Ursula von der Leyen sera-t-elle reconduite? edit
Après ce qui s'est passé dans la nuit de dimanche à lundi, deux récits se croisent : le récit français, avec la décision retentissante de Macron de convoquer de nouvelles élections législatives, et le récit européen. Je n'ai pas la prétention de commenter le premier, mais seulement de rappeler qu'il serait erroné de considérer aujourd'hui comme acquise une victoire de l'extrême droite le 7 juillet. Cependant, si Macron perdait son pari cela pourrait profondément influencer la dynamique européenne. D'abord parce qu'un gouvernement d'extrême droite en France, s'il n'affecterait pas les pouvoirs importants du président de la République, déstabiliserait la politique européenne d'un des grands pays fondateurs de l'UE. Mais aussi en raison des effets que cela aurait sur la galaxie souverainiste, à commencer par Giorgia Meloni. L'importance de la bombe française ne doit cependant pas faire oublier la perspective européenne, ne serait-ce que parce que les deux récits sont appelés à se croiser.
La campagne électorale qui vient de s'achever a vu débattre avec animation d'une question sans précédent : la présidente sortante Ursula von der Leyen (UVDL), désignée spitzenkandidat par son parti, le Parti populaire européen (droite), doit-elle être reconduite à la tête de la Commission ? La campagne s'est donc logiquement transformée en un jugement sur son travail et sa personne. Cela a incité les partisans et les adversaires d'UDVL à qualifier leur position en fonction du type d'Europe qu'ils souhaitaient ou prétendaient souhaiter. De plus, les élections se sont déroulées dans un contexte où l'on s'attendait à une forte progression des partis populistes et souverainistes de droite ; elles ont donc été présentées comme un choix entre « plus ou moins d'Europe ». Cela a contribué à une campagne électorale caractérisée par une forte polarisation, souvent soulignée par les médias ; une polarisation qui, cependant, n'a pas pris en compte le salutaire effet modérateur du système électoral, qui est partout proportionnel. À la lumière des résultats, on est frappé par la relative stabilité du cadre européen, qui contraste avec l'instabilité et la polarisation déchirante de nombreuses situations nationales.
Les prédictions de changements radicaux démenties
Comme on pouvait s'y attendre, bien que les résultats déplacent l'axe du nouveau Parlement vers la droite, ils n'en modifient pas radicalement l'équilibre. La progression attendue de la droite radicale a été inégale : elle a été évidente en France et en Italie, plus faible que prévu il y a quelques semaines en Allemagne et en Espagne, et on ne l’a pas observée en Pologne. Cette progression, par ailleurs, ne fragilise en rien la poursuite de la domination de la coalition dominante traditionnelle réunissant le PPE, le Parti socialiste européen (PSE) et Renew (libéraux), récemment élargie aux verts.
La question du rôle futur des partis souverainistes a dominé la campagne et elle se trouve maintenant sur la table des gouvernements et du Parlement ; elle concerne surtout la relation avec Giorgia Meloni, renforcée par les résultats, à la fois leader d'un parti souverainiste et à la tête d'un des grands pays de l'UE. On notera d’ailleurs qu’UDVL, avec une certaine ostentation, a établi de bonnes relations avec la Première ministre italienne.
À la question de savoir s'il est juste de reconfirmer l'UVDVL, s'ajoute celle de savoir s'il est acceptable que l'IED, le parti de Giorgia Meloni, fasse également partie de la majorité appelée à l'élire. Cette question recoupe de manière contradictoire l'aspiration déclarée de Mme Meloni à se positionner comme chef de file d'une coalition souverainiste, une alliance dont certaines composantes importantes, comme le Rassemblement national en France, ont fait de l'opposition à l'« Europe de l'UDVL » l'une des pierres d’angle de leur campagne électorale. A priori, la confusion semble donc totale. De plus, en cas de victoire du parti de Marine Le Pen aux législatives, les évolutions françaises feraient inévitablement de la dialectique entre les leaders italiens et français l'un des nœuds importants de la dynamique européenne.
Comment juger Ursula von der Leyen?
