Les bonnes raisons des SDF edit
Tous les ans, au retour de l'hiver et du froid, ce sont les mêmes ritournelles et les mêmes étonnements. Il fait froid. Il y a des SDF dans les rues. Ils risquent de mourir de froid. Donc, chaque année les pouvoirs publics, aiguillonnés par les associations, s’agitent. On fait une réunion à l’Elysée. Le Premier ministre passe une soirée dans un minibus du Samu Social à Paris. En réponse, les associations, qui demandent cette mobilisation exceptionnelle, dénoncent cette politique dite du thermomètre consistant à réagir dans l’urgence. Les places d’hébergement ouvertes en hiver en urgence sont donc « pérennisées », c’est-à-dire ouvertes toute l’année. Et à l’hiver suivant, on recommence.
Tous les ans, parmi les étonnements réitérés à l’égard de la question SDF, une sorte d’énigme : pourquoi certains des SDF refusent-ils d’être pris en charge ?
Une partie d’entre eux refusent, en effet, les services proposés pour les aider. Le problème se pose de manière criante lorsqu’en période de grand froid, certains mettent de la sorte leur vie en péril. Ces rejets sont souvent le fait des personnes visiblement les plus en difficulté, pour lesquelles ont été légitimés et montés depuis une trentaine d’années les services chargés de traiter les problèmes dits de « grande exclusion ». Ce constat fait l’objet d’une large couverture médiatique. En revanche, les raisons de ce refus sont rarement analysées en profondeur.
Le constat des refus et des rejets de prise en charge est quotidien. Les équipes des services mobiles comme les Samu Sociaux, les équipes pédestres de prévention spécialisée ou de bénévoles assurant des tournées de « maraude » auprès des sans-abri d’un quartier, sont chaque jour confrontées à des SDF qui déclinent, de manière plus ou moins virulente, les propositions d’aide qui leur sont faites. Ils peuvent accepter un café, une couverture, un repas, mais ils refusent d’aller dans un centre d’hébergement ou de monter dans un bus qui pourrait les y acheminer. Souvent, parmi les personnes retrouvées mortes dans la rue, se trouvent des SDF contactés plusieurs fois dans les heures mêmes qui ont précédé leur décès. Mais ils ont toujours décliné les offres de prise en charge.
Un cadre sociologique pour comprendre de tels refus
La sociologie classique, distincte du charabia contemporain, peut permettre de pousser l’hypothèse de la rationalité de tels comportements, au premier abord aberrants. Dissipons d’emblée une équivoque, mille fois dénoncée et pourtant mille fois reprise. Il ne s’agit pas de considérer le sans-abri comme systématiquement doué de totale raison, mais, méthodologiquement, de chercher ce qui, pour l’acteur social SDF, fait sens.
Cette perspective « rationaliste » ne se limite pas à la seule rationalité instrumentale et ne consiste pas à ne révéler que l’utilité espérée des agissements des SDF. Comme pour d’autres acteurs sociaux, l’explication des comportements des SDF doit prendre en compte d’autres types de rationalité. Les travaux de Raymond Boudon dans la suite des analyses weberiennes, distinguent des dimensions instrumentales, limitées, cognitives et axiologiques de la rationalité.
Les SDF, dans leur vie quotidienne (et, au fond, comme tout un chacun) visent des fins (rationalité instrumentale) : accéder à un équipement, bénéficier d’une prestation. Il est également important d’avoir à l’esprit que les SDF doivent choisir où aller, où demander, où se reposer, en fonction d’une offre de services dont les délimitations ne sont même pas connues des services administratifs. Leurs choix ne peuvent donc être liés à une réelle maximisation de leurs intérêts, mais plutôt à une recherche de solutions satisfaisantes (rationalité limitée). Par ailleurs les SDF se trouvent certainement face à un manque d’informations, mais ils se trouvent surtout dans des situations qui ne peuvent pas être résolues simplement. Il leur faut développer des théories pour expliquer leurs propres conditions et tenter d’en sortir. Pour décider de leurs activités quotidiennes et de leurs (éventuelles) stratégies à plus long terme, il leur faut élaborer des croyances, auxquelles ils adhèrent, et dont l’observation permet de comprendre leur fonctionnement (rationalité cognitive). Enfin, comme tous les autres acteurs sociaux, les SDF ont des opinions, des idées et des valeurs. Celles-ci les poussent à effectuer des choix raisonnés – qui peuvent parfois être mal compris (par exemple refuser d’être hébergé pour préserver sa dignité, plus que son intégrité) – dans leurs contacts avec des services de prise en charge (rationalité axiologique).
Au total, considérer que les SDF ont des intérêts, mais également des idées et des principes, c’est bien voir en eux des acteurs sociaux. Ce postulat permet une véritable compréhension de la question SDF, bien plus approfondie que ce que permettent des approches limitées à des constats de maladies mentales, de « désocialisation », ou de sous-culture particulière.
Le postulat de rationalité est une optique humaniste qui ne fait pas des SDF des agents totalement dominés, aux capacités d’actions si restreintes qu’elles ne mériteraient pas d’être étudiées dans le détail. Un tel postulat reconnaît la plus éminente dignité aux personnes considérées comme « les plus en difficulté », rejoignant en cela le souhait de nombreux militants de la lutte contre la grande pauvreté.
