Covid-19: l’Europe, un coupable idéal edit
Avec la crise du coronavirus, les « suspects habituels » sont convoqués, au premier rang desquels figure l’Europe de Bruxelles. À nouveau un triple procès, en inhumanité, en inefficacité, en formalisme est fait à l’Union européenne, et on saute rapidement à la conclusion : cette Europe qui suscite une désaffection grandissante des populations[1] est guettée par la disparition programmée de l’euro et de l’espace de Schengen. Pourtant la demande d’une Europe de coordination, de solidarité et de réponse commune face au défi sanitaire se fait jour, souvent chez les plus critiques. Et, le moment de sidération passé, la machine se met en route, la BCE avec un plan de 1000 milliards d’euros, la Commission avec la mobilisation de moyens budgétaires existants et le relâchement des critères du Pacte de stabilité. On assiste même à une floraison de projets avec une nouvelle version des eurobonds, le coronabond. Revenons sur cette séquence et sur ce qu’elle nous enseigne.
Temps de la crise, temps de la critique
La juxtaposition d’images montrant un avion chinois les soutes remplies de produits sanitaires destinés aux hôpitaux italiens en détresse avec les Autrichiens qui ferment leur frontières avec l’Italie, les Allemands et les Français qui interdisent l’exportation vers l’Italie de respirateurs et autres matériels médicaux d’urgence, aura été dévastatrice. Une fois de plus l’absence de réaction de solidarité face à l’urgence a été aggravée par le spectacle des égoïsmes nationaux triomphants voire l’inhumanité face aux besoins italiens les plus criants. Pire, si l’on ose dire, la parole bruxelloise n’a porté que sur un éventuel relâchement des normes budgétaires et des règlements sur les aides publiques. En somme… la sacralisation des procédures des normes et des règlements en guise de réponse au drame italien alors même que les décisions prises par les voisins de l’Italie violaient les règles du marché unique et de l’espace Schengen.
Vu de Francfort la crise ne méritait guère des réactions précipitées façon Fed. La première intervention de Mme Lagarde restera dans les annales comme le modèle de ce qu’il ne faut pas faire : des mesures appropriées et limitées, enveloppées dans un discours sur le mandat de la BCE qui lui interdirait d’intervenir sur les spreads de taux de la dette italienne.
Quant à Bruxelles l’irruption d’une crise aussi radicalement nouvelle suscitera des réponses conventionnelles : constitution d’un fonds d’intervention de portée limitée financé par redéploiement de crédits, réflexions lancées sur la souveraineté sanitaire, interrogations sur les outils financiers de la sortie de crise.
Au total, une Communauté peu réactive, lente, hésitante, divisée quant à la réponse à apporter avec une Europe à nouveau hérissée de barrières et de frontières, une Europe divisée sur l’essentiel avec même certains responsables allemands qui demandent à la BCE de ne rien faire ou pire de hausser les taux. Dès lors les éditorialistes vont s’en donner à cœur joie en incriminant une Europe qui ne pourra pas survivre à une deuxième crise de l’euro, à la fin de la libre circulation et à la mise en cause du marché unique.
Mais curieusement cette Europe dénigrée, menacée de disparition par insignifiance est en même une Europe attendue car elle pourrait mobiliser ses moyens sanitaires et de recherche, aider l’Italie à faire face à la pire pandémie du siècle, coordonner son action budgétaire pour négocier la sortie de crise et profiter de l’épreuve pour rebondir avec le nouvel agenda de la souveraineté.
Quelques semaines avant l’irruption du coronavirus, un nouvel épisode de la crise migratoire, ourdi par le président turc Erdogan, a pareillement illustré les « insignes » faiblesses de l’Europe et l’aspiration même chez les eurosceptiques endurcis à une prise en main par l’Europe de la solution à la crise.
