentuant une distribution des rôles où le dictateur biélorusse est de plus en plus en situation de client face à un patron.
D’autre part, elle souligne la perception du conflit dans les États traditionnellement pro-russes.
Et enfin elle permet de comprendre que les risques sécuritaires pèsent sur toute la région baltique, au-delà de l’affrontement entre Russie et Ukraine.
Les messages du dictateur biélorusse peuvent paraître aussi menaçants que vagues mais ils donnent la tonalité pour plusieurs années dans la région.
Le dernier allié européen de la Russie?
Le président biélorusse a sciemment laissé planer l’incertitude sur l’ampleur, la nature et le calendrier de formation du « groupe militaire régional commun » avec la Russie. Mais il s’agit d’un signe destiné à marquer son soutien à Moscou après un mois de contre-offensive réussie pour les forces armées ukrainiennes et au moment où le pont de Crimée a subi une destruction partielle hautement symbolique. Une hypothétique participation des forces biélorusses au conflit - sous prétexte de prévenir une attaque ukrainienne par exemple – pourrait répondre à plusieurs besoins de la campagne russe en Ukraine. Assurément, la Russie manque de soldats déjà sous les drapeaux et positionnés à proximité de la zone de conflit : les 100 000 militaires que compte officiellement l’armée biélorusse seraient un appoint substantiel. En outre, la campagne russe cherche à sortir des théâtres d’opération dans le Donbass et le sud du pays. Ouvrir un front à partir du territoire biélorusse contraindrait l’Ukraine à diluer ses ressources et peut-être à stopper sa reconquête. Si le risque est important pour l’Ukraine, toutefois, les forces armées biélorusses ne doivent pas être surestimées : elles n’ont mené aucun conflit armé international, elles sont sous-équipées en raison de la pauvreté de l’Etat biélorusse et elles sont essentiellement destinées à réprimer l’opposition intérieure. Ultime frein : la motivation des soldats biélorusses pour mener une offensive en Ukraine est évanescente.
Toutefois, la déclaration relative à ce « groupe militaire régional commun » marque une rupture évidente avec la ligne officiellement indépendante de la politique étrangère biélorusse. Le pays n’avait par exemple pas reconnu l’annexion de la Crimée par la Russie et n’a récemment pas non plus reconnu les résultats des référendums organisés dans quatre provinces ukrainiennes par la Fédération de Russie. Pour Minsk, il s’agit aujourd’hui de manifester une solidarité avec Moscou qui fait de la Biélorussie le seul Etat sur le territoire européen officiellement allié à la Russie dans un contexte où la création de la Communauté Politique européenne (CPE) manifeste l’isolement de Moscou à l’Ouest. La perspective de la réalisation de l’Union entre Russie et Biélorussie gagne en crédibilité : ce projet fédéral, lancé en 1997 et maintes fois ajourné, prendra définitivement corps si la Russie parvient à faire de la Biélorussie un cobelligérant. Cela mettrait fin à une séquence de trente ans qui a vu la Biélorussie tenter d’exister indépendamment de la Russie.
On a trop souvent tendance à considérer la Biélorussie comme une simple annexe de la Russie poutinienne. C’est une erreur de perspective : depuis la fin de l’URSS et son arrivée au pouvoir en 1994, Alexandre Loukachenko a veillé à conserver une autonomie politique, économique et stratégique. Il s’est tenu à l’écart de la « libéralisation » des années 1990 comme de la restauration poutinienne de la verticale du pouvoir après 1999. S’essayant à des rapprochements partiels avec l’Europe, il a tenté de faire de son pays une passerelle entre Russie et Occident. Certains épisodes comme la « guerre du lait » en 2006 ont vu des tensions entre les deux pays. Mais, presque inexorablement, la Russie a resserré peu à peu son emprise : en 2006, en raison d’arriérés de paiement sur le gaz russe, le pays a cédé 50% de Beltransgaz (la compagnie chargée de l’acheminement du gaz vers l’Europe) ; la diversification des débouchés de la Biélorussie n’a jamais eu lieu : près de 50 % des échanges commerciaux du pays se font avec le cousin russe... ; enfin, en 2020, seul le soutien du Kremlin a permis au président biélorusse de se maintenir au pouvoir. Désormais, la politique extérieure de la Biélorussie tend à devenir un tête-à-tête exclusif avec la Russie.
