Les démocraties et leurs ennemis edit
La bibliothèque de Telos vient de s’enrichir de deux ouvrages importants écrits par Timothy Snyder, professeur à l’université de Yale, et Yascha Mounk, professeur à l’université Johns Hopkins, qui viennent d’être traduits en français[1]. Sur des sujets apparemment étrangers l’un à l’autre, ils concourent à nous faire penser avec justesse un monde en plein éclatement ainsi que le danger dans lequel se trouvent les démocraties. Notons que l’un et l’autre sont encore très proches de l’Europe, de son histoire, de sa culture et de ses drames et s’inquiètent de l’ignorance historique des jeunes générations américaines. La situation géopolitique est analysée par l’historien Timothy Snyder dans La Route pour la servitude, Russie, Europe, Amérique. La menace intérieure est identifiée par le politologue Yascha Mounk qui, dans Le Piège de l’identité, souligne la remise en cause du meilleur de la tradition d’origine européenne, l’esprit critique et la rationalité, par les différents courants du wokisme. Menace extérieure pour l’un, menace intérieure pour l’autre : les effets de ces deux menaces risquent de se conjuguer, ce qui ne manque pas d’inquiéter sur la capacité intellectuelle et politique des démocraties à se défendre contre les ennemis qui cherchent à l’abattre.
Les ouvrages précédents de Timothy Snyder avaient déjà apporté une perspective nouvelle pour les Européens de l’Ouest en concentrant son histoire du XXe siècle sur les régions de l’Est, ces « terres de sang », victimes des tyrannies, des famines et des atrocités exercées au cours du siècle par les régimes totalitaires de l’Allemagne et de la Russie[2]. Le point de vue des Européens de l’Ouest était ainsi relativisé et complété. Le nouvel ouvrage développe ce point de vue à partir d’une analyse du totalitarisme, fondée sur un dépouillement impressionnant d’une immense documentation en russe, ukrainien, polonais, allemand, français et anglais. L’auteur analyse et met en perspective historique la perception du monde par Poutine et dénonce les illusions des Européens et des Américains à cet égard. Sans référence à la littérature qui existe sur le totalitarisme – ni Raymond Aron, ni Hannah Arendt, ni ceux qui les ont suivis ne sont discutés –, l’auteur se pose en historien et en historien des idées et analyse les deux dernières décennies à partir du rapport au temps historique qui conduit, selon lui, les responsables politiques à mener soit une « politique d’inévitabilité », soit une « politique d’éternité ». La première consisterait à penser que « le futur n’est qu’un supplément de présent, que les lois du progrès sont connues, qu’il n’y a pas d’alternative et qu’il n’y a donc vraiment rien à faire » (p. 27). La seconde, la « politique d’éternité », « place une nation au centre d’une histoire cyclique de victimisation. Le temps n’est plus une ligne vers le futur mais un cercle qui renvoie sans cesse les mêmes menaces du passé » (p. 28).
L’auteur réinterprète l’histoire de l’Europe et des États-Unis à partir de cette distinction. A la suite de la chute du mur de Berlin, Américains et Européens menèrent une « politique d’inévitabilité », tandis que les Russes maintenaient une « politique d’éternité ». D’un côté, dépolitisation des démocrates qui crurent que la démocratie et l’économie « libérale » s’imposeraient d’elles-mêmes ; les démocrates ne croyaient plus aux passions et au rôle de la volonté politique. De l’autre côté, reconstruction d’une idéologie impérialiste, les Russe, conformément à une « politique de l’éternité » continuent à voir dans l’Occident l’ennemi radical qui empêche l’expansion « naturelle » du pouvoir russe sur ses voisins. Les premiers imaginaient l’histoire en termes de diffusion du bien-être, les seconds étouffent les faits et construisent des fictions et des mensonges auxquels les démocrates négligent ou acceptent de croire. C’est ainsi que l’invasion de l’Ukraine a pris les Européens par surprise, ils n’avaient pas compris que les Russes n’étaient pas menés par leur « intérêt ». L’auteur évite le terme de « tyrannie » pour souligner que les démocrates – Européens et Etats-uniens - eux-mêmes se résignent par leur incompréhension et leur manque de volonté politique à ne pas lutter contre le projet totalitaire de leurs ennemis.