De l'avis général, UDVL a été une bonne présidente de la Commission, dans le sillage d'innovateurs comme Delors. Elle semble donc a priori destinée à être reconduite pour un second mandat. Pourtant, son chemin reste semé d'embûches. On a invoqué à son propos la formule, fameuse en Italie, du « candidat qui entre au conclave comme pape et en sort comme cardinal ». Des critiques lui ont été adressées, concernent à la fois son style centralisateur et certains de ses choix politiques. UVDL est accusée d'être trop « atlantiste » et de pencher trop en faveur de l'Ukraine et d'Israël, d'être l'auteur du (pour certains infâme) Green Deal, mais aussi récemment de le trahir, d'être à la fois trop laxiste et trop restrictive sur l'immigration, d'être trop tolérante, mais aussi de manquer à ses devoirs d'impartialité envers des gouvernements illibéraux comme celui d’Orban ou le PIS polonais. Il n'est pas facile de s'y retrouver dans ces critiques souvent contradictoires. Toutefois, ses défenseurs pourraient répondre que la réalité politique est presque toujours déterminée par les événements davantage que par les agendas, et peu de périodes ont été aussi denses en événements imprévus que celle que l'Europe a connue récemment. Réagissant aux circonstances, l'UVDL a agi politiquement et les résultats sont là.
Plus ou moins d'Europe?
Parmi les thèmes qui ont dominé la campagne, certains sont parfaitement cohérents avec les débats nationaux, mais risquent maintenant d'être un piège pour ceux qui doivent décider. Partant du fait que la prochaine Commission devra obtenir le consensus d'une majorité absolue au Parlement européen, certains affirment que sa nomination devra à nouveau refléter une majorité qui veut « plus d'Europe », c'est-à-dire la majorité actuelle du PPE, du PSE, de Renew et des Verts, à l'exclusion des souverainistes de droite et de gauche qui veulent eux « moins d'Europe ». Une majorité qui, si l'on s'en tient aux chiffres, a été confirmée par les urnes.
Le problème est que cette opposition tranchée entre « plus ou moins d'Europe » ne correspond pas à ce qu'est réellement l'Union européenne, à son fonctionnement et aux choix auxquels les responsables seront confrontés après les élections. Il existe en effet plusieurs idées fausses dans l'imaginaire collectif à propos de l'UE.
Dans la réalité européenne, les progrès vers plus ou moins d'Europe se font au cas par cas, dans la résolution de problèmes concrets. Dans cette perspective, les termes « plus ou moins d'Europe » revêtent une grande ambiguïté et sont souvent utilisés de manière inappropriée. Proposer plus ou moins de gradualisme dans la mise en œuvre du Green Deal, ou plaider pour plus ou moins d'ouverture en matière d'immigration, ne revient pas à vouloir « plus ou moins d'Europe ». Au contraire, dans certains cas, les progrès vers « plus d'Europe » sont principalement entravés par des désaccords entre des gouvernements traditionnellement pro-européens. C'est le cas de l'augmentation du budget de l'UE ou de l'émission d'une dette commune.
Cependant, il existe des limites qui peuvent rendre la position des souverainistes de gauche ou de droite incompatible avec l'adhésion à l'UE. C'est le cas par exemple de ceux qui appellent à limiter l'immigration en fermant les frontières intérieures de l'UE. Plus généralement, il s'agit du principe de la suprématie du droit européen et du rôle de la Cour de justice qui en découle, ainsi que du respect des règles fondamentales de l'État de droit. Il s'agit de questions existentielles et non négociables qui, comme nous l'avons vu pour les premières avec le Brexit, ne peuvent être résolues qu'en quittant l'UE. Il est intéressant de noter que toutes ces lignes rouges sont présentes dans le programme de Marine Le Pen. Cependant, le Brexit semble avoir transformé l'UE en une nouvelle version de « Hotel California », la chanson des Eagles. Même les souverainistes les plus ardents ne parlent plus de sortie, ils sont donc condamnés à réconcilier leur discours avec la réalité. Cela ne les gêne guère lorsqu'ils sont dans l'opposition mais, comme semble l'avoir compris Giorgia Meloni, c'est plus compliqué lorsqu'ils sont au pouvoir. Selon la célèbre formule de Mario Cuomo, « nous faisons campagne en poésie, mais nous gouvernons en prose ».
Le piège des majorités
Un autre aspect du récit qui a accompagné la campagne électorale est tout aussi trompeur : celui des majorités. Cette question est particulièrement insidieuse car elle touche à notre perception instinctive de la manière dont fonctionne la relation entre les majorités exécutives et parlementaires dans nos démocraties représentatives. Les institutions européennes reflètent un modèle différent, mais non moins démocratique.
Elles sont soumises à une double contrainte de légitimité : par les gouvernements (au sein du Conseil), et par le corps électoral (au sein du Parlement européen). La nomination de la Commission est le moment où ces deux légitimités se rencontrent et doivent être conciliées. Il y a une difficulté supplémentaire : bien que le PE soit composé de groupes parlementaires affiliés aux « partis européens », ceux-ci sont, pour toute une série de raisons historiques et culturelles, beaucoup plus faibles et moins disciplinés que les partis que nous connaissons au niveau national. La « coalition traditionnellement dominante » que j'ai mentionnée au début n'a jamais constitué une véritable majorité de gouvernement. Il n'y a pas de « pacte de coalition » à Bruxelles ou à Strasbourg qui la lie avec la Commission à un programme particulier. Il n'y a qu'un vote d'investiture, qui a lieu sur la base des déclarations politiques du président désigné du Conseil européen, mais ensuite de nombreuses mesures législatives seront votées avec des majorités variables.
