Macron est-il responsable de la tripolarisation du système politique? edit
Françoise Fressoz, dans son intéressante tribune dans le journal Le Monde du 24 mai, s’interroge sur les effets de la constitution par Emmanuel Macron « d’un grand centre européen, libéral et social, pour rationaliser le débat public ». Selon elle, la recomposition politique en cours, présentée « comme un gage d’efficacité, a aussi pour effet de valoriser des idéologies fortes qui n’ont qu’un lointain rapport avec le réel ». Ce serait ainsi l’installation d’un centre dominant qui gonflerait mécaniquement les deux extrêmes. Depuis plusieurs années, Macron était jugé responsable de la poussée de l’extrême-droite. Désormais, il est également jugé responsable de celle d’une gauche radicale, qui, Françoise Fressoz le reconnaît, « a tout de l’alliance opportuniste entre des partis déchirés sur des sujets aussi cruciaux que l’Europe, l’économie de marché, la laïcité ou le nucléaire. Sa crédibilité pour gouverner dans le cadre d’une cohabitation visant, entre autres, à rétablir la retraite à 60 ans est proche de zéro. Sa pérennité est, elle-même, sujette à caution, tant les divergences sont profondes. »
L’analyse est intéressante. Le centre, ayant aspiré les forces politiques capables de gouverner, aurait ouvert l’espace aux forces protestataires, seules oppositions possibles face à ce centre de gouvernement protéiforme. « Une dynamique s’est créée, écrit l’éditorialiste, accréditant l’idée, le temps d’une campagne, que la “vraie” gauche, marginalisée depuis le tournant de la rigueur de 1983, effectuait son grand retour. Il était assez prévisible que le “en même temps” dont use et abuse Emmanuel Macron pour tenter de faire disparaître les clivages, produise en retour un fort désir de repolitisation et de radicalisation non seulement à droite, mais aussi à gauche. »
Perce ici le regret de la disparition du système ancien où deux partis de gouvernement pouvaient débattre des vrais problèmes du pays. Ce regret est légitime en théorie, mais Macron est-il bien le responsable de cette situation ?
Françoise Fressoz reconnaît que la disparition des deux anciens partis de gouvernement est d’abord le résultat de leurs insurmontables divisions internes : « La quasi-disparition du PS et de LR est aujourd’hui actée. Minée par les frondes, la formation qui dominait la gauche a été touchée à mort dès 2017, au point que François Hollande n’a même pas pu prétendre concourir à sa succession. Accroché à l’idée qu’il bénéficiait d’une forte implantation locale et qu’il régnait en maître sur le Sénat, le parti qui dominait la droite a été brutalement dessillé par le score désastreux enregistré par Valérie Pécresse, le 10 avril (4,78%). » Or, le fait que cette destruction des deux partis de gouvernement se soit accompagnée d’une domination, à droite comme à gauche, de mouvements radicaux n’est pas dû à Macron mais à l’histoire et à l’évolution de la droite et de la gauche dans notre pays.
À gauche, le Parti socialiste n’a jamais conquis une véritable autonomie par rapport aux forces politiques situées sur sa gauche. L’idéologie jacobine et la tradition révolutionnaire l’ont toujours empêché de faire sa mue social-démocrate. Son complexe à l’égard du « grand parti de la classe ouvrière » qu’était le PCF l’a toujours amené à rechercher la constitution d’une union de la gauche qui a toujours rendu son exercice du pouvoir complexe, contradictoire, et finalement défectueux. La refondation du PS par François Mitterrand lui a permis de gouverner mais l’échec électoral de 1993 puis celui de la gauche plurielle de Lionel Jospin en 2002, enfin celui du quinquennat de François Hollande ont démontré l’incapacité permanente de ce parti à gouverner de manière durable soit avec l’extrême-gauche soit sans elle. La perte de la crédibilité gouvernementale du PS ne pouvait dans ces conditions que redonner la première place à l’extrême-gauche, toujours dépositaire de la vraie légitimité de gauche. L’effondrement du PCF l’avait fait oublier mais Mélenchon a rappelé la vérité de ce qu’est la gauche française. Ce n’est pas Macron qui a réveillé l’extrême-gauche mais les ambiguïtés qui, dès la naissance de la SFIO en 1905, ont marqué l’histoire du socialisme français et que la parenthèse mitterrandienne avait un temps masquées.
