France-Mali: une différence d’agenda irréconciliable edit
Le renvoi de l'Ambassadeur de France à Bamako, la fin de l'opération Barkhane, le déploiement d'une assistance russe destinée à la remplacer, l'installation dans la durée d'un gouvernement de fait, les déclarations vindicatives du Premier ministre malien et, plus largement, un paysages sahélien qui se complexifie encore et où les présences française aussi bien qu'occidentale sont discréditées, voire vilipendées, ainsi se concluent neuf années d'intervention française au Mali, intervention pourtant menée et maintenue à la demande des autorités maliennes et destinée à lutter contre un ennemi protéiforme apparemment commun : les jihadistes. Cette situation disruptive illustre, tout d'abord, le piège des interventions, et tout particulièrement de celles qui tentent d'articuler la lutte contre un ennemi difficile à définir avec la reconstruction ou, au moins, renforcement d'un Etat en butte à une guerre civile[1]. Pourquoi ?
La raison principale est que les armées qui interviennent pour soutenir un Etat contre une guérilla ou des jihadistes ou tout autre ennemi de ce type ne maitrisent pas l'agenda politique du gouvernement avec lequel elles coopèrent et que celui-ci, bien souvent, ne maîtrise pas l'agenda politique de l'ensemble des parties prenantes et donc des politiques qu'il est censé initier afin de restaurer l'Etat. Il est dépendant des parties prenantes et doit également adapter sa politique à l’état de l’opinion. Ceci n'a rien d'anormal en soi : c'est une conséquence de sa faiblesse initiale à l'origine de son besoin d'une aide extérieure. A ce problème proprement structurel s'en ajoute un deuxième : le gouvernement, au-delà de sa difficile maitrise des choses, a tout simplement un agenda politique différent de celui de ses alliés. Certes, les deux parties visent le rétablissement de la situation mais n'appellent pas « rétablissement » la même chose, de sorte qu'elles peuvent paraître solidaires sur le but à atteindre sans l’être. La solidarité sur la définition du but crée l'ambiguïté propice à la coopération et à la bonne entente provisoire des partenaires, en même temps qu'elle mine, à moyen terme, le succès de l'entreprise.
Le Mali offre un exemple frappant de cette situation. Les militaires français sont intervenus pour combattre l'avancée des jihadistes vers Bamako et sont demeurés sur place afin de combattre leur emprise sur la région. La notion même de jihadistes est problématiques puisqu'elle amalgame des groupes ayant des origines et des buts différents ; elle dissimule, surtout, le fait que la plupart des combattants soient locaux et enrôlés dans ces groupes pour des raisons elles-mêmes d'abord locales[2]. De ce point de vue, l'appellation « jihadiste » contribue à sous-déterminer les origines endogènes de la crise et à surdéterminer ses origines exogènes, favorisant chez les gouvernants une stratégie classique d'évitement du blâme consistant à dire que tout allait bien « avant… entre Maliens », alors que ce n'était pas le cas. Pour le dire vite, la divergence larvée entre la France et le Mali, qui court tout le long du déroulement de l'opération Barkhane, tient à ce que ce dernier entend restaurer un Etat centralisé, contrairement à ce que prévoit notamment l’Accord d'Alger (juin 2015) dont il est signataire, lequel insiste sur le déploiement d’une régionalisation au bénéfice des communautés locales (notamment les touaregs). Comme l’accord envisage la sortie de crise à partir de cette réforme de l'Etat, le gouvernement malien s'est abstenu de l’appliquer sérieusement[3], notamment afin de ne pas prendre à rebours une part importante de opinion publique – notamment bamakoises –, opposée à ce qu'elle assimile à un plan de partition du pays au bénéfice de communautés factieuses[4].
