Le label «Front Populaire»: un mythe contraignant edit

3 juillet 2024

Entre le Front Populaire de 1936 et l’alliance électorale décidée en quatre jours à la suite de la dissolution, les anachronismes semblent patents. La situation internationale comme économique et sociale est bien différente. La société post-industrielle française, avec ses maux et ses difficultés à se réformer, a peu de choses en commun avec celle des lendemains qui chantaient de 1936 sous fond d’avenir radieux d’un modèle alors incarné par l’URSS « patrie du socialisme »​. Pourtant, même si le Front populaire de 1936 avait gagné les élections alors que le NFP n’est pas en mesure d’obtenir une majorité, des analogies existent bel et bien, notamment si l’on considère les conditions dans lesquelles fut nouée l’alliance, et mais aussi sur ce qui, par-delà des conquêtes sociales entrées dans la mythologie de la gauche, conduisit à l’échec du gouvernement.

De nombreux commentateurs ont pointé ces derniers jours les tensions au sein d’une alliance électorale ayant permis d’éviter la dispersion des voix à gauche, mais portant des propositions si radicales qu’elles ne ressemblent guère à un vrai contrat de gouvernement. Un accord bouclé en quatre jours, un label réunissant une partie de l’extrême gauche de LFI au NPA puis des Verts aux communistes jusqu’aux socialistes les plus modérés, constitue davantage un manifeste qu’un programme. L’urgence a mis en sourdine toutes les dissensions, mais celles-ci existent.

Or une dynamique similaire a marqué jadis le Front Populaire, alliance de circonstance dont Blum, à l’origine, ne voulait pas, et qui du côté communiste fut décidée par Staline plus que par le PCF. Et si la mythologie insiste sur la victoire de 1936 et les conquêtes sociales, l’histoire du Front Populaire est aussi celle d’un échec. Deux points essentiels expliquent la chute du Front Populaire : la gestion économique du pays et ses engagements internationaux au regard de la guerre d’Espagne[1]. Le Front Populaire s’enlisa très vite dans une grave crise financière qui délita sa coalition avec l’émergence quatre années plus tard du régime de Vichy, tandis que l’Espagne avait été abandonnée à son sort.

Le Front Populaire naquit d’une situation chaotique en réaction aux émeutes meurtrières du 6 février 1934, animées par les Croix-de-feu et l’Action Française après l’affaire Stavisky. Il fallut deux ans, sur fond de pressions syndicales et de manifestations de masse, pour réussir à constituer une alliance réunissant socialistes de la SFIO et communistes du PCF, deux pôles contradictoires de la scission de Tours de 1920, ainsi que les radicaux. Cette alliance n’avait rien d’évident. Le Front populaire a été possible parce que Staline l’a voulu, après le fiasco de la stratégie classe contre classe et l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne. Blum ne voulait pas exercer le pouvoir avec les radicaux ; c’est d’une certaine façon Thorez, le secrétaire général du PCF, qui l’y a contraint.

Un délitement rapide

Le 6 juin 1936, après une campagne électorale agitée, Léon Blum constitua ce gouvernement de Front Populaire où les socialistes restaient majoritaires dans une coalition tripartite. La victoire politique était loin de traduire les réalités sociologiques de la société française de l’époque comme en témoignèrent ses suites. Le programme mûri pendant deux ans refléta une large adhésion des partis politiques concernés (socialistes, communistes et radicaux) jusqu’aux principales centrales syndicales (CGT et CGTU). Mais dès l’été 1936, dans un contexte de mouvement social étayé par de nombreuses grèves et occupations d’usines, le gouvernement de Front Populaire légiféra dans l’urgence des mesures de nationalisation s’opposant aux « deux cent familles », accentuant les désarrois de sa fange modérée et des radicaux.

Passé ce moment d’accélération qui déstabilisa d’emblée la coalition et révéla sa fragilité, l’histoire réelle du gouvernement fut une série de blocages et de renoncements. Après l’arrivée d’un Front populaire consensuel et majoritaire en 1936, on assista à son délitement rapide qui aboutit moins de quatre années plus tard à l’arrivée d’un Gouvernement à ses antipodes. C’est la Chambre des députés élue en 1936 et le Sénat qui, le 10 juillet 1940, réunis en Assemblée nationale à Vichy, votent par 569 voix contre 80 et 17 abstentions un texte qui remet le sort de la France et de son régime entre les mains du gouvernement du maréchal Pétain.

Depuis novembre 1938, le Front Populaire était devenu caduc du fait du refus des radicaux de rester alliés à la SFIO et au Parti communiste. Le Front Populaire n'avait plus d'impact réel sur la vie politique du pays, déplaçant les frontières entre droite et gauche pour se jouer désormais au centre autour du Parti radical. Les raisons ayant conduit à la constitution du Front Populaire en 1936 apparaissaient comme obsolètes.

Malgré  des avancées sociales bénéfiques et nécessaires, Léon Blum mena le Front Populaire à une série d’échecs économiques  avec la dévaluation monétaire à l’automne 1936, signifiant l’arrêt  des réformes sociales au printemps 1937. Le contexte s’était durci, avec la pression d’une extrême droite xénophobe et antisémite, du suicide du ministre de l'Intérieur Roger Salengro en novembre 1936 aux complots de la cagoule en septembre 1937. L’antisémitisme ne fut d’ailleurs pas le monopole de l’extrême-droite mais se retrouva aussi à l’extrême-gauche. Tant un banquier comme Rothschild qu’un bolchevik « traître » comme Trotsky restaient décriés et caricaturés comme juifs. Léon Blum récolta les injures de la droite conservatrice, la haine des antisémites et l’opprobre des communistes mais combattit l’antisémitisme. Son soutien à la résistance le conduisit être emprisonné par Vichy, traduit en justice lors du procès de Riom en 1942, puis déporté à Buchenwald jusqu’en 1945.

