De la pauvreté (et de la richesse) edit
« Ô pauvres ! Que vous êtes riches ! Mais, ô riches ! Que vous êtes pauvres ! » écrivait Bossuet dans De l’éminente dignité des pauvres (1659). Qui et combien sont les pauvres ? Qui et combien sont les riches ? Tout dépend des définitions. Sous un déluge de données et d’approches toujours plus sophistiquées, il est difficile de se faire aisément une idée. Et différentes thèses peuvent être valablement soutenues, à partir des mêmes sources d’information. Un peu de pédagogie s’impose.
Soulignons d’entrée qu’aucune définition ne s’impose. Résumons le fond des débats par des formules. La pauvreté a des dimensions relativement absolues (le dénuement total dans les pays pauvres, comme dans les pays riches). Elle est, dans une large mesure, absolument relative car elle dépend des gens, du moment et de l’environnement. Sur le plan des définitions la pauvreté s’entend principalement comme absence ou insuffisance de ressources (monétaires notamment). Symétriquement, la richesse est relativement absolue (songeons à Crésus ou à Jeff Bezos) et elle est absolument relative (songeons aux infinies controverses sur la situation des 1% ou des 10% les mieux lotis).
Pour la pauvreté une partition spécifie quatre approches : « absolue », « relative », « administrative », « ressentie ». Par symétrie de conventions, on peut également approcher la richesse et l’opulence selon ces quatre approches.
Une première approche délimite une pauvreté « absolue » : un seuil de ressources, qui ne varie pas en fonction des évolutions de la richesse, en dessous duquel on est compté comme pauvre. C’est l’option suivie aux Etats-Unis depuis la fin des années 1950. L’idée sous-jacente est de convertir en montant monétaire ce qui est nécessaire pour pouvoir, a minima, se nourrir, se vêtir, habiter. Cette option, absolue, a également été retenue pour le calcul, par les institutions internationales, du nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté dans le monde (disposant quotidiennement de moins de 1,9 dollar de pouvoir d’achat). Symétriquement, une approche absolue de la richesse ne doit pas faire référence à la distribution des revenus et des positions sociales. Une définition, semble-t-il proposée par un membre fondateur de la dynastie Rothschild, pourrait être de vivre des intérêts sur les intérêts de son capital. Mais une approche plus large, par exemple de vivre des seuls intérêts sur son capital, est certainement recevable. L’approche est, toujours, conventionnelle.
Un deuxième genre porte sur la pauvreté ou la précarité « administrative ». Sont pauvres, en France, les personnes qui bénéficient des prestations visant à atténuer la pauvreté (principalement les minima sociaux de type RSA, minimum vieillesse, etc.). Symétriquement, sont riches les personnes délimitées administrativement comme riches, par exemple lorsqu’elles vivent dans des ménages assujettis à l’Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI). Le nombre de riches et de pauvres dépend alors, au premier chef, du barème des prestations sociales et de la fiscalité[1]. Encore une fois, il y a là une convention dont on peut discuter les fondements et les montants. Pour un chiffre sur la « pauvreté administrative », on peut recenser le nombre d’allocataires des minima sociaux. Fin 2020, on compte 4,5 millions d’allocataires, soit, avec les conjoints et les enfants, environ 7 millions de personnes concernées (soit 11% de la population). Cette approche « administrative » peut être décriée comme « bureaucratique ». Elle est particulièrement sociologique car elle correspond finalement assez bien à ce que le grand sociologue Georg Simmel (Les Pauvres, 1907) avançait comme définition : « Les pauvres, en tant que catégorie sociale, ne sont pas ceux qui souffrent de manques et de privations spécifiques, mais ceux qui reçoivent assistance ou qui devraient la recevoir selon les normes sociales. Par conséquent, la pauvreté ne peut, dans ce sens être définie comme un état quantitatif en elle-même, mais seulement par rapport à la réaction sociale qui résulte d’une situation spécifique ».
Une troisième famille méthodologique s’intéresse à la pauvreté « relative ». Les pauvres vivent avec des revenus et/ou dans des conditions de vie sous un certain seuil défini en fonction de la distribution des revenus et/ou des conditions sociales. Cette famille est la plus nombreuse dans la mesure où l’on peut distinguer trois sous-familles.
Dans un premier cas, totalement relatif, on estime que les pauvres sont les 20% (ou les 10% les moins riches). Cette définition a les vertus de la simplicité. Elle ne permet cependant pas de mesurer des progrès en matière de diminution du taux de pauvreté puisque, par construction, il est fixe. Symétriquement, pour la richesse, ce sont les 20% (ou les 10% les plus aisés).
