Raffaele Simone et la grande migration edit
Philosophe et linguiste, Raffaele Simone, professeur à l’université de Rome 3, a publié depuis une dizaine d’années quelques-unes des réflexions les plus percutantes sur la modernité démocratique. On citera en particulier, traduits chez Gallimard, Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? (2010) et Si la démocratie fait faillite (2016). La parution au printemps dernier de La Grande Migration et l’Europe s’inscrit dans la même veine. N’étant pas un professionnel des sciences sociales, il écrit des essais, certes fondés sur la connaissance des travaux de recherche et sur la réflexion, mais qui sont exempts du jargon des spécialistes. Il n’entend ni condamner ni célébrer ce qu’il appelle, sur le modèle de la Grande Transformation de Karl Polanyi, la grande migration. Il la prend comme un fait dont il essaie d’analyser les caractéristiques et les effets à moyen terme sur les sociétés démocratiques. Il devrait attirer l’attention et le respect des sociologues. Le silence ou l’hostilité qui ont accueilli son dernier livre ne sont malheureusement qu’un révélateur de la faiblesse de la discussion scientifique sur les grands enjeux contemporains. Il faut dire que l’auteur cumule les handicaps : sa langue est claire, ses raisonnements limpides, sa documentation complète, son engagement évident. Mais, dans la gauche divisée en Italie comme en France entre « identitaires » et « républicains », il appartient au second courant. Il refuse au nom de la raison et de sa vocation universaliste de céder à la nouvelle orthodoxie qui consiste à affirmer le bien-fondé absolu de toute immigration, et le refus d’en discuter. S’agissant des migrations, ceux qu’il nomme le « Club radical » diffusent la bonne parole, définissent le Bien, à savoir la générosité, la douceur et l’accueil généralisé, prônent un « multiculturalisme » qui, au nom de l’ouverture, consiste à céder à toute les demandes des immigrés, y compris celles qui sont directement contradictoires avec les valeurs démocratiques – faute de quoi on serait « raciste », « d’extrême-droite » ou même « fasciste ».
Simone assume le risque d’être ainsi dénoncé. Il entend traiter de manière analytique le phénomène massif qu’a été en 2015-2016 la migration de populations nombreuses venues d’Afrique sub-saharienne et du Moyen Orient, très majoritairement de culture musulmane. C’est pour lui un phénomène « fatal » (ce que j’aurais traduit par « providentiel », au sens de Tocqueville), c’est-à-dire irrésistible, riche d’interrogations et surtout de conséquences sur des sociétés sociales-démocrates aussi précieuses que fragiles. Les politiques adoptées par les gouvernants européens ont consisté à réagir à court terme sans penser le moyen terme, sans parler du long terme. Or il importe d’introduire une temporalité qui dépasse le court terme. Dans des sociétés fragiles, l’arrivée de populations peu qualifiées pour l’économie moderne, animées par des ressentiments envers les anciennes puissances coloniales, pétries de modes de vie et de conceptions différentes de celles des démocraties – un chapitre consacré aux conceptions de la femme illustre ce propos – ne s’intégreront pas comme l’ont fait dans le passé les vagues migratoires d’Européens venus de l’Europe du sud ou de l’Est vers l’Europe occidentale. Ils sont en train – ou en tous cas ils risquent - de former un prolétariat marginalisé, dépendant exclusivement des aides sociales ou des réseaux mafieux, ignorant des pratiques démocratiques, hostile aux valeurs de la société d’installation (à juste titre l’auteur refuse le terme de société d’accueil) et finalement dangereux pour son équilibre, par définition précaire. Qu’on ne voie là aucun « racisme » de l’auteur, il s’agit de comprendre une situation politique.
Celle-ci va nourrir, dans une spirale vicieuse, les sentiments de frustration et d’hostilité des natifs qui risquent de passer de la xénophobie – définie par Simone comme l’attitude, propre aux humains comme à tous les mammifères, caractérisée par la peur devant l’étranger, l’étrangeté et l’inconnu - au racisme qui tend à déshumaniser ses victimes. L’auteur explique ainsi le mouvement des électeurs les plus modestes, eux qui cohabitent avec les populations étrangères, vers l’extrême droite, mouvement qu’on observe dans chaque pays de l’Europe occidentale, avec des formes quelque peu différentes. Même la Suède qui a construit son récit national sur sa tolérance et son ouverture généreuse aux autres a pris des mesures rigoureuses à l’égard des immigrés installés sur son territoire, en trahissant ses propres valeurs.
L’élite intellectuelle et politique, gangrenée par la honte et la culpabilité sur son passé colonial – dont l’auteur ne sous-estime pas les crimes - sous l’influence du politiquement correct, refuse de poser le problème, d’en débattre et d’adopter une politique qui ne soit pas simplement et successivement compassionnelle, puis brutale, et toujours à court terme. Ecoutons le linguiste. « Le politiquement correct est une attitude qui, comme première exigence, établit que l’on ne peut pas parler avec certains mots ou que l’on ne peut pas parler du tout d’un ensemble déterminé de thèmes, parce que le simple fait de les énoncer revient à une manifestation de haine, de discrimination et même de racisme » (p. 94, italiques du texte). Toute réflexion critique, toute interrogation sur les relations entre immigrés et natifs ou sur la contribution des immigrés à la vie économique est considéré comme « raciste » et d’« extrême droite ». En parler est en tant que tel raciste. Le décalage entre le discours positif et irénique de l’élite – tenu par le « Club radical » – et l’expérience vécue des plus modestes contribue à l’abstention politique de ces derniers ou à leur vote pour l’extrême-droite et, plus généralement, au dépérissement de la démocratie. Ne faudrait-il pas passer à l’étape de la prescription collective ?
L’auteur pose aussi directement la question de l’islam et de son expansion actuelle. La part de la population de tradition musulmane augmentera au cours des prochaines années pour des raisons démographiques. Quelle influence sur nos sociétés ? Sur ce sujet, il trouve que les réponses de tous les auteurs sont soit passionnées soit trop prudentes.
J’avoue faire partie de ces prudents. La théorie du « grand remplacement » implique que les descendants des immigrés restent les mêmes que les immigrés eux-mêmes, sans tenir compte des processus d’intégration dans la société d’installation. Or il me semble difficile de prévoir la part de la population musulmane qui s’intègrera dans la société démocratique, comme la majorité des descendants des vagues de migrants maghrébins en France, et celle, minoritaire mais active, et politiquement significative, qui se réfugiera dans un islam décontextualisé et radical, porteur d’une volonté politique violente et antidémocratique. La réponse est d’autant plus difficile qu’elle est liée à l’évolution géopolitique. Ce qui me paraît sûr, toutefois, c’est que l’évolution dépendra de la volonté des citoyens des sociétés d’installation de penser les problèmes tels qu’ils se posent, de faire vivre et de défendre leurs propres principes contre ceux qui veulent les détruire. Si les démocrates ne croient plus à leurs propres valeurs, s’ils continuent à développer cette « inversion des valeurs » (Simone) qui aboutit à trahir celles qui fondent les principes républicains, la grande migration n’aura fait que révéler les fragilités démocratiques et accélérer un processus de déclin dont nous serons les principaux responsables. En analysant l’écart qu’il juge abyssal entre le monde démocratique et le monde musulman, Raffaele Simone n’est pas optimiste sur l’avenir. En républicaine attardée, je veux croire à la volonté des Républicains français et à l’acculturation des descendants d’immigrés musulmans, mais je reconnais que c’est là un acte de foi.
Raffaele Simone, La Grande Migration et l’Europe, Gallimard, « Le débat », 2021 (Garzanti, 2018)
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