On connaît la séquence mais on s’étonne qu’elle suscite là aussi tant de réactions convenues. Erdogan enferré en Syrie dans une aventure guerrière et perdant pied face à Poutine dans la région d’Idleb menace d’envoyer deux à trois millions de réfugiés syriens en Europe si l’UE et l’Otan ne lui viennent pas en aide au-delà de l’accord négocié et honoré d’un chèque de six milliards d’euros après la crise de 2015.
Les réfugiés organisés par Erdogan et conduits par ses soins à la frontière turco-grecque entreprennent leur marche vers l’Europe, déchaînant à nouveau les réactions sur l’inhumanité de l’Union, la violation de ses engagements légaux vis à vis des réfugiés et son égoïsme face à l’afflux subi par la Grèce. L’UE ne cédera pas, l’initiative Erdogan fera long feu, le flot de réfugiés sera stoppé et l’agenda sur le respect de la convention de Genève rouvert.
Une structure bien connue
Ces deux crises, comme avant elles celle de l’euro (2010) ou des migrants (2015), obéissent à une même structure. Aussi est-il utile d’en dégager les principaux traits.
Lorsque la crise survient on commence par critiquer l’action européenne avant de se rendre à l’évidence : l’UE n’a pas de compétence en matière sanitaire, elle ne peut lever l’impôt de manière discrétionnaire, elle ne contrôle pas les frontières extérieures, elle n’a pas non plus autorité sur les frontières intérieures dès lors qu’un État souverain décide de les fermer dans l’urgence ; bref on redécouvre à chaque crise que l’UE n’est pas équipée pour y faire face, et ce de par la volonté même des États.
S’agissant de la crise du coronavirus, l’UE n’a pas de compétence en matière de politiques de santé. Cet argument aurait dû suffire et ridiculiser ceux qui prêtent leur concours aux opérations de propagande russes, cubaines et chinoises. Un simple rappel des faits aurait conduit à rappeler que l’Italie avait aidé la Chine au début de la pandémie et que la Chine ne faisait que lui témoigner en retour le même soutien quelques semaines plus tard. Une solidarité entre États européens, fort peu médiatisée, s’est par ailleurs manifestée. Mais, même si au tout début de la crise en Italie du matériel a été envoyé par la France et l’Allemagne, en pleine phase aigue et face à une pénurie de respirateurs aussi grave en France qu’en Italie, il n’était guère possible que la France se prive de matériels vitaux au profit de l’Italie. Les concours spontanément apportés par les hôpitaux du Bade Wurtenberg ou de Bavière au profit de patients français et italiens auraient gagné à être mise en valeur au moins autant que la réquisition par les Tchèques de masques chinois destinés aux Italiens. Il y a ici une déformation de l’information fort classique – les trains qui arrivent en retard – accentuée par des opérations de propagande des Chinois et des Russes (Pékin et Moscou ayant ici chacun leur propre agenda de soft power).
Si l’UE n’a pas de compétences en matière sanitaire, l’UE a une institution quasi fédérale, la BCE, gérant la politique monétaire. Il ne faut donc pas s’étonner que face à l’urgence la BCE intervienne parallèlement aux gouvernements nationaux. Il en a été ainsi avec la crise du coronavirus. Pendant que les États membres, maîtres des politiques sociales et fiscales, prenaient des mesures sur le chômage partiel, sur la trésorerie des entreprises ou sur la garantie des crédits, la BCE, structure fédérale, injectait les liquidités nécessaires et sans trop l’avouer accompagnait financièrement l’action des États avec son big bazooka de 1000 milliards d’euros.
Débats sur la suite
Le moment de l’urgence passé et la crise s’installant, commencent alors les échanges à 27 pour esquisser des mesures d’accompagnement d’une crise qui peut s’avérer durable. Très classiquement toute mesure nouvelle bute sur les politiques programmées (Pacte de Stabilité, règles budgétaires, conditionnalité…) on retrouve alors les oppositions entre pays du Nord amenés par les Pays-Bas tenants de l’orthodoxie budgétaire et qui entendent limiter au maximum la prodigalité des pays du Sud, lesquels en appellent à une solidarité active sous la forme d’un grand emprunt européen (ici le coronabond) mis à la disposition de ceux qui en ont le plus besoin.