Cette attitude montre bien la divergence des agendas et la primauté malienne accordée de facto à la reconquête territoriale au bénéfice de la poursuite des seuls groupes jihadistes. Les récentes déclarations du Premier ministre malien Choguel Maïga à RFI, accusant la France d'avoir œuvré à une partition du Mali s'inscrivent dans cette logique en la poussant à l'extrême[5]. Nous avons bien affaire, ici, à deux agendas distincts, qui impliquent des étiologies radicalement différentes de la crise. Pour les autorités bamakoises, la crise provient de l'alliance des touaregs avec les jihadistes (eux-mêmes constitués en partie de touaregs, dont certains avaient été des chefs d'insurrections indépendantistes dans le passé). Afin de bien établir son extranéité, les nombreux partisans de cette causalité la font remonter à la fuite de Lybie, à la suite de la chute du régime de Mouammar Kadhafi, de touaregs armées. Ce récit, dont certains segments sont exacts, contourne, toutefois, l'étiologie endogène de la crise : le refus des différents gouvernements maliens d'adopter une gouvernance territoriale inclusive, faisant leur part aux communautés pastorale et à leurs élites[6].
La décomposition de la relation entre le gouvernement français et les autorités maliennes doit ainsi être considérée sans surévaluer certains épisodes, notamment le coup d'Etat et le report des élections. Le ver était déjà dans le fruit. Nombre d'éditorialistes africains[7] à l’instar, du reste, de l’actuel Premier ministre malien, Choguel Maïga[8], reprochent à la France sa condamnation vigoureuse des deux coups d'Etats ainsi que du renvoi sine die d'élections libres permettant le retour rapide d'un gouvernement civil et démocratique. Ce contentieux est probablement surjoué. Se focaliser sur lui fait perdre de vue que le principal problème posé n'est pas exactement celui du bouleversement de l'ordre démocratique et de la nécessité de clore cette parenthèse par des élections. Il est clair que la tenue d’élections ne garantit nullement la stabilité de l'Etat ni la démocratie. En 1991, le colonel Amadou Toumani Touré fait un coup d’Etat contre le président Moussa Traoré, militaire lui-même arrivé au pouvoir par un coup d’Etat, en 1968 ; la transition dure un an et aboutit à des élections libres en avril 1992. La démocratie est rétablie jusqu’en 2012. Le président Amadou Toumani Touré est renversé deux mois avant la fin de son mandat, en mars 2012. Les institutions démocratiques sont rétablies avec l’élection d’Ibrahim Boubacar Keïta, en août 2013 et, de nouveau suspendues en août 2020. Il ne fait aucun doute que les retours rapides à la démocratie par des élections présidentielles n’institutionnalisent ni ne pérennisent ce mode de gouvernement. La stabilité implique plus de temps et des changement plus profonds. Le problème posé par le double coup d'Etat d’Assimi Goïta est surtout qu'il participe de l'illusion néfaste qu'il est possible de contourner une réforme nécessaire de la gouvernance territoriale par un sursaut militariste. C’est cette solution forte, en fait, qu’il est reproché à la France de n’avoir pas adoptée. Barkhane aurait laissé s’échapper des « terroristes », ne serait pas intervenue alors qu’elle savait où les appréhender et n’aurait pas vraiment utilisé les moyens à sa disposition pour les éliminer. Ces rumeurs insistantes étaient devenues, depuis plusieurs mois, une sorte de bruit de fond dans la capitale. Au-delà ou en-deçà des actions de désinformation, elles indiquent une méconnaissance relative, par la population, des buts de l’opération Barkhane comme probablement de ceux poursuivis par les autres forces déployées, qu’il s’agisse de la MINUSMA ou de la Task Force Takuba. Cette méconnaissance des missions exactes des unités étrangères donne crédit à l’idée que ces forces sont au Mali pour assurer un retour à la normale du fonctionnement de l’Etat contre tout groupe le mettant en cause, autrement dit qu’il s’agit d’une mission de « police générale ». Une telle perception s’articule aisément avec l’agenda des autorités maliennes et d’une large part des élites bamakoises. Il en découle que le succès ou l’insuccès de Barkhane, de Takuba et de la MINUSMA est partiellement jugé à l’aune d’une mission qui n’est pas exactement la leur. La conséquence ne pouvait en être que la déception, l’amertume et, finalement, le rejet dans une partie de l’opinion. D’où, comme souvent dans de telles situations de colère et de désarroi, la popularité des alternatives tranchées.