Enfin, même si le PE doit voter son investiture finale, la Commission dans son ensemble sera par définition composée de membres reflétant les majorités gouvernementales des différents pays et ne reflétera pas nécessairement la majorité parlementaire appelée à voter sur elle. Il est donc illusoire d'espérer reproduire à Strasbourg les majorités qui gouvernent les différents pays. Il s'agit plutôt d'une contradiction entre deux logiques : la logique nationale, de plus en plus polarisée, et la logique européenne, qui reste rétive aux prétentions à l'enfermer dans l'opposition gauche-droite.
L'avenir des souverainistes
En arrière-plan de tout cela se pose évidemment la question de l'avenir de la galaxie populiste et souverainiste. Elle est d'abord liée aux différences profondes divisant des partis qui ont des priorités souvent contradictoires, sauf à déclarer qu'ils veulent « moins d'Europe ». Tout d'abord, leur attitude à l'égard de la Russie et de la guerre en Ukraine. Dans tous les cas, leur véritable nature ne se manifeste que lorsqu'ils parviennent à participer au gouvernement. C'est toutefois une erreur de croire que, pour reprendre la métaphore de Cuomo, la prose l'emportera de toute façon à l'épreuve de la réalité.
Dans le cas de Giorgia Meloni, le fossé entre la poésie et la prose sur l'Europe est particulièrement important, mais seulement parce qu'elle semble convaincue que l'intérêt national italien exige de ne pas entrer en conflit ouvert avec le consensus politique dominant en Europe. Ce n'est pas le cas du PIS polonais, allié de Mme Meloni au Parlement européen, et qui est resté en marge de la politique européenne pendant toute la durée de son mandat, et qui s'est souvent livré à des confrontations. Après tout, les souverainistes ne mènent jamais la danse, mais réagissent à la musique dominante. Même le pragmatisme de gouvernements comme celui de l'Italie dépend largement de la solidité du consensus des gouvernements plus traditionnellement pro-européens, en particulier les Français et les Allemands.
La question pour l'observateur étranger que je suis est donc de savoir quelle serait la « prose » d'un gouvernement dirigé par le RN en France. Malheureusement, tout porte à croire qu'il est difficile de s'attendre à une répétition du pragmatisme de Giorgia Meloni ou même, comme le notait hier Gérard Grunberg, de l'harmonie relative qui a caractérisé les périodes de cohabitation avec Mitterrand et Chirac. Au moins dans un premier temps, et même s'il est limité par les pouvoirs constitutionnels qui restent entre les mains du président Macron, un gouvernement dirigé par le RN pourrait dangereusement pousser la France au bord d'une crise existentielle avec l'UE. Les conséquences seraient encore plus graves pour le pays que celles produites par le Brexit pour le Royaume-Uni. Cependant, l'explosion en vol de la souveraineté française pourrait prendre du temps, comme ce fut le cas avec les conservateurs britanniques.
Spéculer sur la suite est inutile mais l'UE connaîtrait la crise la plus grave depuis sa création. A ce moment-là, quelle serait la réaction de Meloni face au changement français : céderait-elle à l'attrait de l'idéologie ou resterait-elle ancrée à l'intérêt national ? Son choix pourrait être décisif pour l'avenir de la construction européenne. Dans ces conditions, et au-delà de l'inconnue française, à quoi peut-on s'attendre pour les décisions à venir ? Les changements intervenus au niveau européen, mais surtout dans certains pays, auront un effet certain sur certains choix importants que l'UE devra faire. Tout d'abord, l'avenir du Green Deal et la gestion de l'immigration. Au moins jusqu'aux élections françaises, le soutien à l'Ukraine ne devrait pas être remis en question, mais un grand point d'interrogation plane sur l'après.
Que se passera-t-il ?
L'échéance immédiate, cependant, est le renouvellement de la direction des institutions. Pour l'instant, nous assistons à deux récits inconciliables qui reflètent la mauvaise perception de la nature des institutions européennes que j'ai mentionnée précédemment. Giorgia Meloni dit : je ne veux pas gouverner avec les socialistes. D'autres disent : je n'accepte pas une majorité dont madame Meloni ferait partie. Le tremblement de terre français ne permet pas les tergiversations. Giorgia Meloni et ses opposants idéologiques se retrouveront dans le même Conseil européen, un lieu où l'appartenance aux différentes familles politiques compte beaucoup moins que ce que les gouvernements considèrent comme l'intérêt national.