Il en va de même à droite. Depuis une vingtaine d’années, l’extrême-droite, dopée par l’enjeu de l’immigration et des questions identitaires, a menacé la domination du parti gaulliste de manière croissante. Macron n’est pour rien dans le fait qu’en 2017 le Front national ait éliminé l’UMP au premier tour, lui ôtant son statut de parti de gouvernement naturel de la droite. Ainsi, 2022 n’a fait que confirmer 2017, à gauche comme à droite. Les partis extrémistes l’ont emporté sur les partis de gouvernement. Françoise Fressoz écrit à juste titre que « l’intuition de départ d’Emmanuel Macron était que les deux partis de gouvernement qui avaient dominé la vie politique de la Ve République finiraient par mourir, faute de pouvoir surmonter leurs contradictions internes ». Mais alors, il n’a fait qu’exploiter cette vision exacte d’une situation qu’il n’a pas créée. Elle a tort en revanche de penser qu’ « Emmanuel Macron est bien l’héritier de la deuxième gauche, qui tout au long des mandats mitterrandiens a lutté contre les excès du programme commun. » Cette deuxième gauche a certes lutté contre le programme commun, mais à l’intérieur du PS et de la gauche, et elle a été battue. Macron a estimé à juste titre que le centre gauche ne pouvait l’emporter qu’en dehors de la gauche et du PS et il a gagné.
Pour Françoise Fressoz la responsabilité de Macron dans la poussée des partis extrêmes est due au principe qui l’anime : le « en même temps », qui a pour but de faire disparaître les clivages politiques, et fait du centre un ensemble flou qui favorise la radicalisation, à gauche comme à droite. Remarquons d’abord que la disparition du clivage dominant gauche/droite n’a aucunement fait disparaître les clivages politiques. Au contraire elle les a multipliés, complexifiant leur structuration et interdisant du coup la bipolarisation des forces politiques. De véritables clivages idéologiques séparent la gauche mélenchoniste et le centre macroniste. Sur le libéralisme économique, sur les institutions et leur fonctionnement, sur l’Europe et l’alliance atlantique, sur la conception de la laïcité républicaine, sur la guerre en Ukraine enfin. Les mêmes clivages séparent ce centre de l’extrême-droite, à l’exception importante du thème de l’immigration et de la question identitaire qui empêchent les deux populismes de s’allier. D’autres clivages existent par ailleurs au sein même de ce centre entre les sociaux-libéraux et les libéraux nationaux. Ils sont de moindre intensité mais ils n’en fragilisent pas moins sa cohésion et son degré de résistance. Cependant, dans notre système politique, nos institutions et nos modes de scrutin, la seule manière de préserver la capacité du centre à remporter les élections et à gouverner, en l’absence de la possibilité de constituer des alliances partisanes comme dans les régimes parlementaires, est de pratiquer ce « en même temps ». On peut légitimement regretter qu’il en soit ainsi et préférer d’autres fonctionnements de notre système politique, mais dans notre système tel qu’il est c’est le président qui constitue et préserve l’existence d’un centre menacé des deux côtés. Le « en même temps » est une manière de le faire vivre, sorte de compromis instable à la recherche perpétuelle de l’équilibre. D’où l’impression qu’il donne parfois d’une navigation à la godille.
Pour autant, cette impression ne doit pas faire oublier ce qui rapproche le centre gauche et le centre droit qui constituent cet ensemble : la modération, l’attachement à l’économie de marché, à la construction européenne, à la défense des droits de l’homme, aux institutions et aux libertés, à la raison contre la démagogie, à l’envie de gouverner et de réformer. Ce centre n’est pas un simple fourre-tout sans consistance face à deux idéologies fortement structurées.
Françoise Fressoz note que la repolarisation aux deux extrêmes « place sur la défensive celui qui prétendait, par la jonction des centres, faire de la politique autrement ». Nul ne sait en effet ce que sera le résultat des prochaines élections législatives mais si, comme cela semble le plus probable, le centre macronien remporte ces élections après avoir remporté l’élection présidentielle, cette défensive aura été malgré tout politiquement efficace quelles que soient les énormes difficultés qui attendent le pouvoir en place dans les années à venir.
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