L'appel aux mercenaires russes du groupe Wagner repose ainsi assez naïvement sur l'idée qu'en augmentant la dose de brutalité, on parvient à un meilleur résultat, tout en infligeant une sanction, au moins symbolique, aux forces étrangères, montrant que d’autres font mieux avec moins de moyens mais plus d’engagement. Ce point de vue roboratif est gros de déconvenues à venir parce que la brutalisation des opérations contre-insurrectionnelles ou contre-terroristes ne peut qu'aboutir à un surcroit de violences dont seront victimes les communautés locales augmentant les antagonismes au lieu de les réduire. Le compagnonnage avec les mercenaires du groupe Wagner ne peut, du reste, que favoriser une telle dérive chez les forces armées maliennes. Il semble, malheureusement, que cela ait déjà commencé[9]. Ce faisant, le gouvernement de fait d'Assimi Goïta a rendu explicite l'agenda sous-jacent des autorités du Mali durant la présidence d'Ibrahim Boubacar Touré : la reconstitution d'un Etat malien centralisé sans mettre en question sa structure et son fonctionnement. Cet agenda surpasse l'agenda proclamé de la lutte contre le jihadisme.
La volonté des autorités maliennes de négocier avec les jihadistes relève de la même logique interne, mais n’est peut-être pas bien interprétée. Là aussi, il faut partir du préalable que les autorités d'un Etat ont le droit (et même l'obligation) de tenter ce qui leur semble approprié à ramener la paix sur leur territoire. La majeure partie des jihadistes est, de plus, composée de Maliens. Ce dialogue paraît donc, a priori , nécessaire, comme l'a souligné l'International crisis group[10]. Ils s'inscrit dans la stratégie de résolution d'une guerre civile. Cette posture met, toutefois, en exergue la perspective de restauration étatique dans laquelle se placent les putschistes. Il n'est pas possible de leur en faire grief. Les Maliens ont le droit de préférer (si c'est le cas) la reconnaissance des tribunaux jugeant le contentieux et les conflits locaux selon la sharia (tels que les font fonctionner les jihadistes dans les zones qu'ils contrôlent) à la guerre de tous contre tous. En même temps, on peut légitimement s'interroger sur la cohérence qu'il y a à durcir la lutte armée en y enrôlant des mercenaires connus pour ne pas trop se soucier des populations civiles – avec le risque d’accroître les antagonismes –, à refuser la révision de la gouvernance territoriale prévue par l’Accord d'Alger, tout ceci afin de restaurer la souveraineté de l’Etat, et, en même temps, à envisager de transiger sur les normes (sharia, laïcité) exprimant cette même souveraineté. Deux explications se présentent : la première est que les autorités maliennes considèrent que des concessions sur la normativité avec les jihadistes sont moins compromettantes que le respect de l'Accord d'Alger ; la deuxième est qu'elles ouvrent des négociations dilatoires. La première explication est, de loin, la plus crédible.
En tout état de cause, il est devrait être désormais évident que l'agenda des autorités maliennes constitutionnelles n'était pas la lutte contre le jihadisme (du moins par pour elle-même) et que c'est encore moins celui des gouvernants issus du putsch de 2020. L'agenda des autorités malienne est la restauration d'un Etat fort et centralisé, s’imposant aux communautés locales. On peut, certes, estimer que persister dans celui-ci, alors que l'intégration territoriale et communautaire n'a jamais fonctionné depuis l'indépendance, est une dangereuse lubie, d'autant plus dangereuse que les conséquences de son ressassement se sont avérées créatrices d'une instabilité endémique nourrissant le jihadisme de troupes et de ressentiment. Toutefois, le choix des postures pour l'allié extérieur n'en demeure pas moins binaire. Dès lors qu'on ne peut ni doit contrôler l'agenda politique des gouvernements maliens, il ne reste qu'à faire avec ou à partir. L'alternative était objectivement ouverte a minima dès 2018, où l'on pouvait se rendre compte que l'application de ces accords marquait le pas. Demeurer en acceptant l'agenda sous-jacent des autorités ne pouvait que conduire à participer à une guerre civile ou, si l'on s'y refusait, à s'antagoniser les gouvernants et une partie, au moins, des populations. C'est ce qui est arrivé.