Il suffit d'un peu de bon sens pour comprendre que Mme Meloni ne souhaite pas s'isoler de la désignation de la Commission, qui sera inévitablement décidée avec l'aide des gouvernements dirigés par les socialistes. D'autre part, compte tenu du résultat italien, il sera très difficile et certainement contre-productif pour d'autres de chercher un conflit sur cette question avec le gouvernement de la troisième économie de l'UE, qui est d'ailleurs sorti renforcé des élections. Ensuite, ce sera le tour du Parlement européen. Là, il serait peu logique que les parlementaires italiens de l'IDE ne votent pas en faveur de la candidature proposée avec l'aide de leur chef de file. De même, il ne serait pas logique que les députés qui sont l'expression des forces politiques traditionnellement dominantes refusent a priori de partager leur vote avec le parti de Giorgia Meloni.
Reste à savoir si le bénéficiaire de ce scénario sera UDVL ou quelqu'un d'autre. L'analyse ci-dessus devrait conduire à la conclusion qu'il n'y a pas de raisons de ne pas reconduire UDVL dans ses fonctions. Il est toutefois possible que les controverses de ces dernières semaines aient affaibli son image au point de répandre la conviction qu'il faut changer la tête de l’exécutif européen. C'est ainsi que fonctionne parfois la politique. La faiblesse éventuelle d'UDVL ne dépend pas de ses mérites ou de ses erreurs, mais du fait qu'elle ne dispose pas d'une base politique propre et qu'elle est donc en quelque sorte « remplaçable ».
À ce stade, toutefois, se pose la question de l'alternative, qui est théoriquement de deux types. Compte tenu des équilibres existants et des priorités politiques de l'UE, y compris la nouvelle centralité de la sécurité, il est raisonnable de penser que la personne choisie devrait provenir d'un pays qui fait partie de l'euro et, de préférence, de l'OTAN, mais qui appartient également à la famille du PPE. Certains noms circulent à cet égard, comme ceux du Premier ministre croate Andrej Plenković, du Premier ministre grec Kyriacos Mitzotakis ou de l'actuelle présidente maltaise du PE Roberta Metsola. Il s'agit de personnalités de grande qualité, mais qui ont la particularité de venir de pays plutôt marginaux en termes géographiques, économiques et politiques. La seconde option consisterait en un choix totalement non conventionnel, où le nom évoqué serait celui de Mario Draghi. Il s'agit d'une personnalité dont la compétence, l'autorité et l'habileté ne peuvent être niées. Cependant, cette hypothèse se heurte à des difficultés majeures. En définitive, il semble qu'une candidature de sa part ne pourrait prendre forme que sous la forme d’un recours, en cas de blocage prolongé non seulement sur le nom d’UDVL, mais aussi sur les autres alternatives possibles.
En fin de compte, voulons-nous une Commission forte ou non?
Si l'on écarte cette hypothèse, pour l'instant assez théorique, le sens le plus évident d'un éventuel rejet de la reconduction d'UDVL est celui du choix d'une Commission plus faible que l'actuelle et donc moins encline à interférer avec les prérogatives des gouvernements. Il s'agirait d'une réaction quasi physiologique après le mandat d'une Commission forte et donc controversée.
C'est ce qui s'était produit lorsqu’en 1995 on a choisi de nommer Jacques Santer après Jacques Delors. Dans la vie de l'UE, il s'agit de mouvements pendulaires gérables sans trop de difficultés lorsque le contexte économique et géopolitique le permet, mais surtout lorsque la faiblesse de la Commission peut être compensée par la force et la cohésion des principaux gouvernements nationaux. C'est en gros ce qui s'est passé à la fin du mandat de Delors ; la France, l'Allemagne, mais aussi d'autres pays avaient des gouvernements assez forts et stables. Aujourd'hui, certains gouvernements sont affaiblis par le résultat des élections, la situation dans les deux principaux pays est particulièrement fragile, moins cohésive, et aucun autre acteur ne semble pouvoir compenser ces faiblesses. Une Commission forte et faisant autorité serait donc d'une grande utilité. Ceux qui se gargarisent de « plus d'Europe » dans leurs discours publics devraient s'en souvenir. En particulier, le tremblement de terre français devrait pousser à une solution rapide. Une impasse prolongée sur la nomination des chefs des institutions, surtout en cas de victoire de Le Pen en France, pourrait avoir des conséquences vraiment dévastatrices.
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