Des refus qui ont des raisons différentes
Les analyses des refus de prise en charge passent assez souvent par des explications plutôt sommaires qui portent sur les comportements des SDF auxquels on associe des troubles psychiques spécifiques à leur situation. Les personnes refuseraient la prise en charge car elles seraient dans des situations telles qu’elles ne seraient pas capables d’imaginer les bénéfices qu’elles pourraient tirer des différents services. Cette explication, en termes pathologiques, a certes son intérêt mais elle paraît lacunaire car elle n’explique pas, loin de là, toutes les situations.
Plutôt que de plaquer des notions vagues et contestables comme la « mort sociale », la « maladie du lien », ou la « grande exclusion », pour expliquer ces rejets, il est bon de prendre en considération, avec sérieux, les contextes de ces refus, en écoutant les raisons signalées par les SDF pour les justifier. Ces raisons, proposées par les personnes sans-abri ou par celles qui viennent à leur aide, peuvent être très variées : violences dans les centres, rigidité des règles, contraintes de la vie collective, manque d’informations, humiliation, etc.
La non acceptation des secours peut ainsi s’expliquer par des raisons qui n’ont rien à voir avec des troubles psychiques. Les personnes sans-abri ont de « bonnes raisons », du point de vue d’utilisateurs, passés ou potentiels, des services, et les énoncent d’ailleurs assez aisément quand on leur en parle.
Des SDF refusent la prise en charge car ils craignent les conséquences d’un passage par un centre d’hébergement : séparation d’un couple, violence pendant la nuit, repérage par la police. Il s’agit d’une rationalité instrumentale : les refus peuvent se comprendre car ils ont leur utilité.
Par ailleurs, la plupart des SDF ont une existence quotidienne qui a ses régularités et ses logiques. Le bricolage de leurs actions et de leurs projets peut venir en contradiction avec les propositions et les prestations de l’action publique. Quitter un quartier dans lequel on est établi comporte le risque de ne plus pouvoir retrouver une place ou des affaires laissées sur cette place. Il s’agit d’une rationalité limitée, les personnes concernées ne pouvant avoir une connaissance exacte de ce qui va se passer.
Il faut également considérer que les SDF, engagés depuis quelques années dans ces difficultés, ont des préférences, des idées, des croyances qui se sont établies au cours du temps. Ayant constaté l’inefficacité, voire la dangerosité, du passage par certains services, ils peuvent développer une argumentation sensée, reposant sur des théories très critiques vis-à-vis du système de prise en charge. Prendre en compte cette dimension cognitive de la rationalité, c’est accorder aux SDF le statut d’acteurs sociaux capables d’analyser, sans pour autant totalement maîtriser, leurs expériences.
Enfin, il importe de rappeler que les SDF ont certes des idées et des objectifs mais qu’ils ont aussi des valeurs. Ne pas supporter la promiscuité, souhaiter conserver une dignité, refuser d’être repéré, même après des années, comme un SDF, sont des éléments d’une rationalité axiologique qui permettent de comprendre le fait de ne pas se présenter aux portes des services d’assistance ou de repousser les services mobiles. Au total, le non-recours, le refus et le rejet peuvent provenir de choix tout à fait raisonnés.
Que les SDF aient ainsi des « bonnes raisons » de ne pas solliciter ou de ne pas accepter les services et prestations de prise en charge ne signifie pas qu’ils aient raison de le faire. Il s’agit seulement ici de comprendre pourquoi ils peuvent le faire.
En réalité deux problèmes distincts
Que faire ? Le sujet n’est pas aussi compliqué qu’il paraît. Il suffit de le décortiquer et le recomposer, car le « déconstruire » relève d’une sophistication rhétorique inutile. Ainsi se profilent deux problèmes différents, qui appellent deux réponses différentes.
La pathologie mentale. Certains sans-abri à la rue – tous les observateurs le signalent à longueur de temps – présentent des troubles importants. Ils sont incapables de juger de leur situation. Celle-ci ne s’améliorera pas à la rue. Il faut probablement pour eux – la question sensible étant de les distinguer des autres – revoir les modalités d’hospitalisation d’office et d’hospitalisation à la demande de tiers, pour qu’ils soient efficacement pris en charge. Il ne sert à rien de se lamenter sur les SDF et leurs troubles psychiques comme on le fait depuis des années. Si tel est bien le cas, il faut agir et protéger. La contrainte est nécessaire.
L’inadaptation des centres. Incontestablement nombre de sans-abri ne trouvent pas dans les centres ce qu’ils souhaitent. Il peut s’agit d’insuffisance sanitaire, de promiscuité excessive, de dangers objectifs. Les milliards d’euros consacrés à l’accueil d’urgence et à son amélioration depuis des années mériteraient d’être sérieusement évalués… On doit pouvoir faire mieux.
Tous ces sujets sont certes sensibles et compliqués. Ils peuvent néanmoins bien se résumer à ces deux situations. Dans les deux cas il semble inconvenant de ne pas imaginer que le recours à une certaine forme de contrainte, ou au moins de directivité, soit nécessaire. Ne pas l’admettre relève d’un dangereux angélisme.
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