Après ces déclarations, la Russie ne compte pas sur la Biélorussie comme sur un allié fidèle et encore moins décisif dans sa campagne contre l’Ukraine et son affrontement avec l’OTAN. Mais il est un des derniers alliés issus de l’époque soviétique à ne pas se rapprocher de l’Alliance atlantique.
Un défi baltique et européen
Les déclarations du président biélorusse s’adressaient à Moscou mais surtout à Varsovie, Kiev et Vilnius. De la sorte, elles débordaient le strict cadre de l’invasion russe en Ukraine. Car la Biélorussie est un risque et pour l’Ukraine et pour l’Union européenne.
En effet, depuis de nombreuses années, ces Etats limitrophes, membres de l’Union européenne et de l’OTAN pour la Pologne et pour la Lituanie, constituent des refuges pour les opposants politiques au régime Loukachenko. C’est depuis ces Etats que s’organisent les mouvements de protestations internes et externes. Ce sont ces Etats qui fournissent aux mouvements d’opposition un soutien politique, matériel et médiatique, essentiel pour éviter l’oubli que cherche à instiller le pouvoir de Minsk. De plus, la stagnation économique biélorusse contraste trop violemment avec les succès de l’économie polonaise voisine pour que cela ne constitue pas un sujet de préoccupation à Minsk.
Depuis août 2020, les élections présidentielles truquées, les vastes manifestations contre leurs résultats et la vague de répression massive, les opposants biélorusses sont non seulement soutenus par ces Etats mais également par l’Union européenne. Celle-ci a en effet adopté cinq séries de sanctions nominatives et sectorielles contre la Biélorussie. Elle a en outre frappé cette année les cercles de décisions et les banques biélorusses de sanctions comparables à celles infligées à la Russie en raison de son implication dans le conflit. Le soutien apporté par le Parlement européen à certains opposant biélorusses comme Roman Protassevitch (arrêté en 2021 via le détournement d’un avion) et Svetlana Tikhanovskaïa souligne l’engagement de l’Union européenne sur le sujet biélorusse.
Ce que Pologne, Lituanie et Union européenne doivent aujourd’hui redouter de la Biélorussie, c’est moins l’action de ses soldats que sa solidarité croissante avec la Russie et sa détermination à déstabiliser l’espace baltique. La crise des migrants soigneusement organisée par le pouvoir biélorusse aux frontières de l’Union européenne en 2021 donne la tonalité : même si la Biélorussie souhaite conserver les apparences de l’indépendance à l’égard de Moscou, elle n’hésitera pas à recourir à des procédés hybrides pour durablement faire peser un risque géopolitique sur toute la région.
Les déclarations aussi brutales que confuses du président biélorusse n’annoncent pas un phénomène de dominos qui multiplierait le nombre des belligérants en Ukraine. Quand bien même elle s’engagerait, l’armée biélorusse n’est ni en capacité ni désireuse de s’embourber à son tour, sous commandement russe direct, dans ce conflit où la victoire est de plus en plus incertaine. En revanche ces « messages de Minsk » soulignent des défis de l’espace baltique et la tonalité des relations avec l’Union européenne. Désormais zone de tension directe entre OTAN et Russie avec la fin des neutralités finlandaise et suédoise, l’espace baltique devient un front avancé de la sécurité européenne : contre la remilitarisation de cet espace et contre les déstabilisations biélorusses, les Etats riverains doivent se préparer. En outre, à moyen terme, le centre de gravité stratégique de l’Union se déplace de plus en plus vers l’Est.
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[1]. https://www.gazeta.ru/politics/news/2022/10/12/18777853.shtml
[2]. https://www.gazeta.ru/politics/2022/10/10/15601483.shtml