Manipulations russes: l’épreuve de vérité pour les réseaux sociaux edit
Aux États-Unis, les enquêtes sur l’intervention de la Russie dans les élections présidentielles américaines se poursuivent à un rythme accéléré et personne, même dans le camp républicain, ne conteste plus le rôle qu’a joué Moscou. Toutefois, à mesure que les révélations s’accumulent, le débat se centre de plus en plus sur le fonctionnement et les responsabilités des plateformes numériques, non seulement outre Atlantique mais aussi en Europe. En effet, au fil des mois, les investigations des commissions spécialisés de la Chambre et du Sénat ont montré que les estimations initiales sur l’ampleur de la campagne d’intoxication étaient très inférieures à la réalité, ce qui conduit tous les observateurs à se demander comment cela fut possible et par quels moyens on peut éviter le renouvellement de pratiques que bien d’autres acteurs que les Russes risquent d’employer.
Une grande variété de manipulations
Le site d’information Axios a fait le point sur les différentes formes de tromperie qui ont envahi l’espace d’Internet. Il a pu s’agir de messages envoyés sous de fausses identités ou, parfois par piratage du courrier de vraies personnes. Une forme intermédiaire a consisté à utiliser des noms proches mais légèrement différents de personnalités célèbres de façon à introduire la confusion pour des lecteurs peu attentifs.
Une autre démarche qui s’est révélée très efficace a consisté à diffuser des informations ciblées susceptibles d’accroitre les tensions entre communautés. Ce fut le cas par exemple de soutiens aux mouvements noirs extrémistes envoyés à des internautes blancs du Middle West, une région susceptible de basculer en faveur de Trump ou de messages en faveur de suprématistes blancs destinés aux minorités noires ou hispaniques. Certes, ce type d’informations était déjà alimenté par des sites autochtones mais l’opération menée par des groupes financés par les Russes, baptisés les « troll farms » leur donna une force beaucoup plus grande et, surtout, exploita avec beaucoup plus d’efficacité des datas collectés grâce à divers piratages par des hackers très expérimentés ou, plus simplement, par une analyse des données publiques des réseaux sociaux.
Comme l’a montré J. Albright, un chercheur de l’université Columbia, à partir de l’étude de six sites ou pages sur Facebook créés par ces troll farms, leur impact a été beaucoup plus important que les simples messages publicitaires (3000 au total) acquis par des entreprises proches des Russes. Albright a estimé à plus de 19 millions le nombre d’échanges entre internautes généré par ces seuls six sites de Facebook. Or, on a détecté 470 pages suspectes sur le réseau social. Le chercheur de Columbia en conclut que le total des échanges entre internautes à partir de ces pages a représenté plusieurs centaines de millions et a donc concerné des dizaines de millions d’électeurs. La publicité payante n’a été utilisée que dans un second temps, une fois les publics bien identifiés et sensibilisés à ce type d’information.
Tous les réseaux sociaux sont concernés
Pendant plusieurs mois, l’attention des parlementaires et des médias s’est concentrée sur Facebook, obligeant son patron, Mark Zuckerberg à reconnaître une part de responsabilité et à fournir des informations qu’il avait jusque-là gardé secrètes. Or, la poursuite des investigations a révélé que ces opérations de manipulation de l’opinion avaient été tout aussi fréquentes sur les autres plateformes. Google a été contraint d’admettre que sa filiale Utube avait elle aussi été envahie par des milliers de spots vidéo d’origine douteuse sans que les responsables s’en formalisent dans la mesure où leur priorité est de collecter une audience maximale. Ce fut ensuite le tour de Twitter, très discret jusqu’alors, de reconnaître qu’une désinformation massive avait été nourrie pendant la campagne électorale par des tweets nombreux et largement repris. Même des réseaux sociaux réservés à un très jeune public, comme Instagram et Snapchat ont été contaminés dans des proportions qui restent à définir. Du coup, les dirigeants de ces différents groupes ont été convoqués par les commissions parlementaires et requis de fournir tous les éléments sur ce qui apparait comme une opération de cyber guerre d’une ampleur insoupçonnée mais dont le coût financier pour les donneurs d’ordre russes a été relativement modeste.
Cet ensemble de révélations conduit à poser deux questions : est-ce que des manœuvres similaires se sont produites en Europe et, surtout, quelles mesures réglementaires peut-on prendre pour que les réseaux sociaux assument dans la transparence leur responsabilité éditoriale ?
Sur le premier point, on dispose d’indices qui confirment que des actions ont été menées notamment à l’occasion des présidentielles françaises et des législatives allemandes mais aucune enquête exhaustive n’a été engagée, ce qu’on peut regretter. Plus récemment, un député britannique a demandé que son gouvernement fasse le point sur les influences étrangères lors de la campagne en faveur du Brexit, un sujet qui est aujourd’hui tabou pour la classe politique britannique.
L’assimilation des réseaux sociaux aux médias
En revanche, la question du statut des réseaux sociaux redevient d’actualité et il parait évident que les Parlements nationaux et l’Union européenne devront prendre des décisions ces prochaines années.
La position de Facebook, Google et Twitter est claire : ce sont des plateformes au service des usagers qui ne disposent pas des équipes rédactionnelles composées de journalistes professionnels qui justifieraient leur assimilation aux médias traditionnels. On ne peut donc en aucun cas les qualifier de publications. Cet argument a permis à Mark Zuckerberg de refuser pendant un temps d’indiquer l’origine des commandes de publicité politique alors qu’aux Etats Unis, les médias doivent rendre publique cette origine.
La qualification de médias permettrait cependant de régler un certain nombre de problèmes qui aujourd’hui sont presque insolubles. Ce que demandent l’opinion et les politiques, c’est un contrôle plus sérieux et plus efficaces des fausses nouvelles et des manipulations de tous ordres. Facebook et Google se sont engagés à le faire selon des critères et avec des moyens humains sur lesquels ils restent très discrets. Il serait donc plus conforme aux règles démocratiques de les soumettre aux mêmes contraintes juridiques des médias en donnant à la Justice le droit d’examiner des plaintes d’usagers et de prendre d’éventuelles sanctions, comme on le pratique pour la presse.
Dans cette hypothèse, on n’interdirait pas un contrôle a priori réalisé par les réseaux sociaux, de même que la rédaction en chef d’un journal vérifie avant publication le sérieux d’une analyse ou d’un reportage. On créerait en revanche une motivation supplémentaire en faveur de ce contrôle. Ce qui motive en effet les rédacteurs en chef, outre leur éthique de l’information, c’est la crainte d’une procédure longue et coûteuse en cas de condamnation par les tribunaux.
On y gagnerait aussi en clarté. Certains commentateurs américains ont en effet fait valoir qu’il peut être dangereux de laisser les responsables de Facebook ou de Twitter décider de l’usage d’une liberté fondamentale, le droit d’information sans disposer d’un cadre législatif appliqué éventuellement par les tribunaux. En Europe, le défi est le même alors qu’il existe à la fois une législation et une jurisprudence qui permettent aux responsables des médias traditionnels de faire des choix raisonnables.
Dans ces conditions, on peut paradoxalement se réjouir des récentes interventions russes aux Etats Unis et en Europe. Elles ont fourni l’occasion d’engager une réflexion de fond sur la révolution de l’information qu’entraine l’essor extraordinaire des multiples plateformes qui se sont déployées jusqu’à présent dans un no man’s land juridique. Il est temps de mettre fin à une situation dangereuse pour la démocratie.
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