Les multiples visages de la guerre de Vladimir Poutine edit
Plusieurs raisons peuvent expliquer le refus du Kremlin d’admettre que la Russie soit en guerre avec l’Ukraine, étant entendu que cette « opération militaire spéciale », selon la terminologie officielle russe, devait être de courte durée. Déclarer la guerre à l’Ukraine, « pays frère », aurait pu être mal perçu par l’opinion russe, compte tenu des liens forts entre les deux peuples. Il importait aussi à Moscou de ne pas être désigné comme responsable d’un « acte d’agression », bien que l’article 51 de la charte des Nations Unies, auquel se réfèrent les autorités russes, limite le droit à la légitime défense au « cas où un membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée », ce qui manifestement n’était pas le cas de la Russie en février 2022. Il s’agissait aussi d’adopter la traditionnelle posture victimaire que la Russie et l’Union soviétique ont cultivée et que le régime de Vladimir Poutine n’a cessé d’alimenter en développant le complexe obsidional d’une « forteresse assiégée » pour se maintenir au pouvoir. En outre, le Kremlin s’est efforcé, du moins dans les premiers mois du conflit, de maintenir une apparence de normalité en Russie et de respecter le pacte social conclu avec la population (passivité politique/respect de la vie privée), mis en cause néanmoins avec la « mobilisation partielle », décrétée en septembre 2022.
De multiples justifications ont été mentionnées par Moscou pour légitimer l’invasion de l’Ukraine. Comme en Géorgie (2008), dans le Donbass et en Crimée (2014), l’argument de la protection des populations russophones et de la prévention d’un « génocide » a été avancé (le Haut-commissaire aux Droits de l’homme des Nations Unies a indiqué qu’en 2021, le nombre de victimes civiles dans le Donbass s’est élevé à 110, soit 15 morts et 85 blessés - bilan en baisse par rapport en 2020). Mais le Président russe a aussi évoqué les injustices commises à l’égard du peuple russe en 1917 et en 1991, ainsi que « l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». L’argument d’une « Ukraine, anti-Russie » et de l’OTAN s’avançant aux portes de la Russie a aussi été largement utilisé par la propagande du Kremlin. Au fil des mois et des revers subis par l’armée russe, Vladimir Poutine a également, et de manière toujours plus véhémente, dénoncé un Occident agressif mais décadent, qui chercherait à imposer ses valeurs à une Russie, bastion des « valeurs traditionnelles », parachevant le « tournant conservateur » engagé en 2012, d’où un discours anticolonialiste de plus en plus affirmé afin de rallier les pays du Sud à sa confrontation avec l’Occident. Ainsi, les responsables russes peuvent exploiter le thème d’une Russie en guerre à l’initiative de l’Occident, tout en refusant ce terme à propos de l’Ukraine.
Cette inversion de la réalité, qui s’inscrit dans le discours orwellien caractéristique de l’époque soviétique, s’accompagne, de la part des experts russes et chez Vladimir Poutine lui-même, de la réhabilitation de la guerre comme moyen de la politique. Le régime de Vladimir Poutine est né de la guerre (attentats de 1999, attribués au FSB, à Moscou, Bouïnaksk et Volgodonsk ; deuxième guerre de Tchétchénie), il s’est placé continûment sous le signe de la confrontation armée (Géorgie, Ukraine, Syrie), qui lui a assuré une certaine popularité. En l’absence de toute perspective d’avenir proposée au peuple russe depuis l’échec de la présidence Medvedev (2008-12), le culte de la « grande guerre patriotique » s’est imposé comme le ciment idéologique du pouvoir russe. « L’histoire n’offre pas d’exemple d’ordre international stable, établi sans un conflit majeur, dont l’issue jette les bases, comme ce fût le cas après la seconde guerre mondiale. La tentative de le mettre en place après la fin de la guerre froide a échoué », déclare le Président russe au forum Valdaï en octobre 2021. « Après une période pendant laquelle on a espéré que le règlement des conflits interviendrait par le truchement des institutions internationales, les guerres sont de retour comme moyen de résoudre les antagonismes interétatiques au plus haut niveau », constate Fiodor Loukjanov. « L’histoire des relations internationales a confirmé, à plusieurs reprises, la justesse de la phrase de Clausewitz selon laquelle ‘l’issue ultime d’une guerre tout entière ne peut jamais être conçue comme un absolu. Souvent, l’État vaincu voit dans la victoire de son adversaire plutôt un mal temporaire, auquel les circonstances politiques de l’avenir pourront remédier’ », écrivent deux autres politologues, Sergueï Markedonov et Nikita Neklioudov, convaincus qu’on ne peut se contenter de refuser la guerre comme « la continuation de la politique par d’autres moyens ».
Dans la Russie poutinienne, la formule de Clausewitz se trouve inversée, la radicalisation du régime brouille la frontière entre ce qui relève de l’ordre interne et l’extérieur. La politique devient effectivement la continuation de la guerre par d’autres moyens, Une arme de guerre, le novitchok, a été utilisée par les services russes pour tenter d’assassiner S. Skripal et A. Navalny. La loi sur les « agents de l’étranger », introduite en 2012, n’a cessé de voir son champ d’application élargi, elle peut s’appliquer désormais à toute personne, critique du pouvoir. La militarisation a gagné la société russe et atteint son apogée avec l’invasion de l’Ukraine. En mars 2022, Vladimir Poutine s’en prend au soutien apporté par l’Occident à « la cinquième colonne, aux nationaux traîtres, qui font de l’argent ici dans notre pays, mais vivent là-bas, ‘vivent’, non au sens géographique du terme, mais dans leur tête, dans leur mentalité servile ». Il appelle à une « autopurification de la société, qui renforcera notre pays, notre solidarité et notre cohésion ». Vladimir Poutine revient sur cette idée le 7 septembre 2022 à Vladivostok. Le conflit en Ukraine conduit à « une certaine polarisation dans le monde et dans le pays », admet-il, mais « j’estime que cela n’a eu que des avantages, parce que tout ce qui était inutile, nuisible et tout ce qui nous empêchait d’aller de l’avant a été supprimé ».
