Place au régime parlementaire! edit

5 juillet 2024

Depuis le 9 juin 2024, la Ve République connaît un moment politique crucial. À la faveur de la dissolution de l’Assemblée nationale, une reparlementarisation de notre régime politique se profile à l’aune de sa future composition. D’abord par un usage en réalité classique du droit de dissolution, puis par un retour aux pratiques gouvernementales habituelles d’un régime parlementaire.

Sacralisée et dramatisée en France par l’imaginaire et la pratique politiques, une dissolution est dans nombre de démocraties un acte banal. En effet, dans un régime parlementaire, cette possibilité est prévue par la constitution, ou, à défaut, par la tradition. Elle revêt trois usages. Tout d’abord, la dissolution sert principalement à réagir au blocage institutionnel (motion de censure, incapacité à former un gouvernement, démission du Premier ministre, désagrégation d’un gouvernement). Plus original, la dissolution relève ensuite de la convenance ou de l’opportunité, l’intention étant de provoquer des élections législatives supposément aisées à remporter pour le gouvernement sortant, qui espère pouvoir poursuivre son action. Cette pratique est ordinaire dans les régimes de tradition anglaise, dit « de Westminster », mais elle a pu être employée ailleurs (France en 1997, Espagne en 1989 et 2011, Danemark en 2001 et 2007). Enfin, plus rarement encore, certaines dissolutions sont liées au contexte politique, économique ou social (à la suite d’un scandale, d’une incapacité à résoudre un problème, d’une crise ou d’un scrutin).

La dissolution du 9 juin 2024 appartient à la troisième catégorie et reste donc dans la pratique courante (même si rare) du régime parlementaire. Si chaque élection – qu’elle soit nationale, régionale, municipale ou européenne – est politique, affirmer qu’un scrutin européen n’a pas de dimension nationale relève de la rhétorique. Chaque élection peut changer la donne politique, parfois de façon considérable. Aussi, la dissolution prononcée par Emmanuel Macron s’inscrit dans la nature même d’une démocratie parlementaire, indifféremment de la justification qu’il a donnée et de ses intentions.

D’ailleurs, le contexte français connaît des précédents dans l’Union européenne, où des élections locales comme européennes ont pu entraîner la défaite du parti au pouvoir, et, partant, une dissolution. Au Portugal, l’Assemblée de la République fut dissoute en 1983 à la suite des élections municipales perdues par la coalition de droite menée par le Premier ministre Francisco Pinto Balsemão. Le même scénario eut lieu en 2002, cette fois à la demande du Premier ministre socialiste António Guterres. En Allemagne, en 2005, le chancelier fédéral social-démocrate Gerhard Schröder provoqua la dissolution de la Diète fédérale après la perte de la majorité au parlement régional de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, l’État le plus peuplé du pays. En Bulgarie, en 2014, le Président de la République Rossen Plevneliev procéda à la dissolution de l’Assemblée nationale après un scrutin européen marqué par une division par deux des voix de la coalition de gauche par rapport aux élections législatives de 2013, qui entraîna l’éclatement de la coalition gouvernementale. En Grèce, en 2019, le Premier ministre de gauche radicale Aléxis Tsípras demanda au Président de la République Prokópis Pavlópoulos de faire de même, son parti étant arrivé en deuxième position. Dans cette perspective, le choix du Président français de dissoudre n’apparaît ni original, ni incohérent.

Des pratiques parlementaires courantes

Si le scrutin législatif anticipé devait conduire la coalition électorale menée par le Rassemblement national ou par le Nouveau Front populaire à obtenir une majorité de sièges de députés, relative ou absolue, nous entrerions dans une phase totalement inconnue pour nos institutions, au-delà de la simple cohabitation. Chaque institution politique serait contrôlée par trois forces politiques différentes, à savoir : Renaissance pour la présidence de la République, Les Républicains pour le Sénat et le Rassemblement national ou le Nouveau Front populaire pour l’Assemblée nationale. La France passerait donc d’une tripolarisation partisane, à l’œuvre dans la législature sortante, à une tripolarisation institutionnelle inédite.

Depuis 1958 et jusqu’à ce jour, une même force politique a toujours contrôlé aux moins deux des trois principales institutions de notre régime parlementaire. La présidence de la République, l’Assemblée nationale et le Sénat ont été contrôlés par la droite de 1958 à 1981, de 1995 à 1997 et de 2002 à 2011, et par la gauche de 2012 à 2014. La droite en a dirigé deux sur trois de 1986 à 1988 et de 1993 à 1995 (Assemblée nationale et Sénat), de 1997 à 2002 (présidence de la République et Sénat) et de 2011 à 2012 (présidence de la République et Assemblée nationale). La gauche a été dans la même situation de 1981 à 1986, de 1988 à 1993 et de 2014 à 2017, tout comme la « Macronie », de 2017 à 2024 (présidence de la République et Assemblée nationale).

Le gouvernement issu du scrutin du 7 juillet prochain pourrait, qui plus est, être minoritaire. Pour autant, un gouvernement minoritaire n’a rien d’anormal dans un régime parlementaire. En Espagne, depuis 2018, les quatre gouvernements qui se sont succédé sont minoritaires. Au Canada, il en existe un depuis 2019. Au Danemark et en Suède, le gouvernement minoritaire constitue la norme. Qualifier ce type de gouvernement d’anormal ou d’illégitime, y compris pour la France de 2022 à 2024, est erroné. En effet, cela n’a rien d’exceptionnel dans un régime parlementaire, seulement pour sa pratique dévoyée au profit du président de la République. En revanche, une cohabitation avec un gouvernement minoritaire serait une première.

L’esprit de dialogue et celui de négociation sont des composantes essentielles du régime parlementaire, d’autant plus lorsque le gouvernement est soutenu par une majorité relative. C’est ce qui a manqué entre 2022 et 2024. La tripolarisation institutionnelle les rendrait impératifs, puisque chacun des partis et groupes parlementaires dominant une institution tiendra les deux autres par la barbichette et sera co-responsable et comptable du fonctionnement politique de notre pays. Tel est le scénario optimiste. Une pratique d’ailleurs conforme à ce que Montesquieu observait déjà, en Angleterre, dès 1748, où les trois institutions étaient volontairement confiées à trois groupes sociaux antagonistes : la Couronne, les bourgeois et les nobles. Cette tripolarisation conduisait à un consensus social.

Il existe un scénario pessimiste, avec une absence de collaboration des forces politiques. La tripolarisation institutionnelle muterait alors en une cohabitation triangulaire, avec deux perspectives : l’anesthésie ou le conflit. Là réside la plus grande des inconnues.

Ainsi et enfin émergent en France les conditions d’un régime parlementaire authentique et inévitable, né d’un affaiblissement du président de République, après une période de soixante-quatorze ans de détournement à son profit et d’un aveuglement volontaire au cours des deux dernières années. Des conditions qui pourraient demeurer, sauf à ce qu’un gouvernement majoritaire et que la synchronicité des élections présidentielle et législatives n’apparaissent de nouveau.