Le débat actuel entre (1) tenants de l’intervention exclusive de la BCE au besoin en mobilisant des lignes de crédit spécifiques, (2) tenants de l’intervention du MES et (3) partisans du coronabond, sans parler des partisans d’une monnaie hélicoptère est d’un parfait classicisme. Il est certes ridicule d’invoquer l’aléa moral dans le cas d’une pandémie quand il faut financer l’urgence sanitaire et prévenir l’effondrement de l’économie, ce que font pourtant les Néerlandais et leurs soutiens dans la nouvelle ligue hanséatique pour dénier toute aide à l’Italie. Il est de même politiquement inacceptable d’assortir un prêt du MES des clauses de conditionnalité habituelles, et l’Italie ne les acceptera jamais. Mais ces débats finiront comme d’habitude par un mix de mesures monétaires, un d’allègement des coûts de financement et une levée des contraintes budgétaires.
La crise s’approfondissant il faut prendre des mesures pour éviter le pire. Dans le cas de la crise actuelle la réflexion porte sur la monétisation des dettes publiques, sur une régionalisation accrue des chaînes de valeur, sur la souveraineté sanitaire. L’audace réformatrice bute sur la pusillanimité des décideurs mais les pistes restent ouvertes. On découvre aussi que ce qui nous lie ne peut être aisément défait, qu’il faut souvent à la faveur de la crise aller plus loin dans l’intégration, et qu’à défaut de construire ensemble il faut au moins éviter la destruction, ce qui suppose de franchir nombre de lignes jaunes qu’on s’était fixées.
Les solutions arrêtées étant nécessairement sous-optimales, les populistes dénoncent et les intégrationnistes se prennent à rêver, même si au cœur de la crise on a déplacé les lignes et même si l’Europe ne parvient pas à prévenir les crises suivantes par des réformes préventives.
Pour les populistes la messe est dite : une fois de plus l’Europe aura prouvé son inutilité. Et de célébrer le retour des frontières, de l’Etat national et de l’autosuffisance. Mais la découverte des limites et des impasses des gouvernements nationaux entache rapidement la crédibilité de ces critiques. Pour les fédéralistes, à l’inverse, toute crise est l’occasion d’une sortie par le haut, la preuve étant apportée dans la crise actuelle que les virus se moquent des frontières et qu’une collection de politiques nationales aboutit à des absurdités pour les travailleurs frontaliers et plus généralement les citoyens européens.
Le débat actuel sur les coronabonds illustre parfaitement cette situation. Pour Emmanuel Macron et les pays du Sud, il faut penser à l’après-crise quand il faudra reconstruire les économies avec des déficits et des dettes accumulées au niveau national qui rendront tout redressement problématique, d’où la demande d’une mutualisation de cet effort à travers un instrument budgétaire commun financé par une dette européenne.
Il n’y a nulle urgence à inventer un tel instrument d’autant que la BCE a fait son travail et que les outils mis en place permettent de traiter le choc actuel, puisque la BCE a levé les restrictions sur la détention de la dette d’un pays donné (l’Italie ou l’Espagne pour ne pas les mentionner) et, la leçon de la crise de l’euro ayant été apprise, viendra au secours de l’Italie si les spreads se tendent trop. On peut même estimer que les marchés financiers ne testeront pas la volonté de Frankfort avec la même ténacité qu’en 2010-2012. Le refus allemand et néerlandais actuel est d’un parfait classicisme : avec les pays du Nord ils se sont toujours opposés à une union de transferts.
Ce n’est donc pas un échec européen, mais un processus progressif d’élaboration d’une réponse adaptée.
[1] According to a poll by Monitor Italia last week, 88% of Italian believe that the EU has not done enough to help their country. And the number of people who believe that EU membership is a disadvantage to Italy has risen from 47% in November to 67% now. (EuroIntelligence, March 19)
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