Le comportement actuel du Kremlin peut être examiné au regard de l’analyse faite par Carl Schmitt de l’Europe de l’entre-deux-guerres (« inter pacem et bellum nihil medium », texte récemment traduit dans la revue le Grand continent). Dans cette période - à laquelle les responsables russes se réfèrent volontiers pour dénoncer l’humiliation (le « syndrome de Weimar ») dont la Russie aurait à son tour été victime dans les années 1990 - il était, selon le juriste allemand, devenu impossible de distinguer la paix de la guerre, les sanctions et la propagande s’étant transformées en armes de guerre, la criminalisation de la guerre d’agression conduisant les responsables d’une rupture de l’ordre européen à présenter leurs actions comme des mesures défensives. Un an après le début de l’invasion de l’Ukraine, le bilan pour le Kremlin est aux antipodes des objectifs énoncés : un fossé d’incompréhension et d’hostilité durable s’est creusé entre Russes et Ukrainiens, le nombre de victimes du conflit en Ukraine est sans commune mesure avec le bilan des affrontements dans le Donbass de 2014 à 2021, l’OTAN se rapproche des frontières de la Russie (Suède, Finlande), « l’Occident collectif » fait preuve d’une cohésion nouvelle, les pays de « l’étranger proche » (Kazakhstan, Arménie, Géorgie, Moldavie) se détachent de la Russie.
Néanmoins, et c’est sans doute là l’essentiel pour Vladimir Poutine et ses proches, le régime n’est pas contesté, il bénéficie du soutien de la majorité de la population, l’opposition démocratique est en prison ou en exil, les idées libérales et occidentales, criminalisées, sont bannies de l’espace public, la « nationalisation des élites » est en bonne voie, un nouveau pacte social est proposé aux « oligarques », aux hommes d’affaires et à la population, invités à se montrer loyaux à l’égard du système, à investir en Russie, à se saisir des opportunités ouvertes par le départ des entreprises occidentales et à occuper les emplois laissés vacants par les jeunes diplômés qui ont quitté le pays. Tout en agitant le spectre d’une « menace existentielle » que ferait peser l’Occident sur la Russie, le Kremlin hésite à proclamer une mobilisation totale de la société et de l’économie, de nature à inquiéter plus encore la population, et qui conduirait sans doute à un nouvel exode, ce qui le distingue des régimes totalitaires. Ce projet autoritaire et rétrograde n’est pas né de la guerre en Ukraine, il est en germe depuis longtemps et a connu une accélération ces dernières années, avec la réforme constitutionnelle de 2020 qui, non seulement permet à Vladimir Poutine de rester au pouvoir jusqu’en 2036, mais met en cause la primauté du droit international, limite le pluralisme idéologique et politique, introduit la notion de défense des valeurs traditionnelles et fait de la Russie « l’État continuateur de l’URSS ». L’année suivante, la nouvelle stratégie de sécurité nationale attribue à l’Occident la volonté « d’isoler la Russie », de « diviser la société russe » et de « réhabiliter le fascisme ».
De ce point de vue, le choix de faire la guerre à l’Ukraine, aussi destructeur qu’il soit pour ce pays, pour l’image de la Russie et pour son avenir, n’apparaît pas irrationnel. Des intellectuels russes libéraux comme Kirill Rogov, Gregori Ioudine, Sergeï Medvedev (auteur du livre « les quatre guerres de Poutine » - Buchet-Chastel. 2020) le jugent au contraire logique, s’agissant d’un régime qui entend rompre tous les fils rattachant la Russie à l’Occident et qui fait de la guerre la nouvelle normalité. L’adresse du Président Poutine à l’Assemblée fédérale, le 21 février 2023, exprime cette réalité, aucun bilan de « l’opération militaire spéciale » n’est dressé, aucun but de guerre n’est mentionné dans ce discours, marqué par une violente diatribe à l’encontre de l’Occident. « Dans la vision du monde de Poutine, la guerre est un état normal [...]. Tant que Poutine est au Kremlin, la guerre ne s’arrêtera pas », assure Gregori Ioudine. La mission historique que s’attribue Vladimir Poutine de « rassembler les terres russes » s’inscrit à l’évidence dans la durée, lui-même se réfère à Pierre le Grand et à « la guerre du Nord », menée contre la Suède pendant plus de vingt ans. L’instabilité, qui gagne la Moldavie et la Géorgie, montre que le conflit en Ukraine pourrait s’élargir. Aussi, l’Occident devrait-il prendre toute la mesure des enjeux. Le débat tend à se circonscrire à la question des livraisons d’armes à l’Ukraine pour que Kiev soit à même d’aborder, dans de meilleures conditions, une négociation avec Moscou, tout en évitant l’escalade avec une puissance nucléaire. Une telle discussion ne semble pas à la hauteur du défi lancé par la Russie de Vladimir Poutine. Comme ce fut le cas au début de la guerre froide avec la stratégie d’endiguement (« containment »), cette menace nécessite une grande lucidité à l’égard des intentions de Vladimir Poutine et à l’encontre des illusions pacifistes, elle implique aussi une réponse globale, de long terme et qui donne une traduction concrète à l’appel à mettre en place « une économie de guerre ».
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