Une deuxième sous-famille, la plus classique maintenant en France et dans l’Union européenne, approche la pauvreté à partir d’un seuil monétaire. Le seuil le plus souvent utilisé est à 60% de la médiane des niveaux de vie (c’est-à-dire des ressources des ménages provenant de toutes les sources – salaires, prestations, revenus du capital, etc. – dont sont soustraits les impôts directs). Ce seuil atteint, en 2020, environ 1100 euros mensuels pour une personne seule, 2300 euros pour un couple avec deux enfants. Ce seuil de 60% du revenu médian est discuté, et des experts lui préfèrent des seuils à 50% ou à 40% du revenu médian, ceci permettant d’approcher une pauvreté plus réduite mais plus intense[2]. De l’autre côté, ce montant d’environ 1100 euros comme seuil de pauvreté correspond à ce que les Français, dans certaines enquêtes d’opinion, estiment, en moyenne, comme revenu net en dessous duquel un individu peut être considéré comme pauvre[3]. Il est, en tout cas, important d’avoir à l’esprit que la mesure de la pauvreté monétaire relative est extrêmement sensible au seuil choisi. Avec un seuil à 60% de la médiane des niveaux de vie, on compte plus de 2 millions d’enfants pauvres (i.e de mineurs vivant dans des ménages sous le seuil de pauvreté. Avec un seuil à 50% on ne compte que 1 million d’enfants pauvres. Plus largement, avec un seuil à 60%, on recense un peu moins de 10 millions de pauvres ; avec un seuil à 50%, un peu plus de 5 millions. Une variation dans le seuil double ou divise donc par deux la pauvreté. Pour l’analyse symétrique de la richesse, certains experts proposent un plancher à 150% ou 200% de la médiane des niveaux de vie.
Une troisième sous-famille « relative » a trait aux conditions de vie. Une liste de biens et services (nombre de repas avec de la viande, accès à un téléviseur, vacances, sanitaires dans l’habitation, etc.) que l’on estime nécessaire est établie. On mesure la proportion des ménages qui ne disposent pas d’un certain nombre de ces éléments (trois ou quatre parmi neuf). Les personnes composant ces ménages sont dites pauvres en conditions de vie, ou bien en situation de privation matérielle. Bien entendu, rappelons-le encore et encore, tout ceci est conventionnel donc infiniment discutable[4]. Le sujet du smartphone est ici important. Sa possession était signe d’aisance à la fin des années 2000. Son absence, au début des années 2020, est signe de pauvreté.
Une dernière approche, directe, de la pauvreté, appelée pauvreté « ressentie », ou « subjective », consiste à demander aux gens s’ils se considèrent actuellement comme pauvres ou exclus, ou s’ils considèrent avoir vécu, au cours de leur vie, une telle situation. Symétriquement, il suffit de demander aussi, en population générale, si les personnes interrogées se considèrent riches. Pour la pauvreté, les résultats sont généralement édifiants. En 2021, 35% des personnes interrogées, estiment, dans le baromètre IPSOS/Secours Populaire, être en situation de pauvreté actuellement ou bien avoir déjà connu une telle situation. Elles étaient 30% en 2009, mais 41% en 2013. Dans l’enquête barométrique menée par le ministère des Affaires sociales, il ressort plus d’un tiers des Français s’estimant aujourd’hui pauvres ou pensant le devenir dans les cinq prochaines années.
Opinions sur le risque de pauvreté
« Vous personnellement, pensez-vous qu'il y a un risque que vous deveniez pauvre dans les cinq prochaines années ? » (en%)
Source : Ministère des Affaires sociales, DREES
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[1]. En incise, soulignons tout de même que si la pauvreté s’estime généralement en fonction du revenu, la richesse s’apprécie plus communément en fonction du patrimoine.
[2]. Voir, en particulier, les différents travaux et prises de position de Louis Maurin, directeur de l’Observateur des inégalités (www.inegalites.fr). L’OCDE fait également ce choix du seuil dit « à 50% ».
[3]. Voir les sondages menés maintenant tous les ans par Ipsos pour le Secours Populaire sur les Français et la pauvreté.
[4]. Pour continuer sur ces sujets, on peut renvoyer, autant pour discuter des définitions et s’informer des données, aux deux sites de la statistique publique nationale et européenne : www.insee.fr ; www.epp.eurostat.ec.europa.eu