Démocratie illibérale, une leçon arménienne edit
Des manifestations qui rejettent un Premier ministre incarnant le système politique depuis plus d’une décennie, une rébellion plus générale contre des élites perçues comme corrompues, irresponsables et inefficaces: ni populisme ni révolution de couleur, l’Arménie tente à son tour de trouver son chemin de l’Etat de droit.
Une réaction populaire face à un mandat de trop
Le mandat de trop : c’est ce que semblait signifier une foule de manifestants tout au long du mois d’avril 2018 lorsque Serge Sarkissian, ancien ministre de la Défense et de l’intérieur, ancien Premier ministre (2007-2008) et ancien Président (2008-2018), a tenté de reprendre le poste de Premier ministre, après avoir changé les institutions au détriment du poste de Président qu’il quittait. Ces manifestants, essentiellement des étudiants de la classe moyenne au départ avant un élargissement social du mouvement, ont convergé vers un constat commun : la critique du caractère oligarchique du pouvoir, l’omniprésence de la corruption (107e pays sur 180 en 2017 selon Transparency International) et le sentiment d’irresponsabilité des élites, protégées par le règne du parti républicain. Ancien bon élève, l’Arménie s’est égarée sur le chemin de sa démocratisation : ni l’indépendance de la justice, ni la liberté des médias ni la garantie d’équité dans le processus électoral ne permettent aujourd’hui à Erevan de s’afficher comme un pays modèle en la matière, même si la région en semble plutôt dépourvue, exception faite peut-être de la Géorgie.
Contrairement aux élections présidentielles de 2008, où le pouvoir en place avait opté pour la répression de l’opposition (dix morts parmi les soutiens de l’ancien Président Levon Ter Petrossian), Serge Sarkissian a choisi cette fois-ci de démissionner de son poste le 23 avril, à la veille des célébrations du début du génocide arménien. En permettant la libération du leader de l’opposition (brièvement arrêté le 22 avril), Nikol Pachinian, ancien journaliste et député depuis 2012, Serge Sarkissian permet d’entamer une nouvelle phase des manifestations : celle de la nomination d’un nouveau Premier ministre. Après un premier échec le 1er mai, c’est finalement le 8 mai qu’advient son avènement aux responsabilités.
Ni populisme, ni révolution de couleur
En faisant appel à la mobilisation populaire et en rejetant le système politique et de ses élites corrompues, Nikol Pachinian pourrait être trop vite catalogué parmi les dirigeants « populistes » s’il était dans une démocratie consolidée ; après tout, le mouvement qu’il a mené n’était-il pas destiné à rendre le pouvoir au peuple par les urnes et contre le règne d’une élite dominante (voire oligarchique) ? Cette critique possible reflète davantage le caractère « attrape-tout » de ce concept, mélangeant volontiers les aspirations démocratiques à l’Etat de droit et l’instrumentalisation d’instincts moins avouables, que d’aspirations anti-démocratiques. Ainsi, le populisme de l’Ouest est anti-démocratique, quand le « populisme » à l’Est s’inscrirait quant à lui dans la lignée de la « révolution de velours » tchécoslovaque de 1989. Si cette dernière métaphore sonne plus juste que celle du populisme, il faut toutefois observer que nous assistons à une révolution contre le post-communisme et non contre le communisme.
Précisément, dans ce répertoire des contestations, l’idée d’une « révolution de couleur » vient immanquablement à l’esprit. En 2003 en Géorgie, en 2004 et 2013 en Ukraine et en avril 2009 en Moldavie, ce sont des mouvements populaires qui ont contesté les pouvoirs en place. Ceux-ci procédaient d’élections, mais le processus politique était marqué par ce qu’on appelle un « terrain de jeu inégal », c’est-à-dire une situation dans laquelle un pouvoir en place peut mobiliser des ressources administratives afin de posséder un avantage réel sur les autres concurrents.
Ces révolutions avaient toutefois une autre caractéristique qu’on ne retrouve pas dans le cas arménien : le parti républicain et l’opposition ne sont pas divisés sur l’orientation géopolitique du pays. De fait, la Russie s’avère être le garant de sécurité du pays concernant le conflit territorial du Haut-Karabagh : un retrait de Moscou signifierait un conflit quasi-immédiat avec l’Azerbaïdjan, du même type que celui d’avril 2016, où les deux pays s’étaient affrontés. Situation paradoxale pour l’Arménie : une relation proche avec la Russie la contraint à accepter des concessions sur sa souveraineté (présence militaire, économique…), mais un retrait de la Russie signifierait rapidement une perte de la souveraineté sur le Haut-Karabakh, qu’elle dirige de facto, et qu’elle n’entend pas lâcher depuis le cessez-le-feu de 1994. L’Arménie souhaite à la fois se rapprocher de l’Union européenne, mais elle ne souhaite pas pour autant s’éloigner de la Russie, et réciproquement, l’Arménie constituant un ancrage bien positionné dans le Caucase, dans un pays frontalier de l’Iran et de la Turquie.
Le chemin arménien de l’Etat de droit
Les événements d’avril rappellent l’incontestable attrait du modèle de l’Etat de droit, dans lequel les citoyens ont voix au chapitre. La nouvelle dynamique qui se met en place derrière Nikol Pachinian, dirigeant jouissant d’une très forte popularité, pourra-t-elle répondre à ces attentes ?
Les chemins de l’Etat de droit résultent d’une contrainte double des élites, devant répondre aux attentes populaires par le bas autant qu’aux demandes des bailleurs de fonds et acteurs internationaux par le haut (voir l’ouvrage Les chemins de l’Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Paris, Presses de Sciences Po, 2014). Par contraste, la démocratie illibérale joue quant à elle les attentes populaires contre les acteurs internationaux, toujours en souhaitant contrôler un certain nombre d’élites par le biais d’un leader affirmant nettement son autorité. La pression populaire par le bas existe, puisque le mouvement « Erevan électrique » de l’été 2015, bien qu’apolitique, portait déjà pour revendication la transparence, derrière le refus de hausse massive du prix de l’énergie.
Pour évaluer les chances de succès de la dynamique actuelle, il convient de concentrer son attention non sur les motivations des seuls manifestants, mais sur la capacité de résilience d’un système politique. Si Nikol Pachinian a pu être nommé Premier ministre, il est évident qu’il n’a pas de majorité, contrairement à son prédécesseur Sarkissian qui disposait d’un parti comptant 58 députés sur 105. Le dilemme suivant risque de se présenter rapidement pour les nouveaux gouvernants : soit il conviendra d’accepter une fraction des élites politiques du parti républicain, voire de l’appareil d’Etat, avec le risque de s’acoquiner avec les mêmes personnes qui font l’objet d’un rejet de la part de l’opinion publique ; soit ne pas se compromettre, ce qui signifie se confronter à un parti au pouvoir avec des ressources organisationnelles, administratives et économiques bien supérieures au mouvement des manifestants. Or, en l’espace de plusieurs mois, le mouvement peut lui-même s’essouffler et perdre en vigueur.
Face à la pauvreté, aux risques sécuritaires et aux attentes populaires, la tâche du nouveau Premier ministre est considérable, et elle s’adresse plus à ses propres concitoyens qu’à ses partenaires internationaux, tant du côté des partenaires européens que russe. En attendant, la population arménienne a montré que son engagement politique a permis de faire reculer une dérive illibérale du régime politique : au-delà de la révolution comme moment, le véritable enjeu est bien celui de la révolution comme mouvement.
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