Tel est le piège de bien des interventions militaires : il est impossible, quel que soit l’ascendant dont dispose le tiers extérieur sur les gouvernants du pays d’intervention, de contrôler substantiellement leur agenda, de sorte qu'il faut s'y plier ou partir. Les deux conséquences sont forcément négatives pour l'Etat qui est intervenu. Il est également impossible de redessiner, en quelques années, la sociologie politique d'un Etat et encore moins d'une région afin de parvenir à la convergence des agendas. Au surplus, je ne vois pas comment un tel pouvoir serait moralement défendable et encore moins acceptable par les populations et leurs gouvernants. Le coup d'Etat d'Assimi Goïta n'a ainsi fait que rendre manifeste une divergence d'agenda que la thématique générique de la lutte contre le jihadisme a réussi à voiler, tant bien que mal, durant un temps. On peut, cependant, douter que les putschistes parviennent au redressement qu'ils souhaitent, tant il apparaît faire la part belle au déni de la réalité territoriale et communautaire du Mali. Mais ceci est une autre affaire.
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[1] On ne saurait oublier que le point de départ de la séquence est une rébellion touareg dans le nord du Mali à laquelle se joignent notamment des touaregs jihadistes. C’est donc essentiellement un phénomène de lutte intraétatique, une partie de la population s’insurgeant contre les modalités de la gouvernance territoriales qui lui sont appliquées.
[2] Voir Julien Durand de Sanctis et Jean-Noël Ferrié, « La guerre contre le terrorisme est-elle une politique publique pertinente au Mali? », Telos, 17 novembre 2021.
[3] Comme le montre clairement la conduite des autorités maliennes dès la présidence d'Ibrahim Boubacar Keita, voir Adib Bencherif, « Le Mali post « Accord d’Alger » : une période intérimaire entre conflits et négociations », Politique africaine, vol. 150, n° 2, 2018, pp. 179-201
[4] Voir Matthieu Pellerin, « L’accord d’Alger cinq ans après : un calme précaire dont il ne faut pas se satisfaire », International Crisis Group, 24 juin 2020. Sur la volonté de restaurer un Etat unifié pour aussi l'Afrobarometer : 92% des Maliens préfèreraient un Etat unifié.
[5] Ecouter : Dr Choguel Maïga sur RFI et France 24 répond aux questions de Alain Foka.
[6] Voir Charles Grémont, « Sociétés pastorales et État au Mali : histoire d’un hiatus », Politique étrangère, 4, 2021, pp. 145-157.
[7] Par ex. https://www.youtube.com/watch?v=7JyY-vyB6qQ&t=14s&ab_channel=AlainFokaOfficiel
[8] Ecouter : https://www.youtube.com/watch?v=1S-NefOGyL8&t=627s&ab_channel=ChoguelKOKALAMAIGA, à partir de la deuxième minutes de l’entretien.
[9] https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/journal-de-l-afrique/20220308-la-mauritanie-accuse-l-arm%C3%A9e-malienne-de-crimes-r%C3%A9currents-contre-ses-ressortissants ; https://www.jeuneafrique.com/1326690/politique/mali-charnier-de-niono-les-fama-et-wagner-accuses-par-la-minusma/
[10] International Crisis Group, « Mali : créer les conditions du dialogue avec la coalition jihadiste du GSIM », Rapport Afrique n°306, 10 décembre 2021 ?