Si tout concept mérite discussion, il faut admirer sans réserve l’érudition avec laquelle l’auteur soutient sa démonstration et on ne peut que se rallier à son espoir que les démocrates acceptent enfin de penser politiquement le monde et de mener une politique qui se fonde sur la connaissance et la réflexion des précédents politiques, donc tragiques, dont l’Est de l’Europe a donné – et continue à donner – de tristes exemples. Cela, si les démocrates entendent ne pas suivre la route vers la servitude (traduction de « The Road to Unfreedom », titre anglais qui me paraît plus conforme à la pensée de l’auteur que celle qui a été adoptée dans la traduction française).
Le second ouvrage vient donner des arguments à l’analyse commune aux deux auteurs sur le risque de décomposition intellectuelle des démocraties. Évitant le terme de « woke » qui est, selon lui, aux États-Unis et peut-être déjà en France, trop chargé politiquement, Yascha Mounk étudie le « piège » intellectuel que développent les différents mouvements identitaires.
L’ouvrage a de grands mérites. Le premier est de fournir à la réflexion de nombreux exemples de dérives ou des perversions « wokistes » de ces idées, progressistes et souhaitables, que sont l’aspiration à plus d’égalité et plus de liberté dans les sociétés démocratiques. L’auteur impose aux indifférents ou aux ignorants qui marginalisent ou nient la force du mouvement de comprendre ce qui se passe aux États-Unis et risque de se diffuser en Europe – c’est déjà le cas en Grande-Bretagne. Le deuxième mérite est de sortir de la littérature polémique et ironique – par ailleurs compréhensible étant donné nombre des illustrations qui sont analysées dans l’ouvrage – pour discuter sérieusement et pédagogiquement des fondements intellectuels du mouvement. Cela donne un ouvrage effectivement très pédagogique. A vrai dire, la lecture en devient quelque peu lassante pour les spécialistes, chaque chapitre étant longuement exposé, puis résumé à la fin par un dernier paragraphe de « points-clés », avant d’être à nouveau résumé au début du chapitre suivant. On ne saurait toutefois regretter ce pédagogisme, dont il faut espérer qu’il permettra à l’auteur d’être entendu de ceux qui ne sont pas des spécialistes de la pensée woke. Un vieux professeur ne saurait se plaindre d’un certain pédagogisme quand il s’agit de critiquer des dérives intellectuelles et de proposer des analyses justes. L’ouvrage a de fait toutes les vertus de la rationalité académique, précision du vocabulaire (par exemple, p. 326, l’analyse du terme de « libéral » dont on sait les ambigüités entre le français et l’anglais), prise en compte des arguments des adversaires longuement présentés avant d’être discutés et réfutés.
Son mérite essentiel, c’est effectivement de démonter le « piège » que tend aux démocrates un mouvement de pensée, devenu radical et violent, qui s’est développé à partir d’un progressisme bienveillant qui semblait aller de soi, mais ne reposait sur aucune véritable réflexion. Le wokisme aboutit à remettre en cause toute perspective universelle, à réduire toute connaissance à l’identité de celui qui l’avance, à refuser la possibilité de communication entre les individus d’origines et de croyances différentes – idée qui fonde la communauté des citoyens. Le résultat paradoxal est la présence continue de l’idée de race et le retour au nom des « racisés » de la conception, elle clairement raciste, à laquelle s’était ralliée la Cour suprême au tournant du XIXe et XXe siècle, separate but equal, et qui, de toute évidence, consacrait la séparation et l’inégalité des races. Ne plus distinguer croyance et savoir, connaissance et engagement politique, juger le passé au nom des valeurs du présent, toutes ces manifestations se fondent sur la remise en cause de l’universalisme. Aussi l’auteur plaide-t-il pour le renouveau de l’éducation, et la défense de l’universalisme républicain. Seuls le retour de l’esprit critique, le développement du courage, et la volonté politique de défendre leurs valeurs fondatrices permettront de sauver les démocraties dans un monde qui paraît de plus en plus étranger à toute forme de régulation. Que nos deux auteurs soient lus et entendus !
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[1] Timothy Snyder, La Route pour la servitude, Russie, Europe, Amérique, Gallimard, coll. « La suite des temps », 2023 (2018) ; et Yascha Mounk, Le Piège de l’identité. Comment une idée progressiste est devenue une idéologie délétère, Editions de l’Observatoire, 2023 (2023).
[2] Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Gallimard, 2012 et 2022 (2012).