Présidentielle: deux France antagonistes? edit
Dans une note publiée par la Fondation Jean-Jaurès[1], Jérôme Fourquet, dans la lignée de ses précédents ouvrages, lit les résultats de l’élection présidentielle comme la manifestation d’un duopole qui oppose deux France antagonistes, aux profils sociaux extrêmement contrastés.
Cette thèse est soutenue par des arguments solides, mais elle est simplificatrice et peut même être contestée sur plusieurs points. Tout d’abord, par construction Jérôme Fourquet ne parle dans sa note que des électorats d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen. Il ignore totalement le troisième homme, Jean-Luc Mélenchon, et le parti qu’il représente, alors que celui-ci a réuni près de 22% des suffrages exprimés et que son électorat présente un profil sociologique assez différents de celui des deux autres protagonistes. Cela met déjà un peu à mal la thèse du duopole. Il faudrait aussi sans doute faire la sociologie des abstentionnistes. Passons en revue les principales caractéristiques sociales des électorats de ces trois candidats, pour vérifier à quel degré la thèse du duopole est vérifiée.
Macron des villes, Le Pen des champs: pas si simple
C’est un des thèmes les plus repris par les commentateurs. Les Echos écrivent le 25 avril : « on voit se former deux France, celle des zones rurales et des petites communes, favorables à la candidate du Rassemblement national, et celle des centres urbains, largement acquis au président-candidat » ; Le Figaro, le même jour : « L'opposition est avant tout territoriale. Le quinquennat qui s'achève a vu la séparation entre les populations urbaines et le reste de la France se transformer en gouffre, matérialisé notamment par la révolte des «gilets jaunes». L'espace périurbain ou rural est devenu le terreau d'une opposition farouche au président. »
Dans ces assertions, une chose est vérifiée : au second tour de l’élection, Emmanuel Macron apparaît bien comme le candidat des grandes métropoles. Il écrase sa rivale dans plupart d’entre elles, avec des scores au-delà de 70%, à l’exception des villes du sud-est (Marseille et Nice) où il reste cependant majoritaire.
Tableau 1. Résultats du 2e tour de l’élection présidentielle (en % des suffrages exprimés) dans les 10 plus grandes villes
Mais le tableau est assez différent si l’on examine les résultats des trois premiers candidats dans les mêmes villes au premier tour (tableau 2).
Tableau 2. Résultats du 1er tour de l’élection présidentielle (en % des suffrages exprimés) dans les 10 plus grandes villes
Source : ministère de l’Intérieur.
En rouge villes où J.-L. Mélenchon est en tête, en orange villes ou E. Macron est en tête
La faiblesse de Marine Le Pen dans les grandes métropoles est confirmée, mais Emmanuel Macron est fortement concurrencé par Jean-Luc Mélenchon dans bon nombre d’entre elles : ce dernier arrive largement en tête à Marseille, Toulouse, Montpellier et Lille et l’emporte moins nettement à Nantes et Strasbourg. Les grandes métropoles sont donc loin d’être unanimement macronistes. Même à Paris, les scores d’Emmanuel Macron et de Jean-Luc Mélenchon sont proches. La France urbaine n’est manifestement pas simplement composée des gagnants de la mondialisation et des catégories les plus aisées qui seraient ralliées à Emmanuel Macron.
Par ailleurs, l’idée que le vote en faveur d’Emmanuel Macron est fortement sous-représenté dans les zones rurales est quant à elle largement démentie. Au premier tour, Emmanuel Macron arrive en tête dans 6 des 14 départements les plus ruraux et dans tous il réalise des scores relativement élevés (tableau 3). Seuls deux départements du nord-est, la Haute-Marne et la Meuse, lieux d’implantation traditionnels du RN, donnent un net avantage à Marine Le Pen. Au second tour, dans ces mêmes départements, Emanuel Macron l’emporte 11 fois sur 14. Il faut remarquer aussi que Jean-Luc Mélenchon réalise des scores non négligeables dans ces départements ruraux.