Une gauche désunie

La chute du Front Populaire est liée à bien d’autres facteurs, notamment la situation internationale. Tout d’abord la non-intervention dans la guerre d'Espagne, proposée par Léon Blum dès le 1er août 1936, créa une cassure irrémédiable. Le réarmement souhaité de la France après les menaces d’Hitler en 1937 accélérèrent ces cassures car il semblait devoir se faire au détriment du programme social revendiqué par le gouvernement. Puis les accords de Munich le 30 septembre 1938 furent violemment contestés par les communistes et une minorité de socialistes, ainsi que quelques radicaux.  L'échec économique et l'abandon des réformes sociales au début de 1937 accentuèrent les clivages entre communistes et socialistes. Parallèlement, la violence verbale et physique de l’extrême droite contribua  à une radicalisation de l'opinion publique gagnée à l'anticommunisme.

Le gouvernement de Léon Blum fut renversé le 21 juin 1937 lors d’un vote hostile opposé aux pleins pouvoirs financiers demandés par le président du Conseil. Le vote fut émis par un Sénat en majorité radical, un des trois pôles constituants du Front populaire, favorisant cette chute. Les radicaux avaient adhéré en juin 1936 au Front populaire sous fond d’un slogan : le pain, la paix, la liberté – soit la lutte contre la crise économique, la volonté d'éviter toute guerre extérieure en référence à l’Espagne, et la défense de la république contre un fascisme menaçant, incarné par les différentes ligues et partis d'extrême droite. Il suscita alors une adhésion massive d’électeurs issus des classes moyennes, clientèle habituelle du parti radical, membre de la coalition. Mais la gestion du pouvoir du gouvernement Blum, en faveur plutôt de la classe ouvrière sous la pression des communistes (salaires augmentés de 12%,  loi des 40 heures,  congés payés), provoqua rapidement une vive  déception des classes moyennes s’estimant oubliées  aboutissant à un alourdissement des charges salariales et mettant en difficulté un grand nombre de petites et moyennes entreprises, dont beaucoup firent faillite.

La dévaluation de septembre 1936 mécontenta ensuite toute une catégorie d’électeurs, notamment ceux qui disposaient d’une épargne. Par ailleurs, le contexte général de grèves dans les usines, la dénonciation de la propriété privée, la propagande active menée par les communistes en faveur d’une intervention en Espagne sous fond de conflit international manipulé par l’URSS stalinienne participèrent grandement de ses échecs. Apeurées, les classes moyennes rejetèrent cette alliance avec les communistes pour se rapprocher de la droite, assimilant le Front Populaire à un vaste complot communiste précipitant la société française dans la guerre et la révolution.

Les événements internationaux accélérèrent la désintégration du Front Populaire. Les accords de Munich en 1938 préparèrent l’invasion de la Tchécoslovaquie, puis le pacte Molotov-Ribbentrop de 1939  le découpage  de la Pologne. Le pacte germano-soviétique porta un coup fatal à l’esprit du Front Populaire, rappelant les clivages irrémédiables entre communisme et social-démocratie. En 1940 le Parti communiste français sous tutelle du Komintern fut vite hors-jeu entre les pleins pouvoirs accordés à Pétain et le refuge de Maurice Thorez à Moscou, retardant d’emblée son entrée dans la Résistance.

Nouveau Front Populaire ou nouveau Front Républicain ?

Le Nouveau Front Populaire revendique ainsi un héritage difficile, entre clivages et blocages, émaillé de références à une histoire tragique. Celles-ci furent d’ailleurs rarement utilisées jusqu’ici par la gauche lors du programme commun de 1972 ou encore moins par l’extrême-gauche, convoquant plutôt en mai 1968 les mythes d’Octobre 1917 ou de la Révolution cultuelle chinoise.

Les références au Front Populaire s’avéreront-elles mobilisatrices lors du deuxième tour ?  Celui-ci devra se jouer au centre plutôt qu’aux extrêmes après des désistements compliqués dans le cadre désormais d’un « Front républicain » qui pourrait favoriser la reconstitution d’une gauche modérée au Parlement (ce qui reposera en termes potentiellement très différents la question des alliances, y compris dans une éventuelle coalition de gouvernement – hypothèse qu’on ne saurait trop vite écarter). Du côté du Rassemblement National, les références à Vichy et à la défaite s’avérent aussi peu opératoires bien qu’elles aient nourri les groupuscules d’extrême droite et le FN lui-même. L’extrême-droite s’est réinstallée peu à peu dans le paysage politique français pour durablement progresser depuis vingt ans sans jamais vraiment réviser en profondeur cet héritage issu des années noires de la collaboration, mais sans s’y référer non plus ; symétriquement l’expérience du Front Populaire est aujourd’hui érigée en mythe par une gauche de façade. Face aux extrêmes, il n’est pas sûre que le mot d’ordre d’un « Front uni contre le fascisme » qui avait cimenté le Front Populaire de 1936, réussisse à mobiliser l’imaginaire d’un électorat diversifié et incertain devant une situation que l’histoire peut éclairer, mais qui n’en est pas moins inédite.

 

[1] Cf. Parmi les nombreux travaux sur le sujet, Jean-Pierre Rioux, « Les espoirs déçus du Front Populaire », L’Histoire, n°27, avril-juin 2005, Jean Lacouture, Léon Blum, Seuil, 1979, Jean Vigreux, Histoire du Front Populaire, Taillandier, 2016.