Tableau 3. Résultats du 1er tour de l’élection présidentielle dans les départements « hyper-ruraux » (grille de densité rural/urbain)
Source : ministère de l’Intérieur
En bleu les départements où Marine Le Pen est en tête, en orange ceux où Emmanuel Macron est en tête
Emmanuel Macron ne fait pas des scores élevés que dans la « France triple A », comme le dit Jérôme Fourquet, celle qui, « hormis le cœur des métropoles et leurs premières couronnes aisées, comprend aussi les zones littorales et les stations balnéaires » ou les zones du rural-chic comme le Luberon. Le Cantal, l’Aveyron et la Lozère où Emmanuel Macron fait des scores supérieurs à ceux de sa rivale du RN ne correspondent pas vraiment à cette définition.
Emmanuel Macron candidat des cadres et des ménages aisés : oui, mais pas que…
Il est indéniable qu’Emmanuel Macron séduit plus les cadres que tout autre candidat : 35% d’entre eux, selon l’enquête IPSOS, étaient décidés à lui accorder leurs suffrages. Néanmoins, son électorat n’est pas monolithique. Il attire les professions intermédiaires dans les mêmes proportions que l’ensemble de son électorat (28%). Emmanuel Macron est donc surtout le candidat des classes moyennes et moyennes-supérieures, un vaste ensemble qui est en forte croissance dans la population active. Et il n’est pas totalement marginalisé chez les ouvriers (18% lui accordent leurs suffrages au premier tour, pas très loin du score de Jean-Luc Mélenchon dans la même catégorie sociale, et un tiers se portent sur lui au second tour), comme chez les employés (17% au premier tour, 43% au second tour).
Tableau 4. Intentions de vote en fonction de la profession, du niveau de revenu et du niveau de diplôme (% en ligne)
Source : IPSOS, enquête auprès d’un échantillon représentatif de 4000 personnes, 6-9 avril 2022
Le même constat s’applique à la stratification de l’électorat macroniste en fonction du niveau d’étude : tous les niveaux d’étude sont représentés à plus de 20% dans les électeurs d’Emmanuel Macron. Il est loin d’être le candidat des seuls super-diplômés. Le contraste est plus marqué en fonction du niveau de revenu, surtout en ce qui concerne les bas revenus qui se portent peu sur le candidat-président. Mais sa représentation dans les revenus intermédiaires (1250€ à 3000€) est également supérieure à 20%.
L’électorat frontiste est nettement plus populaire (surreprésentation des ouvriers et des employés et des bas revenus), tandis que l’électorat mélenchoniste est remarquablement interclassiste, traduisant sans doute le fait que les déterminations idéologiques sont dominantes dans les choix de ces électeurs très marqués à gauche.
Au total, la lecture dichotomique que fait Jérôme Fourquet des résultats de l’élection, en reprenant l’expression de Jean-Pierre Raffarin, « France d’en haut vs. France d’en bas » est certes possible, mais elle est réductrice. Une lecture plus subtile, et sans doute plus juste, est celle d’un dégradé plutôt que celle d’un contraste radical. D’ailleurs, si Emmanuel Macron n’avait été que le candidat de la « France d’en haut », par définition il n’aurait jamais été élu. La France est d’abord une société de classes moyennes et c’est à cet électorat que s’est prioritairement adressé le Président-candidat.
Ajoutons pour finir que l’évolution probable de la sociologie de l’électorat n’est pas favorable au Rassemblement national : recul très net des ouvriers depuis trente ans, hausse du niveau d’étude, croissance démographique des grandes métropoles[2], vieillissement de la population (les retraités étant très peu séduits par le RN).
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[1] Voir https://www.jean-jaures.org/publication/macron-le-pen-deux-france-face-a-face/
[2] « Porté par le regain démographique des grands pôles urbains et le dynamisme des couronnes, l’essentiel de la croissance démographique est dû aux grandes aires urbaines. » (INSEE, tableaux de l’économie française 2019)